Qu’il s’agisse de remettre en cause la logique industrielle de notre époque (la Mercedes en pièces détachées avec Les hommes n’ont pas fini d’aimer les voitures), ou la validité du pouvoir « mâle » symbolisé par l’armement (Le choix des armes et sa mitraillette démontée), la guerre (The Shadow) ou les clichés concernant les valeurs féminines véhiculées par les médias (ses ajouts sur toile de Jouy), l’artiste allemande Brigitte Zieger, qui vit et travaille à Paris, confronte son univers au territoire mental de nos pays « en paix ». Artiste féministe « intranquille », elle rend lisible le sous-texte de notre époque violente et hypocrite.
Brigitte Zieger, peut-on dire que vous interpellez le spectateur en amenant la guerre dans l’espace public ?
Oui, l’intention est bien de provoquer des réactions quand j’interviens dans l’espace public. Les projets que je mets en place traversent souvent des contextes politiques, des zones géographiques et historiques; ils prennent comme point de départ des images-événements de notre mémoire collective. Guerre et violence, mais aussi résistance sont parmi ces images collectées et déplacées vers l’espace public. Il s’agit pour moi d’interpeller le regardeur sur les failles et les injustices générées par un système dominant-dominé qui régit le récit de l’Histoire et le fonctionnement des sociétés actuelles.
Votre œuvre est parcourue, de manière subtile, par le thème de la lutte, de la guerre, de la violence infligée à l’autre, par une nation sur une autre (comme les métaphoriques B52 de The Shadow, ou les avions de Détournements 1 to 6). Pourquoi ces thèmes récurrents dans votre travail ?
Violence, lutte et guerre sont comme tissées dans les structures de l’interaction sociale et très profondément ancrées dans nos sociétés actuelles. La présence de The Shadow tente de révéler cet ancrage, de le rendre visible là où tout est fait pour qu’on l’oublie. Cette ombre du bombardier (qui a fait le plus de guerres sur la plus longue période de l’histoire) fait lever la tête de celui qui regarde, pour noter l’absence de l’avion et rappeler ainsi qu’il se déplace ailleurs, en même temps, en Irak ou en Afghanistan. Dans la série Détournements, des avions de guerre sont comme retenus dérisoirement par quelques slogans d’artistes, et ces assemblages improbables, mêlant dispositif publicitaire, armes de destruction et poésie utopiste, demandent à celui qui regarde de creuser ces imbrications complexes de la guerre et du spectacle. Le regard que je porte sur la violence et la lutte se situe ainsi sur leur fusion inextricable avec la vie quotidienne.
De fait, pensez-vous votre travail en tant qu’artiste comme « politique » ?
Oui, quand je parle de ceux qui résistent par exemple, comme dans la série des Sculptures anonymes ou dans les impressions numériques Counter-Memories et ce dans un rapport très direct à l’activisme. Dans d’autres pièces, j’avance de façon plus subtile en pervertissant des systèmes de représentation, en y glissant des parasites qui transforment des images “jolies ou décoratives” en terrain politique à investir.
Et en tant que femme ? Comme « féministe » ?
Pour moi l’engagement politique et le féminisme sont étroitement liés, car je mets au centre de mes réflexions la question de la domination et la violence qui en découle. Je préfère donc tendre vers un féminisme subversif, qui va au-delà de la simple revendication d’accession des femmes à l’égalité dans une société de structure patriarcale, pour défendre des idées plus utopiques d’anti-autoritarisme et de révolution des mentalités. Et là, ce n’est pas qu’une affaire de femmes, ces questions concernent toute l’espèce humaine. En ce qui concerne la guerre, je privilégierais l’approche de Virginia Woolf qui prône un “désengagement stratégique des femmes du système de guerre”, qui au fond ne les concernent pas et auquel elles n’ont pas à participer, au contraire de certaines factions des suffragettes qui proposaient leur soutien à la guerre pour obtenir leur émancipation.
Vous avez par exemple réalisé une installation auscultant les identités féminines / masculines avec Hits & Misses (qui porte le nom d’une série mettant en scène une tueuse transsexuelle, un hasard…), quel est le but de ce travail ?
Cette série de vidéos performatives, laisse effectivement une ambiguïté sur l’identité du personnage principal, qui est en réalité un cascadeur déguisé pour me ressembler et prendre ainsi le rôle de l’artiste; mais le titre ne vient pas de la série, il vient d’un disque réalisé suite au combat illégal de Cassius Clay, car interdit de ring pour avoir été objecteur de conscience. L’acte du cascadeur est assez impressionnant à voir, car il chute de façon répétée en traversant un sol et un plafond puis subit l’effondrement d’un mur qui l’ensevelit après une lutte vaine. L’action sans narration filmique isole ainsi la chute de l’artiste et de l’espace architectural du “white cube” qui évoque clairement le lieu d’exposition. C’est donc la situation de l’artiste et sa possible chute qui est au centre de ce travail.
Vous utilisez à peu près tous les médiums de l’art contemporain (vidéo, dessin, sculpture), quelle est la part du numérique dans vos dispositifs et dans vos œuvres ? Oui, effectivement, j’aime changer de médium. La part du numérique est assez importante, notamment avec les films animés de la série des Wallpapers [des papiers peints animés], mais aussi avec la création d’images numériques comme les Détournements. Cette pratique a pris une plus grande ampleur cette année avec la série des Counter-Memories, de grandes impressions numériques faites de multiples manipulations de l’image, dont la création d’espaces et de faux reliefs, qui donnent l’illusion de sculptures ou de bas-reliefs.
Quelle est l’importance d’Internet dans votre travail ? Un terreau fertile d’idées, d’images, de stéréotypes à renverser ?
Internet est une source importante de mes recherches d’images et le point de départ de la plupart de mes réalisations. Je suis toujours intéressée par l’image la plus citée, la plus connue, celle qui semble effectivement rentrer dans l’histoire collective par les clics multiples dont elle fait l’objet. Ce qui m’intéresse alors c’est de trouver une forme à ces images qui réactive leur pouvoir de provocation et de les confronter ainsi au présent (par exemple avec les Sculptures anonymes).
Plus généralement, à votre avis, Internet et les médias numériques sont-ils l’avenir de la contestation et de l’action politique ? Ou au contraire, qu’est-ce qui serait susceptible de freiner l’activisme, en réseau et dans les médias numériques, dans le futur ?
Je ne sais qu’en penser. Les réseaux sociaux permettent de lancer des actions de façon incroyablement rapide et efficace, ils fonctionnent très bien pour des actions ponctuelles ou les pétitions. En même temps, c’est toujours étrange de constater que s’organiser politiquement de façon plus globale semble être difficile aujourd’hui. Il y a une sorte de contradiction entre l’immense possibilité d’Internet comme arme politique internationale et son usage réel. Il faut espérer que les générations à venir sauront mieux l’utiliser afin de créer de véritables mouvements politiques. Pour cela, il faudrait que se développe une fluidité plus grande entre l’écran et le réel, entre le réseau et la rue. Je pense que l’action politique a une dimension poétique, voire romantique, générée par l’esprit de communauté auquel Internet ne peut se substituer.
propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015