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    Art & Science

    plaidoyer pour un non-champ

    Certains l’écrivent avec une conjonction de coordination — art et science, remplacée parfois par le « et » commercial — &, qui fait plus joli graphiquement. D’autres le concatènent en un seul mot — artscience, au genre indéterminé, et écrivent des livres pour justifier le monstre linguistique. Et il est bien d’autres formes encore. Dans tous les cas, le résultat est le même : qu’elle est cette chose dont aucun des deux termes n’est le qualificatif de l’autre ? Pas d’art scientifique ni de science artistique.

    Victoria Vesna, en collaboration avec le biologiste de l’évolution, Charles Taylor et le physicien, Takashi Ikegami, Bird Song Diamond, janvier 2016 au Japon dans le « Large Space », espace de réalité virtuelle conçu par l’ingénieur Hiroo Iwata, Empowerment Informatics Program (EMP), Université de Tsukuba. Photo: D.R.

    Art-Science n’est pas un genre, ni un mouvement, pas plus qu’une idéologie et encore moins une esthétique, mais une nébuleuse et, de plus en plus, une étiquette séduisante. Des sciences dures « vedettes » (biologie, physique et astronomie) jusqu’aux sciences humaines, couvrant l’ensemble des pratiques et des médiums artistiques, le spectre est vaste. Derrière les mots que nous n’avons pas pour le dire, essayons d’énoncer quelques éléments du débat, de poser des jalons et admettons qu’il est plus de questions que de réponses.

    La science et l’art : méthode, savoir et instrumentation
    Art-science : de quoi s’agit-il ? Le mot science recouvre quatre grandes composantes qui peuvent faire l’objet ou être le sujet de la création artistique : l’émission d’hypothèses (celles des scientifiques, mais aussi celles que peuvent proposer les artistes), les connaissances et les savoirs proprement dits qu’ils soient récents ou plus anciennement établis, les méthodologies (parmi lesquelles le recueil et la structuration des faits ou des données), l’accès à des instruments spécifiques, précisément au cœur de la science contemporaine. Cette distinction, loin d’être anecdotique, permet de mieux appréhender la diversité des pratiques, la façon dont les œuvres peuvent être perçues ainsi que les relations possibles entre artistes et scientifiques.

    Jean-Marc Chomaz, lors d’une conférence, suggérait d’aborder le protocole scientifique comme un protocole artistique parmi d’autres. Anne Brodie s’est ainsi appuyée sur la méthode de collecte d’échantillons pour réaliser l’œuvre réflexive Antarctica, a choice? Rothera Collection 2007 dans laquelle elle demandait aux résidents de la base de Rothera de remplir anonymement des flacons en verre avec ce qui, pour eux, résumait le mieux l’expression de leur sentiment vis-à-vis de l’Antarctique. Chaînes de motoneige, sang, papiers de bonbons, eau provenant de la glace fondue, etc., les 40 flacons dessinent un « paysage humain », envers du décor de la recherche qui se conduit sur le continent.

    Mais, parce que l’œuvre relève plus de l’anthropologie, et qu’elle ne comporte aucune technologie ou résultats directs issus des sciences dures, elle n’est pas nécessairement perçue comme une œuvre art-science. Ce qui est le cas de beaucoup de créations dans le champ des sciences humaines. Par ailleurs, nombre d’œuvres reposent sur des collectes ou des collections, et plus largement sur des méthodes procédurales, sans qu’elles soient pour autant liées à une quelconque approche scientifique, sauf, bien sûr, à considérer l’art comme une science humaine…

    Les relations entre artistes et scientifiques
    Rappelons que les artistes n’ont pas nécessairement besoin des scientifiques pour faire des œuvres art-science : l’utilisation de données, de résultats ou de connaissances librement accessibles peut largement suffire sans parler de la construction de ses propres instruments. Cependant, les relations entre artistes et scientifiques (plutôt qu’entre art et science) ouvrent d’autres possibles. Collaborations et résidences artistiques dans des laboratoires ont le vent en poupe.

    Plutôt que de soulever la question oiseuse de ce qu’est une « vraie » collaboration, posons celle de son objectif. Autrement dit, une collaboration pour quoi faire ? Le spectre, là aussi, est vaste :
    – pour faire une œuvre commune, ce que réalise par exemple Jean-Marc Chomaz avec Laurent Karst.
    – pour produire un résultat dans les deux domaines, dans une fécondation mutuelle. C’est le chemin que suit par exemple Victoria Vesna, notamment dans son dernier projet Bird Song Diamond (1) avec le biologiste de l’évolution Charles Taylor et le physicien Takashi Ikegami, projet pour lequel elle a récemment réalisé une installation immersive. La recherche scientifique a pour but de comprendre le langage des oiseaux, entre autres par une cartographie de leurs réseaux acoustiques.
    – pour produire un résultat dans un seul des deux domaines, généralement l’art, avec éventuellement un effet « collatéral » dans l’autre. C’est certainement le cas de figure le plus répandu des créations art-science et des relations artistes-scientifiques.
    – pour ne rien produire du tout… Lors de la table-ronde qui s’est tenue à Ars Electronica en 2015, Michael Doser, scientifique au CERN et partie prenante du programme Collide@CERN, appelait à la prise en compte de l’échec dans les projets art-science comme condition même de futurs succès, sous peine de ne faire que ce que l’on sait déjà faire.

    Marion Laval-Jeantet & Benoît Mangin (Art orienté objet), Herzen aus Glas (Cœurs de verre), 2013. Œuvre associée à la performance Que le cheval vive en moi. Photo: © Annick Bureaud.

    Aujourd’hui, l’illustration, la médiation et ce que l’on peut qualifier de « prestation » sont quasiment considérées comme une aliénation ou une exploitation de l’un par l’autre. Peut-être faut-il être plus nuancé. L’illustration scientifique, par exemple, a eu par le passé ses lettres de noblesse. La visualisation ou la sonification de données pourraient en être considérées comme les héritières. En la matière les projets artistiques sont innombrables, parmi lesquels ceux d’Andrea Polli qui a présenté Particle Falls à Paris lors de la COP21. Cette installation mesure le taux de particules fines dans l’atmosphère et en donne une visualisation sous forme d’une cascade bleue quand l’air est pur, qui se transforme en boule de feu quand celui-ci est pollué.

    Visualisation, illustration, représentation, des glissements sémantiques s’opèrent entre ces différents termes auquel il faut ajouter celui d’incarnation ou de matérialisation. Hyperbolic Crochet Coral Reef (2) des sœurs Margaret et Christine Wertheim (depuis 2005) est une gigantesque installation dans laquelle les coraux, la faune et la flore de la grande barrière de corail ont été fabriqués au crochet afin d’attirer l’attention sur le changement climatique et la destruction des océans. Avec la même technique, l’artiste et architecte argentin Ciro Najle (3) a réalisé Cummulus, énorme nuage crocheté, résultat d’une recherche engagée au Chili en 2007 pour améliorer l’efficacité des capteurs d’humidité atmosphérique posés par les populations dans les zones désertiques comme l’Atacama. Outre leur engagement citoyen, ces deux projets sont aussi une leçon de mathématique et de géométrie par la matérialisation du modèle physique de l’espace hyperbolique que permet le crochet (4).

    « L’utilitarisme réciproque », en revanche, qui consiste à lister ce que l’art peut apporter à la science et inversement afin de justifier des échanges, quels qu’ils soient, entre les deux, me semble une voie qui témoigne surtout d’un certain échec de nos modèles d’enseignement, de la crise que traversent la science tout autant que l’art, d’un désir de rédemption par l’une des erreurs passées de l’autre, quand ce n’est pas les charger des solutions à tous les problèmes auxquels nous avons à faire face.

    Après le « pour quoi faire », se pose la question du « comment faire ». Les résidences dans les laboratoires, qu’elles soient durables ou éphémères, se multiplient et constituent le Graal des relations entre artistes et scientifiques. De fait, le laboratoire apparaît comme le lieu le plus approprié pour accéder aux moyens techniques, aux instruments et parfois aux conditions de sécurité de la science contemporaine. Le MRSA Quilt d’Anna Dumitriu (5) exigeait d’être réalisé dans un laboratoire sécurisé. En effet, ce sont des tests de culture par différents antibiotiques du staphylocoque doré résistant à la méticilline qui déterminent les motifs de chacun des carrés du patchwork.

    Javiera Tejerina-Risso n’aurait pu faire Déploiement (6) en collaboration avec Patrice Le Gal, chercheur en dynamique des fluides à l’université d’Aix-Marseille, sans le simulateur de vagues de ce dernier. Le laboratoire permet aussi l’accès à une « écologie de chercheurs », le CERN en étant l’exemple le plus frappant. Cependant, comme le démontrent amplement le BioDIY, l’astronomie amateur ou encore les mouvements d’une science ouverte ou d’une science des citoyens (open science, citizen science), il n’est pas toujours besoin d’un laboratoire de la science professionnelle et peut-être pourrait-on aussi envisager de mettre des scientifiques en résidence dans des lieux de l’art.

    Rigueur scientifique – Intégrité artistique
    L’art doit-il être scientifiquement exact ou peut-il s’affranchir de la véracité exigée de la science ? Le débat est tendu aussi bien de la part des artistes que des scientifiques. La fabulation scientifique telle qu’elle est portée dans les œuvres de Joan Fontcuberta ou de Louis Bec, par exemple, est généralement bien accueillie en ce qu’elle inclut toujours un élément permettant au public de comprendre que, précisément, il y a jeu sur la méthode et le discours.

    Ciro Najle, Cummulus, exposé au Laboratoire à Paris en 2012. Photo: © Annick Bureaud

    L’art et le design spéculatifs, particulièrement présents dans la création en biologie de synthèse ou dans les œuvres portant sur l’évolution écologique de la planète ne semblent pas poser de problèmes particuliers. La spéculation rejoint ici l’élaboration d’hypothèses, la mise en place de modèles et de simulations. Les exemples abondent. En 2013, Teresa Dillion, Naomi Griffin-Murtagh, Claire Dempsey et Aisling McCrudden proposent avec Opimilk, projet développé à la Science Gallery de Dublin, un futur où les analgésiques seront produits par des vaches génétiquement modifiées et où il suffira de les traire pour obtenir le médicament directement buvable avec le lait.

    La frontière est cependant quelquefois ténue. En 2001, Laura Cinti du duo C-Lab propose le Cactus Project (7) pour lequel des gènes de kératine humains auraient été introduits dans les cellules d’un cactus via une bactérie reprogrammée afin que des cheveux poussent sur la plante en lieu et place des épines. Quinze ans après le projet fait toujours débat comme étant une supercherie dommageable aussi bien pour la science que pour l’art. On laissera le lecteur juge. D’une manière générale, je fais partie de ceux qui pensent que l’intégrité artistique autorise la licence poétique. La littéralité au regard de la science ne fait pas forcément œuvre intéressante, ni dans la forme ni dans le fond.

    Art – Technologie – Ingénierie – Science
    Art et science auraient en commun la technologie. Reste à savoir de quelle technologie on parle. Les créations art-science se déclinent dans tous les médiums possibles : de la matière vivante pour certaines œuvres de bioart et d’art du vivant, aux médiums les plus classiques de l’art (photographie, dessin, sculpture, vidéo, etc.), en passant par les techniques de l’artisanat traditionnel jusqu’aux médias numériques. Quant aux sciences, elles aussi déploient un ensemble de technologies qui ne sont pas toutes numériques (l’optique par exemple). L’informatique n’est donc commune qu’à une partie des pratiques.

    En outre, l’utilisation d’un ordinateur n’a certainement pas valeur de langage commun. La couche logicielle en tant que langage et structuration des savoirs et de la pensée tout comme la capacité d’interprétation sont en la matière bien plus importantes. Enfin, dans ce trio art-science-informatique, il convient de distinguer ce qui relève de la recherche en informatique de l’ingénierie. Si les frontières sont, heureusement, poreuses, les amalgames hâtifs n’engendrent que la confusion.

    L’art et la science : art contemporain
    La relation des œuvres « art-science » à l’art contemporain est pour le moins confuse. Quand Loris Gréaud propose le film The Snorks (2012) dans lequel il fait référence à la bioluminescence sous-marine et pour lequel il visite et montre le télescope sous-marin ANTARES, cela relève de l’art contemporain. Quand Félicie d’Estienne d’Orves présentera son projet avec le même télescope, gageons que ce sera étiqueté art-science. Les créations de Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin du duo Art orienté objet qui alludent à l’histoire de l’art de manière subtile et érudite et incluent largement des techniques anciennes de l’artisanat sont d’abord perçues comme art-science. Quant à Tomas Saraceno, on peut imaginer que sa rétrospective au Palais de Tokyo le fera entrer dans l’art contemporain.

    Lors d’une conversation avec Christian Jacquemin, je déclarais que ce qui m’importait dans les collaborations art-science était que cela produisent des œuvres intéressantes. Il me demanda alors si cela devait aussi produire une science intéressante. « Great Art for Great Science », pour reprendre le slogan du programme culturel et artistique du CERN. La symétrie est-elle indispensable ? Je ne le pense pas. Je ne crois pas non plus qu’il faille développer une sorte de syncrétisme et encore moins établir un nouveau ghetto, un monde parallèle comme nous l’avons fait pour l’art numérique. Je plaide pour un non-champ.

    Dans ce numéro, j’ai volontairement choisi de mettre l’accent sur la création actuelle, plutôt que sur des aspects plus historiques. J’ai essayé aussi, par une sorte d’échantillonnage nécessairement limité, de témoigner de la diversité des sciences, des pratiques, des créations, des discours, des esthétiques.

    Annick Bureaud
    publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

    (1) http://artsci.ucla.edu/birds/

    (2) http://crochetcoralreef.org

    (3) www.generaldesignbureau.com

    (4) C’est en 1997 que la mathématicienne Diana Taimina de l’Université de Cornell mis au point la technique du crochet hyperbolique permettant de faire des modèles physiques de la géométrie des espaces hyperboliques ce que l’on croyait jusqu’alors impossible.

    (5) http://annadumitriu.tumblr.com/ModMedMicro

    (6) http://javieratejerina-risso.com/Deploiement

    (7) http://c-lab.co.uk/project-details/the-cactus-project.html

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