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    À l’heure de la convergence culturelle

    culture des fans et industrie médiatique

    Un des enjeux actuels des sciences humaines et sociales est de saisir les changements sociaux et technologiques qui irriguent en permanence nos sociétés. Plusieurs sociologues s’intéressent à ces questions en réfléchissant sur la manière dont les sciences humaines peuvent penser les changements mis en œuvre par les sciences et les techniques, qui feraient que nous serions passés d’une société moderne à une société postmoderne. Comment les sciences humaines peuvent-elles supporter l’épreuve du changement ? Quel regard doivent-elles porter ? Comment penser la place et le rôle des individus dans des technologies et des médias qui se veulent être ou du moins apparaître comme participatifs ?

    Depuis plusieurs années, avec la multiplication des supports médiatiques et numériques, les universitaires des Medias Studies mettent au cœur de leurs analyses la « culture fan ». Les travaux de l’américain Henry Jenkins en sont particulièrement représentatifs. Pensant les médias, les transmédias, leurs changements et leurs impacts dans la vie des individus, Jenkins propose au lecteur un cadre théorique permettant de comprendre les réseaux qui se créent entre les individus, les médias et l’industrie du divertissement. Il nomme ce cadre théorique la « culture de la convergence ».

    En 2013, pour la première fois en France son ouvrage Convergence culture : where old and new media collide, est publié traduit aux éditions Armand Colin sous le titre : La culture de la convergence : des médias au transmédia. Intéressé par les flux médiatiques gravitant autour d’émissions télévisées (American Idol, Survivor aux États-Unis) ou encore des films cinématographiques (Matrix, Harry Potter, Star Wars), Jenkins s’intéresse au rôle de plus en plus grandissant et participatif des fans, mais aussi aux réactions et stratégies développées par les industries du divertissement pour accompagner et irriguer l’explosion d’une culture fan toujours plus participative et impliquée dans le déroulement et la prolongation des émissions et films.

    Pour lui, la convergence est un mot qui permet de décrire les évolutions technologiques, industrielles, culturelles et sociales en fonction de qui parle et de ce dont les locuteurs croient parler (1). Il perçoit la convergence avant tout comme un changement culturel qu’il propose de conceptualiser à travers trois notions centrales : la convergence médiatique, la culture participative et l’intelligence collective. En plus de saisir les changements à l’œuvre dans les médias, la force conceptuelle de Jenkins est d’opérer un renversement du regard quant aux fans.

    Ses travaux entérinent ce changement : celui de les considérer comme des individus actifs et producteurs. Il prolonge les essais philosophiques et sociologiques de Michel de Certeau qui consiste à voir dans les pratiques culturelles populaires des formes de résistance à la hiérarchie sociale et politique, et ici médiatique. Jenkins souligne bien les limites de cette résistance en le cantonnant à la sphère médiatique et non civique et politique. À l’heure du numérique, les fans des émissions de télé réalité ou de films utilisent dans leurs intérêts l’ensemble des technologies à leur disposition afin de nourrir et de partager leur passion. Tout autant que les industries médiatiques, les fans sont au cœur de la circulation des contenus médiatiques. Ce sont eux qui participent à la promotion et à la circulation d’univers complets (ce que Jenkins nomme le transmedia storytelling).

    Cependant, il ne faut pas oublier le rôle dominant des industries de divertissement qui imposent les programmes, les utilisations médiatiques et cherchent à maîtriser les pratiques des fans afin de promouvoir leur chaîne, leur marque et développer leur profit financier. Il semble essentiel de rappeler que si la culture des fans est de plus en plus reconnue comme participative et intelligente, les sciences humaines et en particulier la sociologie ne doivent pas mettre de côté leur sens critique et montrer, tel que le fait Jenkins, que cette convergence culturelle est représentée malgré tout sous la forme d’une hiérarchie verticale.

    Les entreprises médiatiques mobilisent de plus en plus une économie émotionnelle et affective qui ne doit pas faire oublier la société du spectacle dans laquelle nous vivons et qui semble être un élément résistant à l’épreuve du changement culturel, social et technologique. Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale, notait Guy Debord dans La société du spectacle (2). Et à Jenkins de noter à la fin de son chapitre consacré à l’émission de télé crochet American Idol : le public a, de son côté, encore un long chemin à faire pour exploiter les points d’entrée qu’offre l’économie affective à l’action collective et à la critique du comportement des entreprises (3). Les Medias Studies offrent donc aujourd’hui une réflexion essentielle quant à la place et au poids des fans et de l’industrie médiatique.

    Laure Ferrand
    publié dans MCD #73, « La numérisation du monde », janv. / avril 2014

    Laure Ferrand est Docteur en sociologie, Université Paris 5, Laboratoire du CEAQ (Centre d’Étude sur l’Actuel et le Quotidien). Responsable du GREMES (Groupe de Recherche et d’Étude sur la Musique Et la Socialité). Chargée de cours à l’Université de Tours.

    (1) Jenkins H., La culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris, Armand Colin, 2013, p.22.

    (2) Debord G., La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1967.

    (3) Jenkins H., La culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris, Armand Colin, 2013, p.110.

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