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    Architecture

    à la conquête de l’espace

    Depuis quelques décennies nous assistons à une colonisation constante des technologies de l’information et de la communication dans presque tous les domaines de l’activité humaine. Une infiltration et une propagation digitale (1) qui s’invitent jusque dans les foyers et bientôt les corps.

    Laura Mannelli, Atopia, en collaboration avec Frederick Thomspon et Kanika Langlois. Photo: © Laura Mannelli.

    On ne peut plus échapper à une relation homme-machine. Apprivoisés, happés comme aspirés par cet élan, nous en sommes devenus les principaux agents catalyseurs. Face à ce(t) (a)flux digital, séduits par des promesses et des potentialités sans cesse renouvelées, nous adoptons une multitude d’interfaces technologiques avec lesquelles nous entretenons une relation d’interdépendance. Notre environnement physique est devenu perméable à une forme de transmutation digitale.

    N’importe qui ou quoi, peut désormais coexister sous forme de digits (2) dans un lieu non situé si ce n’est par l’interface qui permet d’y accéder. De cette nouvelle condition émergent des territoires qui n’avaient jusqu’alors d’existence que dans les romans de science-fiction. L’organisation de l’activité humaine a trouvé un nouveau mentor : le réseau. C’est l’idée d’atopie énoncée par Robert Smithson, un non-lieu privé de centre et de périphérie. Il agit avec le temps comme il agit avec l’espace. Être ici et pourtant ailleurs, c’est l’“hétérotopie” de Michel Foucault, où des vécus virtuels engendrent des persistances et des réminiscences émotives bien réelles (3). C’est l’espace des Réalités Virtuelles.

    Défini comme une simulation d’environnements réels ou imaginaires, créé artificiellement par la machine (4), ce nouvel espace, connecté, en réseau, ou non, est qualifié de “virtuel”. Mais l’est-il vraiment ? Aujourd’hui ces projections fascinent ou choquent parce qu’elles ont essentiellement lieu dans un environnement synthétique qui n’est pas naturel. Au-delà de l’ambiguïté générée par l’emploi du terme « virtuel », qui suggère une réalité simulée, ou une quasi-réalité, ou encore, un état en devenir qui préfigure l’état réel, un pré-réel, cette quête existentielle de ce que sont ou prophétisent les Réalités Virtuelles pourraient bien ébranler plus d’une certitude sur notre propre rapport au monde et notre conception du réel. L’infiltration des structures numériques dans nos vies, crée, entre les notions de virtuel et de réel, une dichotomie absurde.

    Les Réalités Virtuelles nous (ré)apprennent bien au contraire à considérer notre environnement dans la diversité de ses réalités pour devenir une composante du réel et non des opposés binaires. Une culture des binarismes qui nous est chère et qu’il nous faut aujourd’hui déconstruire. L’un d’eux considère que la vocation d’architecte ne se concrétise que par l’édification de l’objet architectural. L’architecture ne se définirait qu’à travers la notion d’objet. Sans prendre en considération l’impact social, politique, symbolique, ou esthétique que vient « signifier » dans notre environnement un tel acte. L’architecture fonctionne comme « signe ». C’est une des premières technologies de l’information et de la communication.

    Comme nous l’explique Claude Baltz, philosophe en sciences de l’information et de la communication, la structure de l’espace est le premier médium d’information. Elle est la première technologie d’information à laquelle tout le reste se connecte. Le message, c’est le médium (5). Mais le médium a changé d’hôte. Et on est en mesure de se demander comme à son époque Victor Hugo le proclamait à propos de l’imprimerie, l’architecture ne sera plus l’art social, l’art collectif, l’art dominant. Le grand poème, le grand édifice, la grande œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, elle s’imprimera (6), dans quelle mesure l’avènement des Réalités Virtuelles impacte la discipline ou s’il fait partie de la discipline ?

    Haus-Rucker-Co, Environment Transformers, Vienna, 1968. Photo © Haus-Rucker-Co / Gerald Zugmann

    Les Réalités Virtuelles ne sont généralement pas encore considérées comme des facteurs clés aptes à générer de nouveaux « paradigmes » en matière de conception architecturale. Pourtant l’architecture a engagé depuis des siècles une conquête de l’espace sans précédent. La science-fiction n’est pas l’unique vecteur des Réalités Virtuelles. Le seul ouvrage intitulé Superarchitecture, le futur de l’architecture des années 1950-1970, par Dominique Rouillard, démontre que Réalités Virtuelles et architecture épousent des idéologies communes et convergent vers un futur dont elles partagent déjà une même sémantique; on est aussi architecte de l’information.

    C’est peut-être avoir sous-estimé l’ »attirance du vide » générée par nos architectures qui induit une plasticité du concept d’espace. Comment introduire dans le discours architectural, l’indétermination, l’irréalisation, l’informe ou l’espace négatif. Ne faites pas confiance aux architectes (7), c’est la fin de l’architecte démiurge. Une quête ontologique de la discipline qui atteint son paroxysme avec l’ »architecture radicale » des années 50 et 60 qui rejette une définition de l’architecture dans sa détermination fonctionnelle et constructive.

    Pour l’architecte Frederick Kiesler (1890-1965), l’architecture se perd dans une conception trop statique. Sa tentative est de concevoir une « architecture sans fin » qui répondrait au besoin de la psyché. Un espace qui tend à l’indifférenciation. Son travail constitue les prémisses de l’architecture radicale à venir. En 1968, Hans Hollein décrète dans un manifeste qui le rendra célèbre, tout est architecture. Et poussera la provocation jusqu’à proposer une « pilule » psychotrope en guise de projet architectural. Les membres de l’agence Coop Himmelblau prônent une architecture qui n’a pas de plan physique, mais un plan psychique. Les architectes mettent alors au point de véritables « dispositifs de sensations » dont l’analogie avec les casques de Réalités Virtuelles d’aujourd’hui résonne étrangement.

    Walter Pichler produit le premier prototype de ce qu’on appellera bientôt le casque environnemental, déjà largement développé par le collectif Haus_Ricker_Co, Coop Himelb(l)au et par Ugo La Pietra (casque audiovisuel). Le collectif Haus_Rucker_Co appelle « transformateur d’environnement » ses différents masques, visières et casques. Leur projet Mind Expander relève d’une « PSY-ARC » : une architecture supposée agir sur le psychisme de l’individu qui y pénètre. C’est un dispositif technique pour l’expansion de l’individualité consciente. Être totalement isolé et en même temps connecté à tout. Le collectif Archigram parle d’ »autoenvironnement » pour désigner des projets qui donnent la capacité de transporter un environnement complet et d’occuper ainsi la terre entière grâce à une technologie portative.

    Les Réalités Virtuelles entraîneraient-elles une (r)évolution conceptuelle aussi déroutante que la physique quantique ? Laquelle, moyennant l’hypothèse d’ »espaces intriqués », partage peut-être les mêmes projections. Ce n’est qu’en mettant en commun différents secteurs de compétences que vont se développer les « usages » propres à cette nouvelle condition numérique de nos quotidiens. De ces usages va dépendre l’appropriation des Réalités Virtuelles par la société. Et de la société dépend l’évolution de ces nouveaux paradigmes.

    Laura Mannelli
    publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

    (1) Anglicisme. « Digital » veut dire numérique, qui traite en langage binaire (1,0), par opposition à analogique qui reste physique.

    (2) Élément d’information numérique désignant en réalité un simple chiffre.

    (3) Frederick Thompson.

    (4) https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9alit%C3%A9_virtuelle

    (5) Marshall McLuhan

    (6) Extrait de Notre-Dame de Paris

    (7) Didier Fiuza Faustino

     

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