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    Joanie Lemercier

    à la vitesse de la lumière

    De l’art numérique à l’art contemporain, via la pratique du VJing en solo ou au sein du label Anti-VJ, le parcours de l’artiste visuel Joanie Lemercier est un modèle de souplesse et d’adaptation. Accompagné de Juliette Bibasse, avec qui il crée le Studio Joanie Lemercier en 2013, le Français se tourne depuis trois ans vers le monde des galeries et du marché de l’art. Regard sur le parcours d’un artiste qui ne rechigne pas à mélanger les genres, surtout quand c’est pour le meilleur.

    Blueprint, installation, STRP biennale 2015. Studio Joanie Lemercier. Co-production / STRP (projet commissionné pour la biennale).

    Blueprint, installation, STRP biennale 2015. Studio Joanie Lemercier. Co-production / STRP (projet commissionné pour la biennale). Photo: © Studio Joanie Lemercier.

    Joanie, tu viens du VJing, tu es le co-fondateur du label Anti-VJ. Ta pratique a évolué, même si elle garde des traces des idées que tu développais alors. Depuis peu, tu présentes tes installations dans des galeries, comment envisages-tu cette évolution ?
    J.L. : Cela va faire dix ans que je me suis mis à faire de l’image projetée et que je travaille sur ce médium avec des vidéos-projecteurs, en explorant autour de la lumière et de l’espace. Cela fait beaucoup de choses différentes dans beaucoup de cadres différents : les galeries, les expériences autour de nouvelles scénographies, les projections sur bâtiments, etc. Quand je me retourne sur ces dix années d’activités, je réalise à quel point toute cette scène se structure quasiment au même moment. Les artistes et les projets se professionnalisent, certains sont là depuis dix ans et sont toujours actifs. Des trajectoires se rejoignent de façon étonnante, également. Ma pratique n’est pas étrangère à cette évolution. Je reste sur une ligne définie depuis mes premiers VJ sets à Bristol en 2007, tout en cherchant continuellement à la faire évoluer. Je travail toujours avec la lumière, toujours avec l’espace, c’est juste la façon de présenter ce travail, ou les lieux dans lesquels je le présente, qui diffèrent, même si au cœur du développement de notre studio avec Juliette, il y a ce désir de créer un pont entre installations pour festivals d’arts numériques et le monde de l’art et son marché.

    Mais cela ne signifie-t-il pas plus de contraintes au contraire ?
    J.L. : Plutôt qu’une contrainte, je vois plutôt ça comme le moyen d’évoluer, de me poser des questions et d’aller vers des formes et projets que je n’aurais pas forcément envisagé autrement. C’est une réflexion quotidienne que je poursuis depuis trois ou quatre ans, pour des raisons bêtement économiques d’une part, mais aussi dans une quête de pérennité et de conservation de mes travaux. J’ai fait beaucoup de projections sur façades et il est parfois ingrat de voir des mois de préparation se concrétiser en une heure de spectacle, puis disparaître sans qu’il reste rien, que ce moment fugitif. Il y a une vraie frustration à développer un langage, une scénographie, etc., et que cela soit diffusé puis oublié. Dans l’idée de me détacher des contraintes de production (matériel coûteux, durée de temps limité, environnement), j’ai voulu revenir au studio. Un projecteur léger, un crayon et une feuille, des origamis ou toute sorte de formes plus simples à créer et à entretenir. Prendre le temps de développer un vrai discours, de donner une chance aux idées et de pouvoir par là même intéresser les galeries, était une option intéressante.
    Juliette Bibasse : En ce qui concerne la direction que nous développons pour les pièces de galeries, je pense que la démarche de Joanie vient également du fait qu’auparavant on nous imposait des surfaces très structurées, avec « tant de fenêtres », « tant de colonnades », etc. Aujourd’hui, Joanie a envie de créer sa propre toile. Un support vierge sur lequel il peut projeter ce qu’il veut. C’est une démarche beaucoup plus créative puisque tu ne dépends plus des outils ou des technologies lourdes, mais de ta créativité et de ton imagination.

    Fuji (2013), Biela Noc Kosice, 2014.

    Fuji (2013), Biela Noc Kosice, 2014. Studio Joanie Lemercier. Photo: © David Hanko.

    Fuji est symptomatique de cette démarche. Peux-tu nous en parler ?
    J.L. : Fuji est un travail récent imaginé en réaction au vidéo mapping classique. J’ai réfléchi à une façon de rendre ma démarche plus simple techniquement afin de me concentrer sur le contenu narratif. C’est là que j’ai imaginé le « mapping inversé » (ou reverse mapping). L’idée étant de d’abord créer le contenu — une image fixe qui est mon support de mapping — puis d’ajouter la lumière pour animer et transformer l’ensemble. Le contenu existe avant la projection. Cela m’a permis d’écrire une histoire sans penser aux contraintes techniques. C’est en 2010, autour d’un projet sur le volcan Eyjafjallajökull que j’ai testé cette idée. J’ai travaillé sur les connexions entre formules mathématiques, la physique à l’œuvre dans l’éruption du volcan, et les paysages naturels. En 2013, j’ai souhaité changer de sujet en gardant cette technique. Lors d’un voyage au Japon, j’ai imaginé Fuji, qui s’inspire d’un conte du 10ème siècle. C’est cette histoire qui m’a donné les teintes et la ligne narrative principale (jeu de lumières, ombres portées, jeu sur la perception) pour créer une narration.

    En novembre, tu présentais Blueprint en collaboration avec le musicien James Ginzburg à l’église Saint-Merri à Paris. Un travail qui est également le fruit de cette évolution, avec ses « versions » et ses variations…
    J.L. : Oui, ce projet répond aux mêmes exigences que Fuji. Nous nous sommes interrogés sur l’écriture avant de penser aux contraintes techniques. Blueprint tourne autour du rapport entre l’univers et l’architecture. L’ordre, le chaos, l’émergence de l’ordre dans le chaos, l’émergence de motifs et de patterns dans l’univers. Poussé à son paroxysme cela aboutit à des architectures très complexes, particulièrement dans le domaine du sacré. Ce sont des idées qui nous habitent et qui vont se développer dans le futur. C’est un projet que l’on essaie aussi de présenter en lui donnant des formes différentes. Il s’adapte aux lieux qu’il investit. C’est l’occasion de mettre en perspective ces idées. La structure, en gros, est un monolithe vertical (clin d’œil à 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick). Nous souhaitions travailler sur cette verticalité. Ce regard qui monte vers les voûtes, et qui pose des questions sur les origines de l’univers, semblait particulièrement intéressant dans le cadre d’une église.
    J.B. : C’est une œuvre qui se place dans la continuité de Nimbes. Elles sont habitées par les mêmes questions. Cela fait partie des projets où Joanie s’est posé les questions du découpage en chapitres et d’un contenu décontextualisé. Pour en finir avec la tendance des one shots ou des gros mapping de façades. Aujourd’hui, un artiste comme Joanie doit être le plus flexible possible. Cela demande de préparer ses œuvres en amont et de réfléchir à des choses aussi triviales que la façon dont on range ses fichiers par exemple, pour pouvoir adapter son œuvre à toutes les configurations. L’envie étant de rester dans des projets plus légers, plus flexibles, amortis plus rapidement.

    Cela pose pas mal de question sur l’économie de l’art numérique également…
    J.L. : Tout à fait ! C’est même une question intéressante. Plus que celle que l’on nous pose habituellement, du type les logiciels que vous utilisez influencent-ils votre démarche ? Il est intéressant de voir comment nous pouvons nous adapter à ce facteur économique. Cela revient à optimiser nos travaux afin de pouvoir les présenter de façons différentes dans différents lieux et contextes. Parfois les contraintes économiques sont positives, puisqu’elles nous permettent de pousser toujours plus loin nos travaux, de rajouter des éléments, de creuser la narration, etc.

    propos recueillis par Maxence Grugier
    publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

    Info : http://joanielemercier.com

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