réalité augmentée
Artiste marseillais, Adelin Schweitzer travaille en collaboration avec des lieux comme Le Zinc / la Friche Belle de Mai ou Seconde Nature à Aix. Depuis 2008, il consacre la plus grande partie de son travail à des principes de réalité augmentée, notamment dans le projet évolutif A-Reality qui était encore présenté dans ses nouvelles moutures à Dresde au mois d’octobre dernier.
Adelin, comment as-tu commencé à t’intéresser aux principes de réalité augmentée et à ses composantes technologiques ?
J’ai commencé à m’intéresser à la technique de réalité augmentée il y a bientôt 4 ans, alors que je me renseignais sur une autre technique, celle du eye-tracking. En cherchant mieux je suis tombé sur l’exemple des pilotes de chasse qui disposent depuis bien longtemps maintenant d’informations projetées à même la paroi de verre des cockpits. C’est justement parce que le eye-tracking a permis d’observer et de comprendre la manière dont leurs yeux bougeaient en vol et quelle était la limite de leurs sens, qu’ils ont pu réfléchir à cette question de l’augmentation. À une époque où la technologie a modifié la nature première de l’homme je trouve assez révélateur de constater que derrière chaque innovation majeure se cache presque toujours une impulsion guerrière.
Pour moi cette technique qui prétend augmenter le réel intervient comme un constat d’échec face au mythe de la simulation. En effet, malgré l’évolution exponentielle de la puissance de calcul des machines (en 2015 on aura atteint la limite physique du procédé de fabrication des puces électronique permettant de doubler leur puissance tous les ans) nous sommes toujours incapables de créer une réalité numérique crédible dans lequel nous pourrions expérimenter une véritable physicalité virtuelle. Autrement dit, cette réalité augmentée intervient pour moi comme un produit de substitution sur ce que devait être l’avènement du cyberspace tel qu’un écrivain comme William Gibson l’avait imaginé. C’est quelque chose que je regrette.
Comment se présente concrètement ton projet évolutif A-Reality, sur lequel tu travailles depuis 2008, et qui était encore présenté au Frend Festival de Dresde fin octobre à l’occasion du festival Urban Mutations…?
Pour comprendre A-Reality il est nécessaire d’adhérer au premier postulat sur lequel ce projet repose; c’est-à-dire qu’il n’existe pas une réalité, mais plutôt un ensemble de paradigmes qui font consensus à un moment de l’histoire, dans un territoire, et pour un groupe social spécifique. L’enjeu du projet réside dès lors dans sa capacité à déterritorialiser le spectateur/acteur, à déplacer son point de vue, à l’extraire temporairement de son paradigme pour lui permettre de poser un œil neuf sur le monde qui l’entoure. Chacun de ces déplacements est systématiquement mesuré, enregistré et stocké dans une banque de données qui constitue progressivement la mémoire du projet; une collection de sensations et d’interprétations en différents temps et lieux du monde comme tentative de réponse à une dimension inaccessible de l’univers. C’est à cela que sert la machine que nous utilisons dans le projet, le P03.
Peux-tu justement nous parler de cette machine, le P03. Tu sembles la définir comme un rapport clivant et utopique de perception du monde par l’humain ? En quoi met-elle en exergue un rapport entre innovation technologique et sens artistique ?
Le P03 (prototype 03) est un outil conçu dans la perspective de transformer, au cours de déambulations en extérieur, l’ouïe et la vue de son utilisateur. C’est l’élément central d’A-Reality et c’est autour de la rencontre avec ce dispositif que tout le projet s’articule. Cet appareil est autonome en énergie et dispose de nombreux capteurs permettant une restitution en temps réel de l’environnement. Il est constitué de deux organes artificiels (un casque audio et une paire de lunettes vidéo immersive) d’un ordinateur, d’une boussole numérique, et d’une balise GPS.
Le casque audio fermé permet d’isoler l’utilisateur tandis que deux micros placés de part et d’autre de celui-ci retransmettent le son provenant de l’extérieur. Les deux caméras permettent d’enregistrer un flux vidéo stéréoscopique retransmis lui aussi en temps réel dans les lunettes vidéo. Enfin tous les déplacements effectués avec ce dispositif sont « cartographiés » à l’aide d’un module de localisation GPS.
La programmation de la machine et le scénario qu’elle propose s’organisent autour d’une matrice virtuelle, une sorte de carte imaginaire produite à partir du visage de chaque utilisateur par un automate cellulaire (une imitation mathématique de la vie cellulaire). Cet espace ainsi créé est géolocalisé contrôlant le déclenchement, via la marche de l’utilisateur, de modifications perceptives.
A-Reality semble réunir différents points d’intérêts pour toi comme l’interactivité, la notion de spectateur/acteur, le rapport homme/machine, le détournement… Ce sont là des points importants pour toi, dans ton travail ?
Bien sûr, tous les points que vous évoquez sont déterminants. Mais c’est certainement la relation homme/machine (au sens large) qui constitue l’axe principal duquel découle tout le reste. Sûrement parce que j’estime que c’est l’enjeu majeur. Nous avons conçu ces machines qui nous entourent comme autant d’externalisations de nos propres organes. La technologie nous permet désormais de nous projeter au-delà de notre corps, au-delà de presque toutes les frontières et pourtant nous continuons à la regarder comme un corps étranger; pire, comme une marchandise.
En fait, depuis le VideoPuncher 1.3 tes travaux semblent guidés par une véritable mécanique sociale. Une volonté de relier innovation technologique et réflexion sociale, voire philosophique ?
Comment faire pour que les pauvres continuent à travailler alors qu’aucune des promesses du bonheur par la consommation n’a été tenue ? La société capitaliste use de ses dernières cartes pour répondre à cette question et l’innovation, sous certains aspects, en fait bien évidemment partie. McLuhan disait ce n’est pas au niveau des idées et des concepts que la technologie a ses effets ; ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu’elle change petit à petit et sans rencontrer la moindre résistance. Seul l’artiste véritable peut affronter impunément la technologie parce qu’il est expert à noter les changements de perception sensorielle.
A–Reality est un projet évolutif, quels vont être ces prochains développements, ces prochaines moutures ?
Je travaille depuis bientôt un an sur une proposition de restitution globale d’A-Reality. Je l’ai appelé le SimStim. L’enjeu est ici de transformer un processus de recherche et d’expérimentation sensible et fragmentaire comme A-Reality en un objet plastique appréhendable par un public non participant. Autrement dit il s’agit de mettre en scène la masse (et je pèse mes mots !) que constituent toutes les données récoltées avec les différentes moutures jusqu’au P03 depuis 4 ans. Là encore cette exposition à venir va s’articuler autour de plusieurs dispositifs immersifs qui devraient permettre au public de voyager collectivement dans la mémoire des participants et par la même du projet. Nous sommes au travail, avec mes partenaires ZINC et Seconde Nature afin de préparer cette restitution à Aix-en-Provence durant l’année 2013.
propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016