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    Ars Electronica

    Interview de Gerfried Stocker

    En 1991, Gerfried Stocker, artiste des médias et ingénieur en télécommunications fonde x-space, une équipe destinée à mener des projets pluridisciplinaires et produire des installations et des performances qui incluent des éléments d’interaction, de robotique et de télécommunication. Depuis 1995, Gerfried Stocker officie en tant que directeur artistique d’Ars Electronica, l’organisation fondée en 1979 à Linz, en Autriche qui organise le festival du même nom dédié à l’art, la technologie et la société. À partir de 1995/96, il dirige l’équipe d’artistes et de techniciens qui développent les stratégies d’exposition innovatrices de l’Ars Electronica Center et installent sur les lieux un département de recherche et de développement, l’Ars Electronica Futurelab. C’est également lui qui conçoit et met en place la série d’expositions internationales présentées depuis 2004 par Ars Electronica et, à partir de 2005, le projet et le repositionnement thématique de l’Ars Electronica Center dans sa nouvelle version agrandie.

    Un éclairage utilisant une technologie de pointe illumine l'enveloppe de verre d'une surface d'environ 5100 M2 autour de l'Ars Electronica Center. Les bandes de LED montées au dos des 1100 plaques de verre disposées sur la façade sont programmables séparément. La luminosité et le mélange de couleurs peuvent être réglées.

    Un éclairage utilisant une technologie de pointe illumine l’enveloppe de verre d’une surface d’environ 5100 M2 autour de l’Ars Electronica Center. Les bandes de LED montées au dos des 1100 plaques de verre disposées sur la façade sont programmables séparément. La luminosité et le mélange de couleurs peuvent être réglées. Au total il y a environ 40000 diodes, une sur 4 émet une lumière rouge, verte, bleue ou blanche. Lors d’une opération nocturne ordinaire, 3 à 5 kilowatts suffisent à produire des effets spéciaux innovants. Photo: © Nicolas Ferrando, Lois Lammerhuber

    Marco Mancuso: Le Festival Ars Electronica est né en 1979 pour présenter et observer l’impact croissant des technologies sur l’art contemporain et la société dans son ensemble  — le Prix décerné à l’issue du concours mettant l’excellence à l’honneur. Le Centre en tant que lieu d’art et le FutureLab en tant que département de R&D, soutenu par un ensemble des partenaires technologiques privés ayant investi dans le projet, ont vu le jour peu de temps après. D’un point de vue historique, pourquoi tout cela est-il arrivé et comment cela s’est-il développé ? Ars Electronica semble avoir amorcé une véritable révolution au niveau de la production d’art et de culture. Il existait alors dans le monde très peu d’exemples comparables, capables d’échanges et d’exploration de l’art et de la culture des médias jusque là délaissés. Comment ce processus s’est-il articulé et quelles sont les difficultés auxquelles vous vous êtes confronté ?
    Gerfried Stocker: En 1979, le Festival for Art, Technology and Society (festival pour l’art, la technologie et la société) a été fondé en écho au Linzer Klangwolke (Son de Nuage). Le Prix Ars Electronica est né en 1987. À la fin des années 1970, il était crucial que la ville de Linz se réinvente. Dominée par la croissance rapide de l’industrie métallurgique, suite à la Seconde Guerre mondiale, Linz manquait d’infrastructure culturelle et n’était connue qu’en tant que ville industrielle polluée. À cette époque, il est devenu évident que le futur de la ville ne reposerait pas sur la transformation du fer en acier.
    C’est à ce moment que le directeur de la chaîne de télévision locale, associé à un artiste et à un scientifique, s’est mis à penser au festival, animé par la conviction que l’ordinateur allait vite devenir bien plus qu’un simple instrument technique — il allait non seulement être une force motrice pour les nouvelles technologies et les nouvelles économies, mais allait aussi avoir un impact colossal sur la culture et la société tout entière. C’était visionnaire, compte tenu de l’époque à laquelle Ars Electronica a été fondé. Ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’ils ont compris qu’un festival et un colloque sophistiqués ne suffisaient pas, mais qu’il fallait également produire quelque chose qui puisse toucher tout le monde.
    À partir de ce moment, c’est devenu notre principe directeur : regarder les sujets et les développements qui définissent notre avenir, essayer de les comprendre grâce à des artistes et des scientifiques venus des quatre coins du monde et communiquer le tout au public. Au fil des ans, nous avons mis en place une chaîne d’activités très solide — avec le Festival (et en particulier le Prix) comme source d’inspiration et d’idées; le Centre comme plateforme dédiée à l’éducation où les gens peuvent découvrir les thèmes et les technologies de l’avenir d’une manière très participative et créative; et le FutureLab, groupe de réflexion et melting-pot réservé aux créatifs, aux artistes, aux techniciens, aux développeurs, etc. — qui permettent au public d’utiliser toutes ces contributions et toute cette expérience pour générer de nouvelles idées et de nouveaux prototypes. En parallèle, nous possédons une section qui organise des expositions à travers le monde et la section Ars Electronica Solutions où nous transformons toutes ces idées créatives en produits destinés au marché.
    Ainsi, comme vous pouvez le constater, l’intégration de l’art, de la technologie et la société dépasse un simple usage plaisant de ces termes, il s’agit vraiment d’un principe directeur dans notre travail, toujours plus à même d’affronter les enjeux et les mutations de notre époque axée sur la technologie. Le seul élément sous-jacent à toutes ces activités est le point de vue et la manière artistique d’aborder les questions. Cela nous oblige à rester très proches des besoins des gens, à ne jamais perdre de vue l’importance du développement de la technologie en fonction des utilisateurs. Nous sommes ainsi beaucoup mieux préparés à affronter les aspects négatifs de l’évolution actuelle.

    Project Genesis – l'une des expositions à l'Ars Electronica Center – se déploie sur deux étages du bâtiment. Les œuvres sont regroupées en quatre ensembles thématiques: Biomédias, Hybrides Synthétiques, Ethiques de la Génétique et Science Citoyenne.

    Project Genesis – l’une des expositions à l’Ars Electronica Center – se déploie sur deux étages du bâtiment. Les œuvres sont regroupées en quatre ensembles thématiques: Biomédias, Hybrides Synthétiques, Ethiques de la Génétique et Science Citoyenne. Photo: © Tom Mesic.

    MM: Ars Electronica est un projet financé à la fois par des aides publiques (Upper Austria, ministères Autrichiens) et des partenaires privé, comme nous pouvons le constater sur la page dédiée à ce sujet sur le site Internet. Si l’on part de la vaste quantité d’écrits et d’expériences répertoriées qui traitent des   Industries Créatives, il parait aujourd’hui évident que les industries du vingt-et-unième siècle dépendront de plus en plus de la production de savoirs par le biais de la créativité et de l’innovation (Landry, Charles; Bianchini, Franco, 1995, The Creative City, Demos). Ce qui reste à éclaircir — sans doute parce que c’est moins direct — c’est la raison pour laquelle les industries privées investissent dans un centre comme Ars Electronica, ce qu’ils y cherchent, au fond, et quel est le retour sur investissement potentiel (si on le souhaite, on peut aussi parler de retour conceptuel ou de retour en arrière). En d’autres termes, quel modèle économique — culturel — de production pourrait finalement être appliqué à une plus petite échelle?
    GS: S’il vous plaît ne pensez pas que je suis impoli ou arrogant (j’essaie juste d’être clair et honnête), mais je dois dire qu’il est ridicule d’attendre une réponse à CETTE QUESTION en quelques lignes. Je pourrais rajouter à la pile de ces déclarations vides de sens qui ont déjà considérablement entamé la crédibilité des industries créatives. Il nous a fallu de nombreuses années pour développer cette pratique et il faudrait des heures pour en parler de manière suffisamment approfondie. C’est un écosystème très complexe et multi-couches qu’il faut maintenir pour solidifier un partenariat et une collaboration qui fonctionnent de manière durable entre ces domaines et leurs acteurs. Au final, la raison pour laquelle les entreprises travaillent avec nous (il ne s’agit pas de sponsoring mais de travail commun et de co-développement), c’est que, sur la base de nos 35 ans d’expérience, nous avons trouvé quelques outils permettant de faciliter ou de modérer cet échange.

    MM: À l’Ars Electonica Centre vous travaillez sur la présentation de formes d’art liminaires et expressives : de la biotechnologie au génie génétique, de la robotique aux prothèses, de l’interactivité à la neurologie ou encore des technologies de l’environnement à biologie de synthèse. Pensez-vous que des territoires spécifiques à la production de l’art des médias proche des investissements industriels vont voir le jour ? Là encore, comment l’activité des expositions de l’Ars Electronica Center est-elle liée aux stratégies et aux financements de vos partenaires industriels?
    GS: Jusqu’ici nous n’avons jamais choisi de thématiques pour un festival ou des expositions en fonction de l’investissement de telle ou telle entreprise. L’un des facteurs de notre succès (ou peut-être de la survie d’Ars Electronica), c’est que nous avons toujours été une institution culturelle gérée par la ville de Linz. Cela signifie que nous disposons toujours du financement nécessaire aux activités et responsabilités de base. Bien entendu, nous pourrions considérablement étendre notre gamme d’activités et accroître notre impact par le biais de collaborations avec le secteur privé, mais il serait toujours possible de survivre sans eux en nous cantonnant à nos activités principales. Par contre, nous ne pourrions en aucun cas survivre très longtemps si notre but ultime visait l’argent fourni par l’industrie parce que, dans ce cas, nous perdrions notre force et notre crédibilité et donc l’accès à des personnes créatives et à leurs idées… il faut comprendre le tout comme un écosystème et non comme un modèle d’affaires !!!

    Les essaims des quadcoptères de l'Ars Electronica Futurelab ont été la principale attraction au Voestalpine Klangwolke de 2012. Un public de 90 000 personnes a pu assister à un record du monde: la première formation en vol de 49 quadcoptères.

    Les essaims des quadcoptères de l’Ars Electronica Futurelab ont été la principale attraction au Voestalpine Klangwolke de 2012. Un public de 90 000 personnes a pu assister à un record du monde: la première formation en vol de 49 quadcoptères. Les quadcoptères ont également fait leur apparence à Londres, Bergen, Ljubljana, Brisbane et Umea. Par ailleurs, ils sont capables de former des fresques de lumière.
    Photo: © Gregor Hartl Fotografie

    MM: S’agissant de l’Ars Electronica Futurelab, le Labo travaille sur des domaines de recherche comme l’Esthétique Fonctionnelle, l’Écologie d’Interaction, l’Esthétique de l’Information, la Technologie Persuasive, la Robotinité (en anglais, le terme  »robotinity » est inspiré par  »humanity » NdT.) et le formidable Catalyseur de Créativité. En quoi estimez-vous que ces domaines présentent un potentiel à la fois du point de vue artistique et de l’angle commercial lié à la recherche et aux technologies ? Pensez-vous que ces questions feront un jour de partie notre quotidien, que les artistes des médias s’y référeront et qu’elles engendreront une culture productive et une valeur artistique pour être finalement récompensées par un Prix Ars Electronica ?
    GS: Oui bien sûr, ces choses-là font déjà partie intégrante de notre vie, de la culture et de la société. Ce n’est qu’en les approchant par le biais de stratégies comme la créativité catalytique que nous pourrons les aborder correctement. Pensez à la différence entre Robotique et « Robotinité », il ne s’agit pas simplement d’un jeu de langage, mais d’une tout autre approche qui permet d’appréhender les enjeux et les changements.

    MM: L’Ars Electronica Residency est un Réseau d’excellence qui comprend des organisations partenaires comme des institutions d’études supérieures, des musées, des organisations culturelles, des centre de ressources R&D du secteur public, mais aussi des initiatives et des entreprises privées. Vous déclarez qu’il s’agit du désir de mener un programme de résidence d’artiste ou de chercheur, chacun se concentrant sur un domaine spécifique pour lequel le partenaire respectif possède une expertise unique. Pourriez-vous donner un exemple concret de la façon dont un projet spécifique est né, d’où l’idée de départ est venue (des écoles, des organismes culturels ou d’initiatives privées), le fonctionnement du processus, comment les étudiants/les écoles/ les artistes/les entreprises ont été mis en relation ? Pensez-vous que la création d’une œuvre d’art, la valeur de la recherche sur une technologie donnée et la communication y afférant puissent rester totalement libres et indépendants de toute pression des entreprises et des investisseurs privés ? Comment Ars Electronica pourrait éviter un éventuel processus de transformation des arts des médias visant à plaire au grand public/au marché ?
    GS: Ici encore, je me permets de rappeler qu’il s’agit d’un écosystème ! Pour retirer des bénéfices de la créativité sans l’exploiter, vous devez travailler comme un cultivateur, si vous ne nourrissez pas votre terre, vous ne récolterez rien. Le réseau d’artistes-en-résidence est une stratégie qui consiste à remettre de la matière fertile dans le réservoir de créativité. C’est une façon extraordinaire de relier les individus et les institutions porteurs d’idées similaires, de rapprocher les techniciens et les artistes, etc, etc. Quant à la stratégie pour éviter de se vendre, là encore, j’utiliserai l’analogie avec les cultivateurs. Il est normal de vendre le fruit de sa récolte, mais si vous vendez votre terre au lieu des produits qu’elle permet de faire pousser grâce à votre expertise, alors vous devenez un agent immobilier et toutes vos compétences, votre expérience et votre culture disparaissent.

     

    interview par Marco Mancuso
    carte blanche / Digicult
    publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

     

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