Alors que les trois domaines des sciences, de l’art et de la fiction entretiennent des liens à la fois étroits et problématiques, comment interpréter les propositions scientifiques totalement imaginaires créées par des artistes ? Quel sens artistique ou scientifique accorder à ces constructions fictives qui défient les frontières entre disciplines et brouillent les genres ?
Tout type de recherche, y compris dans les sciences de la nature, suppose des hypothèses qui entraînent une certaine dose d’imagination. L’interprétation fait également partie intégrante de cette dose de « fiction » qui œuvre dans l’expérimentation et à la découverte scientifique, autant qu’artistique. Entre invention et découverte, tous ces aspects d’une oscillation entre un but à atteindre, un objet à construire ou une hypothèse à démontrer, et un réseau de possibles dans les chemins à prendre pour y parvenir font partie du domaine « subjectif » de l’entreprise scientifique.
Nous allons nous intéresser ici à un thème spécifique qui est le rapport d’intimité qu’établissent certains artistes avec la science par l’art à travers la création de fictions. Il s’agit donc du brouillage des trois territoires pour créer une zone commune. En cela, elles sont fort différentes de ce qui se passe en science, puisque la succession d’hypothèses nécessaires à la recherche qui se révéleront a posteriori fausses n’est pas fictive à proprement parler. Elles ne sont pas tant concernées par l’imaginaire que par le fait qu’elles ne sont pas vraies dans le sens de non conforme à la vérification. Il faut d’ailleurs noter que certaines hypothèses scientifiques bien que connues comme fausses ou inadéquates sont tout de même utilisées par défaut en attendant mieux.
Contrairement à d’autres moments de la culture où les fictions scientifiques étaient des erreurs d’appréciation ou d’observation (parmi la pléthore d’exemples, on peut penser à Ambroise Paré qui, dans Des monstres et prodiges (1573), imagine les habitants des antipodes marchant sur la tête ou à la nomenclature des cabinets de curiosités qui jusqu’au milieu du 17e siècle va faire entrer dans une chaîne « logique » objets naturels, phénomènes biologiques, étrangetés lointaines ou constructions humaines des techniques et des arts, à grands coups de théories fumeuses, mais très élaborées du point de vue de l’extrapolation fantasmatique), il s’agit d’une démarche délibérée qui vise à faire œuvre par la fabrication d’une fantaisie qui fonctionne sur le mode d’un compte rendu savant, ou à rendre visible par manipulation ce qui sans cela ne pourrait l’être.
Créer des mondes qui n’existent pas est le propre de la littérature notamment de science-fiction. Arrakis est une célèbre planète imaginaire inventée par Frank Herbert dans Dune, ou Krypton dans le comics Superman. Ian M. Banks dans sa série La Culture (1987-2000), décrit non seulement des êtres de diverses espèces, leur psychologie et leur environnement matériel, mais également leurs planètes naturelles ou artificielles. Nat Schachner puis Isaac Asimov dans le Cycle de la Fondation (1942-1991) créent une discipline scientifique fictive, la psychohistoire, qui croise histoire, psychologie et statiques pour parvenir à une capacité prédictive de l’avenir.
Mais on a aussi pu parler de fictions scientifiques à propos du cinéma documentaire de Jean Painlevé qui soulignait précisément la relation existant entre science et fiction, notamment dans l’élaboration des images qui rendent compte des découvertes scientifiques en biologie. Les spéculations des artistes autour des découvertes scientifiques de leur temps est une constante, parmi celles-ci : Mikhaïl Larionov et Paul Klee avec les rayons X ou Malevitch et Duchamp pour la 4e dimension, ou les taxinomies de Paul Armand Gette, ou encore les installations de fictions spatiales d’Ilya Kabakov. Ces pratiques sont des extrapolations ou des constructions narratives dans le strict champ de l’art. D’autres artistes tels que Joan Fontcuberta ou Louis Bec fabriquent de toutes pièces des fictions scientifiques renforçant délibérément la proximité avec un possible réel.
Joan Fontcuberta (1) utilise tous les techniques et artifices photographiques pour créer des « vérités fictionnelles ». Animaux hybrides supposés être la collection retrouvée d’un savant inconnu qui n’envient rien aux fameux poissons à fourrure ou aux cornes de licornes du 17e siècle (Fauna) ou plantes inventées et hyperréalistes à la fois (Herbarium, 1984) composent des fictions « amusantes », alors que l’utilisation du logiciel Terragen (Orogenesi, 2002) ou des images de GoogleMaps (Googlegrams, 2005) interroge la source technique et économique des images qui hantent nos machines, leur universalité et leur indépendance.
L' »épistémologie fabulatoire » de Louis Bec interroge par l’exemple l’impact des biotechnologies, de la vie artificielle et des technologies de communication sur nos vies et le monde qui nous entoure. Montrer qu’il existe, actuellement, des activités artistiques avancées qui se trouvent liées à certains domaines des sciences du vivant et des technologies et qui se développent à partir de concepts et de pratiques expérimentales traitant d’une incertaine spécificité du vivant (2).
Que veut dire cette création d’objets, d’anecdotes, de personnages scientifiques ? Y a-t-il une vérité dévoilée dans la création de fictions scientifiques ? Le « faux scientifique » acquiert-il, une fois déplacé dans le champ de l’art, une forme de vérité de notre réalité tangible qu’il montre ou démontre ? Autrement dit, ces fictions seraient opérantes à un autre niveau que celui de la véracité ou de la connaissance du monde tangible qui est celui de la science.
De ce point de vue, Brandon Ballengée et ses expositions de corps d’animaux modifiés de façon à mettre en évidence l’impact des interventions environnementales humaines dans la transformation de leur physiologie (et, partant, de la nôtre), est exemplaire. Car, après tout, ces fictions artistiques décrivent des êtres inexistants, ou inauthentiques tels quels, mais nous édifient sur notre monde. Il s’agit de simulations au sens de modélisations, pour réfléchir autant que pour rêver. Des modèles de mondes possibles à portée d’exploration par la création artistique allant au-delà de la réalité tangible, et qui existent indépendamment du regard scientifique ou artistique que l’on porte sur eux.
Nommée par Coleridge « suspension volontaire d’incrédulité » (3), cette posture mentale permet l’abandon du principe de réalité au profit de celui de l’acceptation des incongruités pour s’abandonner à l’histoire que l’on raconte. Doute ou scepticisme n’ont plus de sens, puisque tout étant permis, tout est possible. La puissance de l’impact dans nos vies de l’imaginaire scientifique par rapport à celui de l’art contemporain est exponentielle. Ces artistes en faisant des propositions « à l’envers », c’est-à-dire en investissant les sciences par le fonctionnement métaphorique et fondamentalement imaginaire des sciences, tendent à redonner la sensation de la puissance de transformation intrinsèque à l’art.
Manuela de Barros
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016
(1) www.fontcuberta.com/
(2) Louis Bec, « L’art est le vivant » in Déterminismes et complexités : du physique à l’éthique, autour d’Henri Atlan, Éditions La Découverte, Paris, 2008, pp. 195-205. En 2015, CIANT a publié l’eBook Zoosystémie (disponible sur iTunes) rassemblant une sélection de textes de Louis Bec.
(3) « Willing suspension of disbelief », Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria, 1817.