Le philosophe Günther Anders a été le premier à penser la fin des temps, ou plutôt « le temps de la fin » qui commence dans l’immédiat après guerre, avec l’ère atomique nous condamnant à voir l’humanité sous le prisme de la catastrophe ultime, de l’anéantissement.
Mais avant que les mille soleils d’Hiroshima et Nagasaki irradient sa pensée, Günther Anders s’est tout d’abord intéressé à l’univers musical. De ce premier parcours philosophique, il ne reste qu’un projet de thèse inachevée ainsi que quelques articles et interventions rassemblés dans un recueil préfacé par Jean-Luc Nancy et édité il y a peu par la Philharmonie de Paris.
Pour comprendre pourquoi Günther Anders a abandonné cette voie, il faut revenir dans les années 20 en Allemagne. Il passe son doctorat sous la direction de Husserl et continue ensuite ses études avec Heidegger. À cette époque, il rencontre Hannah Arendt qui sera sa première épouse. L’avenir semble tout tracé et il entame des travaux visant une habilitation, soit le titre de professeur, à l’Université de Francfort. Mais la machine se grippe. Un membre du jury — un certain Theodor W. Adorno… — émet des réserves qui lui valent un refus.
La voie universitaire lui étant désormais fermée, celui qui s’appelle encore Günther Siegmund Stern se tourne alors vers la presse. C’est Berthold Brecht qui lui met le pied à l’étrier. Il écrit dans un journal à Vienne, en Autriche. Son rédacteur en chef lui demande de prendre un pseudo. Ce sera Anders (« l’Autre » — autrement en allemand). En parallèle, sous son vrai nom, il continue d’écrire des textes philosophiques.
Les années 30 arrivent. Le bruit de bottes se rapproche. Il transite à Paris où il retrouve son cousin… Walter Benjamin, et rencontre Stefan Zweig. Avant qu’il ne soit trop tard, il finit par s’exiler aux États-Unis où il côtoie notamment Herbert Marcuse. Il ne rentre en Autriche qu’en 1950. Les temps ont dramatiquement changé. Sa pensée aussi. Il y a eu une cassure et un gap… Günther Anders appelle cela la « volte ».
Après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale et l’abîme ouvert par les armes nucléaires, Günther Anders bascule donc dans un questionnement plus « existentiel » (si l’on ose dire) ; allant jusqu’à renier ses travaux sur la musique bien que ce domaine l’attire toujours comme l’attestent les articles qu’il écrira plus tard.
Ce sont des textes « sociologiques » plus factuels, comparés au manuscrit de sa thèse rejetée qui nous plonge dans les arcanes de la philosophie (Schopenhauer, Nietzsche, Hegel, Kant, Fichte, Cassirer, Schelling…) et de la musique classique (de Berlioz et du « barbare de Bayreuth » aka Wagner à Debussy…).
Mais reprenons le fil de sa pensée première en nous interrogeant sur ce que peut être la musique, comme objet et champ de réflexion, pour un phénomélogue. Appréhendée au plus près de sa manifestation, comme phénomène et comme expérience pour la conscience, la musique se distingue avant tout par le rapport au temps spécifique qu’elle introduit pour l’individu qui écoute. La musique crée une bulle, une enclave dans le continuum de la vie humaine. Ses formes, ses mouvements sont anhistoriques. En d’autres termes, le temps musical n’est pas un temps historique.
De même, la musique a beau déclencher un mouvement dans l’espace : danse, marche, etc., posséder son espace propre, ayant une voluminosité, une épaisseur, une ténuité, une hauteur et une profondeur, être capable d’absorber notre espace réel, de l’abolir ou de le remplir — elle n’a pourtant rien à voir avec l’espace comme système de coexistence juxtaposée. Certes elle s’inscrit indéniablement « dans » l’espace […], mais elle est à la fois nulle part et partout où on l’entend […] et ne trouve jamais son unité dans une limitation spatiale.
Cette autonomie particulière de la musique qui crée sa propre temporalité et spatialité amène Günther Anders à penser avant l’heure l’écoute nomade. Bien que les techniques et moyens de diffusion de l’époque n’offrent pas encore une nomadisation comme on la connaît actuellement. C’est la radio qui lui permet de penser ce nouveau rapport au son qui conjugue déambulation et immersion.
Seule la radio abolit radicalement la neutralité spatiale qui convient à la musique. On sort de chez soi, en ayant encore dans l’oreille la musique du haut-parleur, on est en elle — elle n’est nulle part. On fait dix pas, et la même musique s’élève de chez le voisin. Or, comme ici aussi il y a de la musique, cette dernière est ici et là, plantée dans l’espace comme le seraient deux piquets.
Autre « anticipation » qui découle directement du rapport spatio-temporel induit par la musique, les systèmes d’écoute en stéréo et la spatialisation du son. Günther Anders s’intéresse au « stéréoscope acoustique » qui correspond au dispositif de visualisation dédoublé d’images qui donne une impression de profondeur, de réel, de 3D là aussi avant l’heure. Mais il ne conçoit ce volume, cette épaisseur, cette dimension immersive, qui peut aussi s’obtenir par une diffusion simultanée sur deux radios, plus pour des oeuvres musicales du XIXe siècle, lourdement orchestrées, que pour les fugues de Bach…
Selon la formule de Günther Anders, la musique est une situation insulaire. Mais c’est aussi, en jouant sur les mots, un archipel qu’il n’est pas toujours facile d’explorer, dès lors que nous sommes reclus sur notre île… Le texte le plus parlant à cet égard est celui où Günther Anders soumet littéralement à la question un « musicien exotique » (c’est sa propre expression qui reflète bien son époque…) ; en l’occurrence un musicien indien du nom de Dilip Kumar Roy.
Celui-ci lui rétorque d’emblée : vous ne voulez pas savoir ce que je sais de votre musique, mais comment je l’entends… Et de poursuivre : ce qui m’a d’abord déconcerté, c’est que dans votre musique savante, les tons étaient toujours isolés, jamais mariés. Le passage d’un do à un do dièse, même legato, restait toujours un passage, jamais un ton ne naissait de l’autre sans solution de continuité.
Notre matériau primaire est tout autre : certes nous avons aussi des gammes, avec des tons précis, rationnellement espacés les uns des autres ; mais ces tons distincts ne sont pourtant que des nœuds sur une corde. Or, chez vous, je ne vois que les nœuds ; où est passée la corde ? Où sont passées les transitions continues d’un ton à l’autre ?
Plus loin, Dilip Kumar Roy souligne d’autres particularismes. Votre musique — si l’on met à part les récitatifs et les cadences — se limite en effet à des possibilités extrêmement simples. Vous n’allez presque jamais au-delà du système quaternaire… Mais il souligne aussi, en retour, la différence ou plutôt la divergence qu’il existe sur la notion, plus exactement le cadre dans lequel un musicien joue une pièce.
Dans la tradition indienne une œuvre n’est ni déjà là sous [sa] forme, ni entièrement inventée. Le musicien indien ne la compose pas complètement, et ne la reproduit pas non plus complètement. À l’opposé, ces « alternatives » n’existent pas pour un musicien occidental. En tant qu’interprète, il est confronté à la notion d’œuvre d’art identique. En tant que compositeur, par contre, il peut explorer tous les possibles ; ouvrant ainsi à une « évolution musicale » constante, là où la musique indienne reste prisonnière, même dans l’improvisation, d’une trame de fond indépassable.
Günther Anders s’intéressant à la musique instrumentale (classique), on se prend à rêver à ce qu’il aurait pu penser des musiques électroniques actuelles dans toutes leurs diversités. Peut-être en aurait-il tiré de nouvelles approches, une autre phénoménologie de l’écoute qu’il esquisse également dans un des textes présentés… À l’inverse, peut-être aurait-il été dérouté par l’ambient ou le dub (au hasard, as usual…).
Possible, car s’il reste à l’écoute des nouvelles formes d’expressions musicales qui émergent après-guerre, dont la musique sérielle, le jazz, la musique électroacoustique avec Stockhausen, en revanche, comme le note Reinhard Ellensohn dans la postface, il semble perdre pied (sans mauvais jeu de mots…) à l’écoute de Boulez : même moi, je n’y comprends plus rien…
Laurent Diouf
Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute (éditions Philharmonie de Paris / coll. La Rue Musicale, septembre 2020)