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    Les Arts de la Mémoire

    MNÉMOSYNE

    François Boutonnet — docteur en cinéma et chercheur à l’ESVA (École Supérieure d’AudioVisuel, université de Toulouse) — s’interroge sur les arts de la mémoire, sur la manière et les artefacts que l’homme a déployés pour graver ses connaissances, s’en souvenir et les transmettre. Tout un protocole et des techniques qui s’apparentent à un « art global » dont les principes résonnent avec ceux de la création multimédia contemporaine.

    Alors que nous sommes de plus en plus « assistés » (smartphone, etc.) et que nos mémoires flash sont désormais soudées, difficile d’imaginer comment les sociétés « pré-technologiques » organisaient la transmission du savoir avant même l’invention de l’écriture. Seuls des moyens mnémotechniques permettaient d’apprendre, de conserver et de restituer les connaissances religieuses, culturelles et scientifiques. Avoir vu un griot (un vrai, pas un joueur de kora pour touristes en charter…), en donne vague idée : souvenir d’un vieil homme assis en tailleur dans la pénombre d’une pièce sans fenêtre, les yeux mi-clos, dodelinant de la tête, qui entame le récit des origines pendant des heures et des heures, fruit d’un apprentissage de toute une vie… Sa technique de mémorisation passe par le chant, mais aussi par des images et des associations d’idées. C’est à cette pensée « visuelle », en images », mais au travers du prisme et de la culture occidentale, que s’intéresse François Boutonnet.

    La Grèce étant l’abscisse et l’ordonnée de l’Occident, son étude part de l’Antiquité, du mythe de Mnémosyne — la déesse de la mémoire, fille de Gaia et d’Ouranos. En préambule, François Boutonnet nous rappelle que la mémoire n’est pas seulement archive et agrégat, elle est aussi instrument d’invention et de méditation. C’est bien une pensée en acte. Un média (comme support de connaissance) et aussi un multi-média dans son apprentissage et sa structuration, dans sa distribution liée à l’espace, au lieu, au mouvement et à l’image, dans ses principes d’association et de répétition, dans son protocole de fixation et révélation (au sens photographique) de la connaissance.

    Avec les Grecs apparaissent des lieux dédiés à la mémoire. L’apprentissage se fait en mouvement, la fixation se fait par déambulation, selon un ordre pré-établi. Le lieu se donne comme support, les images comme écriture, la déambulation comme lecture. La figure du labyrinthe deviendra centrale dans les dispositifs de mémorisation, comme processus dialectique… Par la suite, de la Grèce au Moyen-Âge, les chemins initiatiques, les jardins ordonnés et les palais de mémoire seront les lieux ordonnancés où s’exerce la mémoire. Et dont les principes sont encore actifs à l’ère numérique. Les dispositifs nés il y a deux millénaires trouvent aujourd’hui avec Internet des développements dont la diversité et l’ampleur sont sans commune mesure avec les techniques des mnémonistes de l’Antiquité. Ce sont pourtant les mêmes principes qui sont mis en oeuvre : principes d’ordonnancement, parcours répétitif, lien image-langage (p.114).

    De ce point de vue, les arts de la mémoire préfigurent bien l’arrivée des images en mouvement — de l’image-mouvement — et, au-delà, de la modernité numérique où les idées, sentiments et rapports au monde s’expriment de plus en plus par des visuels (smileys, selfies, etc.). Un état de fait qui ouvre, plus tard, sur d’autres questionnements : à la mise en mouvement des images, répond la mise en question des lieux (p.64). De même pour l’espace considéré comme produit d’une activité mentale, lieu des possibilités virtuelles de déplacement, tant dans les arts numériques de ce début du XXIe siècle que dans les scénographies médiévales.

    À chaque époque les couplages lieux-pensée-image ont bouleversé le statut des lieux et des images. Le XVIIe siècle de Giordano Bruno représente certainement une sorte de climax dans ces interactions, avant que la Réforme et la montée en puissance de l’imprimerie n’ouvrent une longue parenthèse d’obscurité pour les arts de la mémoire (p.69). Après l’écriture, qui opère donc un changement de paradigme pour la mémorisation, le retour à la primauté de l’image (animée ou non) signe une nouvelle ère régie par des principes immémoriaux; l’art numérique obéissant à ces mêmes lois, ou plutôt retrouvant ces lois de manière inconsciente, non intentionnelle, en privilégiant de nouveau les interactions entre audio et visuel.

    L’invention de l’imprimerie était venue interrompre, à la Renaissance, le recours à la mémoire en imposant de nouvelles règles à la communication : fixité des contenus, mise en lumière de l’auteur, passivité du lecteur. Ces règles ont largement dominé pendant trois siècles le livre, mais aussi le théâtre, la peinture, les arts graphiques, la musique, la photographie… et le cinéma. Ces règles sont aujourd’hui pulvérisées par les technologies numériques, qui ferment la parenthèse d’exclusivité Gutenberg, et replacent les Palais de Mémoire dans le jeu de la communication (p.93).

    Laurent Diouf

    François Boutonnet, Mnémosyne. Une histoire des arts de la mémoire de l’Antiquité à la création multimédia contemporaine (Dis Voir, 2013)

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