Réinventant le passé à l’aune du futur, placées sous le spectre du grand Philip K. Dick, les uchronies de science-fiction et de fantastique les plus déjantées cassent le temps linéaire du récit littéraire. À relier aux samples et aux hypertextes de l’âge du numérique…
Nous voici dans l’univers pirate du Déchronologue de Stéphane Beauverger (1). François Le Vasseur, corsaire devenu gouverneur de l’Ile de la Tortue, est littéralement obsédé par ces maravillas arrachées au futur : cartes géographiques plus vraies que nature, platines, lampes électriques, émetteurs radio et autres tubes de quinquina. Henri Villon, flibustier dont le navire repousse hors de son siècle les ingérences temporelles de flottes d’autres époques, propose à l’autocrate un cadeau empoisonné : un livre venu des temps à venir pour témoigner du destin des illustres personnages qui feront l’histoire caraïbe et où figure, en bonne place, François Le Vasseur, gouverneur de Tortuga depuis l’an 1640, avec l’année, le lieu, le jour et la manière de sa mort. Conséquence fatale : après une nuit de souffrances mentales face à l’annonce de l’inéluctable par l’encre sur le papier, l’impétrant se tire une balle dans la tête, enfin soulagé de s’être inventé un autre trépas que celui que l’histoire lui avait promis.
Tombé dans le passé, le livre d’histoire des boucaniers change le présent du personnage, ce qui en retour devrait changer l’histoire et donc chambouler cet ouvrage du futur témoignant – faussement donc – du passé de Le Vasseur. Comme les autres maravillas, cet objet rare tient à la fois du sample et du virus. C’est un échantillon du futur, là où le sample est d’abord en théorie un ersatz bien déterminé du passé, utilisé au présent à des fins de création. Et c’est un virus creusant un trou dans le temps. Il casse en effet la logique inébranlable de sa flèche à la façon d’un autre livre dans le livre : dans Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick (2), uchronie où la deuxième guerre mondiale a été gagnée par l’Allemagne et le Japon, circule sous le manteau un livre affirmant que le conflit a été remporté par les Alliés : La sauterelle pèse lourd.
La logique séquentielle est rompue par les intrusions en théorie impossible d’un à–venir dans l’aujourd’hui du bouquin, voire d’un hier réinterprété par l’auteur, par exemple la percée d’Alexandre le Grand, imaginée en 1640 dans les mers du Déchronologue. Par une jolie trouvaille, le livre imprimé de Stéphane Beauverger monte lui-même du chapitre I (1640) au XVI (1646), puis descend du XX (1649) au IX (1641). Autrement dit : sa lecture « linéaire » est « délinéarisée ». Il est possible de lire le Déchronologue en rompant la flèche du temps, selon la logique séquentielle suggérée par l’auteur, ou au contraire de façon classique, du chapitre I au XXV, mais en construisant soi-même une lecture au-delà de l’ordre des pages.
D’une certaine façon, le collage sur YouTube rejoint par son patchwork cette scène du deuxième roman de la trilogie des Danseurs de la fin des temps de Michael Moorcock, où un dandy du futur le plus lointain et des extraterrestres à mousquets foutent le brin à Londres, dans le Café Royal fréquenté par H.G. Wells à la fin du XIXe siècle londonien. Littérature de série B pour feuilletons de fantastique ou de science-fiction, l’uchronie ne cherche pas pour autant à révolutionner la forme même du texte imprimé à la façon désormais légendaire d’un Raymond Queneau ou des expérimentations de l’Oulipo. On y trouve certes de jolies idées, comme ces extraits de romans plus ou moins inventés qui semblent vivre leur propre vie en caractère gras au cœur de L’Affaire Jane Eyre de Jasper Fforde (4). Mais la double page blanche qui rompt soudainement l’édition d’origine du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë, suite à une infraction à la fiction, est mise en scène, non au cœur du livre… mais sur le site Internet de Jasper Fforde !
Bref, c’est moins par sa forme littéraire que par la façon dont ses scenarii mettent sens dessus dessous les évidences temporelles de notre réalité et dessinent un temps circulaire et réversible que l’uchronie anticipe, via son texte, l’hypertexte des écritures multimédias d’aujourd’hui. La série entamée par L’Affaire Jane Eyre au début des années 2000, remix fou de la Grande-Bretagne de 1985 avec voyages temporels, dodos clonés et le Pays de Galles transformé en République socialiste, est à ce titre remarquable. « Détective littéraire » et employée de la « Jurifiction », l’héroïne de Jasper Fforde, Thursday Next, y agit au sein de romans, de la même façon que les figures de ces mêmes romans interviennent au cœur même de son « réel » à elle : la plus infime modification effectuée sur le manuscrit original d’une œuvre affecte automatiquement tous les exemplaires existants de cette création…
Par ce type de mise en abyme, proche de celles de certains textes de Borgès ou de nouvelles comme Le Monde qu’elle voulait ou Reconstitution historique de Philip K. Dick (5), l’uchronie transforme les œuvres fictives mises en scène en son cœur en de vraies réalités virtuelles, au sein desquelles il est possible d’agir très concrètement. Enfin, les romans « vivants » de Jasper Fforde anticipent l’idée d’œuvre inachevée, et en particulier cet e-book rêvé par Frédéric Kaplan, changeant sans cesse au fur et à mesure des notes, renvois vers le Web et autres échanges des lecteurs-auteurs… Soit une lecture-écriture à plusieurs mains qui jamais n’écrira le mot « fin ».
Ariel Kyrou
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012
Auteur de Google God, Big Brother n’existe pas il est partout, et de ABC Dick, Nous vivons dans les mots d’un écrivain de science fiction, Incultes, 2009 et 2010, Ariel Kyrou est membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes. http://multitudes.samizdat.net/
(1) Stéphane Beauverger, Le Déchronologue, (La Volte, mars 2009).
(2) Philip K. Dick, Le Maître du Haut Château (1962), (J’ai Lu, 2001).
(3) Michael Moorcock, Le Danseur de la fin des temps : Une Chaleur venue d’ailleurs (1972), (Denoël / Présence du futur, 1975), Les Terres Creuses (1974), (Denoël / Présence du futur, 1977).
(4) Jasper Fforde, L’Affaire Jane Eyre (2001), (Fleuve Noir, 2004).
(5) Philip K. Dick, Le Monde qu’elle voulait (1953), Reconstitution historique (1953), dans Nouvelles, Tome I, 1947-1953, (Denoël / Lunes d’encre, 1996).