sexe & réalité virtuelle
Ce mois de juin 2016, au Japon, avait lieu le premier salon consacré à la réalité virtuelle et l’érotisme, pour parler par ellipse. On y a refusé du monde. Et sans doute, m’y aurait-on refusé si j’avais été sur place. Après tout, c’est fascinant tous ces godes et autres vagins artificiels qui sortent des placards. Jadis, frappé du sceau de l’infamie ou de la solitude, le dildo désormais connecté fait son entrée dans la classe des super fétiches, celle des objets interactifs. Ajoutez-y de la réalité virtuelle et c’est du transmédia, pinacle de la modernité.
En y réfléchissant bien, tous les objets interactifs ont une charge érotique, prenez l’iPhone — que l’on dit tout puissant malgré sa petite taille — et dont on tripote le verre poli toute la journée. On ne s’étonnerait pas de lire un slogan qui affirme Tu tueras ton laptop et tu épouseras ta tablette. Le marketing de la technologie et ses courbes qui prédisent le désir, l’adoption et la mort d’un produit, qu’on se le dise, c’est freudien. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter, si l’on en croit les prophètes du transhumanisme, nous sommes les organes de reproduction de la machine. Alors, autant commencer l’entraînement.
La réalité virtuelle est donc porteuse de nouvelles technologies masturbatoires. Pourtant, à ce jour, qui est encore jeune sur le marché grand public, les suppôts de l’Internet is for porn nous plongent encore dans une réalité virtuelle générique, à base de vidéos immersives pré-enregistrées avec un acteur actif, hétérosexuel et TBM. Triste d’apprendre que, plutôt que nous singulariser dans son potentiel infini, la réalité virtuelle nous uniformiserait dans une nouvelle itération d’un WASP qui serait devenu hardeur. On est encore loin de ce qu’ont pu expérimenter les pionniers de l’érotisme appareillé et virtualisé.
En attendant que la réalité virtuelle porno-industrielle fasse son coming out et plus si affinité, il ne faut pas être devin pour prédire de nouveaux onanismes superlatifs. Poursuivant sa propre loi de Moore, la sexualité par machine interposée se nourrit de l’évolution des supports médiatiques, des épaules nues de l’icône religieuse à la bande dessinée, de la VHS à Youporn et en ce qui concerne les objets transitionnels, elle suit l’évolution des outils, bois, métal, plastique, puis mécanique, électronique, wearables ; demain, les implants et la robotique. Un futur que ne renierait pas le réalisateur David Cronenberg.
Technologies humides, membranes palpitantes, électro-stimulation, en fait, l’objet interactif qui sert de mètre étalon, c’est nous les humains. Avec ce dont Steve Jobs — pour les croyants — a bien voulu nous doter pour être le plus universel possible ; prises mâles et femelles, port USB pour la sensation, port HDMI pour la représentation. Seulement, le Grand Architecte se mélange parfois les crayons… Notre programme peut se révéler différent de ce que laisserait paraître notre design. Heureusement, il y a aussi une application pour ça : l’avatar.
Un cancérologue américain stipule que la construction du corps sophistiqué, cerveau, membres et perception, a commencé à se développer quand, aux premiers stades de l’évolution, la cellule s’est divisée. Précisément pour aller chercher l’autre — prêt à succomber au premier qui se serait inventé une paire de jambes, entre autres. Suivant cette hypothèse, le corps aurait donc été créé autour de la cellule pour remplir un dessein libidineux. J’estime que l’on retrouve cette pulsion chez l’avatar.
D’ailleurs, je l’ai vécu. En tant que patient zéro de Second Life, ce continent virtuel né en 2003 et dont le hasard a voulu que je fasse partie des premiers résidents. Il n’offrait pour toute représentation de soi qu’un avatar émasculé. Je n’en étais pas particulièrement chagriné, l’idée d’expérimenter un plaisir sexuel dans cette plateforme ne m’était même pas venue à l’idée. Pourtant, 28 millions d’avatars plus tard, les gens se pinçaient le nez en évoquant un Second Life devenu une cour des miracles du sexe. Comment expliquer une telle dérive — que j’estime, pour ma part, joyeuse et salvatrice.
Pour le comprendre, il faut se référer à ce qu’offrait le jeu vidéo au titre de l’interaction entre les joueurs. En étant un peu provocateur, je dirais « une balle dans la tête ». Oui, l’interaction physique la plus commune dans le jeu vidéo, c’est le frag. L’altérité, c’est la victime. Il aura donc fallu attendre la co-construction d’un monde virtuel, entre joueurs consentants, pour satisfaire un besoin plus primordial que se vider des chargeurs dessus. On peut y voir une certaine parenté, le pénis comme arme par destination et j’avais coutume de dire que les mondes virtuels et les jeux vidéo, c’est un peu Eros et Thanatos.
Mais revenons à Second Life et à mon avatar eunuque. Si j’y suis resté si longtemps, c’est sans doute à cause de ma première rencontre. Aux premières heures de mon exploration de ce monde en gestation, j’avais trouvé des ailes d’ange et des cornes de diable dont je m’étais affublé pour seuls attributs — j’étais déjà sans doute déjà en pleine crise dividuelle Et tandis que je m’approchais d’une maison à l’architecture sommaire, un point vert s’affichait sur la carte, synonyme de présence humaine. Planté devant le seuil, et bien que mes super sens avatariens me l’avaient déjà indiqué, je demandais timidement : Il y a quelqu’un ?
Une voix féminine — du moins, je l’imaginais, car le chat indiquait un nom féminin — me répondit : Oui attend, je m’habille. Dans Counterstike, j’aurai sans doute commandé une attaque au napalm, mais ici j’attendais le sourire aux lèvres, et je me disais : OK, je suis un tas de pixels, anonymisé qui plus est et elle aussi. Pourtant, le respect m’interdit de pénétrer à l’intérieur, et elle ressent de la pudeur. Ces questions ne posent pas dans la réalité dirigiste d’un jeu vidéo. L’expérimentation des mondes virtuels invite à reconnaître l’autre comme une manifestation du vivant, bien que sous une forme numérique primitive. Nos avatars semblaient ainsi prêts à faire société.
Rapidement, les plus créatifs d’entre nous inventèrent des systèmes pour se congratuler, s’étreindre, danser en couple ou s’embrasser et finalement faire l’amour. Entre avatars humanoïdes, avatars humanoïdes transgenres, puis interespèces pourquoi pas. Chacun disposait d’attributs spécifiques que l’on pouvait trouver dans des boutiques spécialisées dans les organes génitaux. Quoi de plus banal pour une sortie en amoureux ? Les innovations suivaient les besoins qui se faisaient jour dans le cours naturel des relations qui se tissaient peu à peu chez les habitants, puis ceux des communautés spécifiques qui venaient trouver refuge dans la plateforme.
Second Life faisait état dans sa communauté de pratiques sexuelles audacieuses, voire franchement déviantes. L’avatar porte en lui la frustration de son immatérialité et se consume parfois sur l’incandescence de son désir. Je n’y cédais pas vraiment, préférant documenter mes rencontres. Mais alors que je photographiais des avatars de plus en plus sophistiqués, je sentais que mon désir prenait le pas sur ma curiosité journalistique. Je n’avais jamais éprouvé d’émoi sexuel envers les avatars d’emprunts que l’on pouvait trouver dans les jeux vidéo, mais ici les avatars fabriquaient eux-mêmes leur apparence et bombardaient mes neurones d’une communication non verbale qui semblait dire « Aime-moi ». Aucun détail de l’avatar n’échappait à la sagacité narcissique, tout simplement parce que c’était possible.
Au cours de séances photo interminables, je cherchais à capturer l’instant où l’humanité du modèle se manifesterait au travers de son substitut numérique. J’y prenais beaucoup de plaisir, partagé, je crois. Je développais une sensibilité, à l’image de la pellicule impressionnée par la lumière, je me faisais témoin de la détermination des avatars à faire exister leur identité. Aujourd’hui les photos ont vieilli par rapport à l’évolution des normes esthétiques de la plateforme et je suis surpris d’avoir pu ressentir un tel désir à l’époque. J’en conclus que sans la présence instantanée de son hôte, l’enveloppe de l’avatar s’éteint comme un gisant et je ne saurais dire si le vivant s’incarne uniquement dans le regard de l’observateur. Ce qui laisse de belles perspectives à la machine à nous envoyer des leurres.
Toutefois, je pense que le désir trouve sa voie même au-delà des supports de représentation. J’ai été surpris de constater la créativité que pouvaient développer les joueurs pour mimer une sexualité dans des environnements qui ne s’y prêtaient pas vraiment, notamment des jeux vidéos. Les joueurs détournaient telle posture ou telle animation pour avoir l’opportunité de s’accoupler symboliquement dans leur territoire d’élection. Que se soit dans World of Warcraft ou même des environnements peuplés d’avatars primitifs, je ne serais pas surpris que Minecraft possède ses propres rites. Mais l’intérêt d’une plateforme créative telle que Second Life, c’est que la direction artistique n’est pas centralisée par quelques développeurs qui livrent un produit fini à la dévotion de ses utilisateurs.
De fait, les outils de séduction étaient et sont encore en constante évolution dans Second Life, et ce savoir-faire n’est pas uniformément réparti, de nouveaux éléments inventés, ici ou là, cheminent en vertu d’une lente viralité. Ici, un avatar porte des cheveux souples, là une démarche, une robe, une couleur de peau. De nouveaux chocs esthétiques pour les uns, sensuels pour les autres. Sans rejoindre les rangs de ceux qui trashaient leurs avatars d’un jour dans des zones où se pratiquait une sexualité frénétique, je confesse quelques ébats avec des partenaires dont je ne savais pas vraiment qui se trouvaient derrière et précisément, c’était une étiquette. WYSIWYG (What You See Is What You Get), ne pas s’enquérir au-delà de l’identité sous laquelle se présente l’avatar.
Ne pas connaître la vraie nature de mes partenaires me permettait d’y projeter ce que je désirais. L’avatar est un canevas et j’étais moi-même un canevas offert à l’autre. Si la réalité virtuelle possède la vertu de donner vie aux concepts, et donc dans un registre sexuel, aux fantasmes, à mon sens, elle va plus loin. La différence essentielle entre le rêve et la réalité, c’est que cette dernière est partagée. La réalité virtuelle possède donc une caractéristique supra identitaire. C’est peut-être ici qu’il faut chercher ce qui est propre à pimenter nos désirs au-delà du réel. Autrement dit, une réalité virtuelle dans un contexte social qui appelle de vraies expériences. Sa contribution par rapport à une relation charnelle, c’est l’abolition d’un certain nombre de facteurs qui freinent la relation ; la distance, le genre, les critères sociaux.
Certains pensent que la réalité virtuelle affranchit aussi de la morale. S’il s’agit de la moralité des prélats, sans doute, mais il ne faut pas penser la réalité virtuelle comme un espace exclusif, à l’abri de toute moralité. Ce serait faire insulte à ceux qui la partagent avec soi et qui ont peut-être un autre avis sur la question. La réalité virtuelle peut être vecteur de discrétion, de subdivision d’avec le réel dans le creuset machinique, mais c’est aussi l’un des rares espaces informatiques qui offrent une telle palette d’expression aux humains et qui multiplient, de fait, les liens de causalité avec le réel.
Prenons l’exemple du ghosting, pratique qui consiste, après avoir éveillé les sentiments d’une personne, à disparaître du jour au lendemain en profitant de l’intracabilité de l’avatar. Certains poussent le vice à réapparaître sous une identité alternative dans le cercle de l’éconduit pour constater sa souffrance. Ce n’est plus l’exclusivité des mondes virtuels, le ghosting sévit aussi sur les réseaux sociaux. C’est l’une des raisons qui a vu se développer le roleplay dans Second Life, qui consiste à explorer les relations dans un contexte scénarisé. Ce qui se passe à Vegas reste à Vegas. Si la réalité virtuelle favorise le développement de nouvelles formes de souffrance amoureuses, certains pensent qu’elle pourrait aussi, un jour, offrir plus de possibilités qu’une simple rencontre carnée.
Philip Rosedale, le créateur de Second Life, n’est plus à la tête de cette plateforme, mais il imagine toujours le futur des communications via des dispositifs virtuels et évoque la possibilité de faire apparaître les émotions, au moyen de capteur EEG par exemple. Une machine à sonder les cœurs amoureux. Si vous refusez cette idée, d’autres la réaliseront à votre place. Parmi les pionniers qui ont profondément transformé la sexualité au travers des substrats technologiques, on compte ceux qui considéraient que c’était la seule issue à leur épanouissement sexuel, pour cause de handicap, d’isolement, de surpoids, d’identité contrariée ou que sais-je ? Considérons ceci, la prosthétique s’est développée pour traiter le handicap et servira demain à augmenter l’homme. Que de nouvelles formes de sexualités, satisfaisantes à terme pour tous, naissent sous la gouverne de ceux qui en étaient exclus, voilà une belle idée.
Nicolas Barrial
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016