une monnaie doit être affectée par l’environnement dans lequel elle circule
Bureau d’études est un duo d’artistes français formé à la fin des années 1990 par Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, connu pour son travail cartographique sur la gouvernance mondiale. Le duo se définit comme un groupe conceptuel qui collabore avec de nombreuses personnes ou groupes artistiques, militants, résilients. Depuis 2009, ils ont intégré un projet complet de friche rurale en Allier avec épicerie bio, terres agricoles cultivées en biodynamie, école, salle de spectacle, association de production culturelle et gîte rural. Ils y développent une réflexion sur l’argent.
Quand avez-vous commencé à travailler sur la question des échanges de biens ?
Notre première approche de la question fut un temps de réflexion sur le statut de l’artiste organisé en 1998 avec le Syndicat Potentiel, un regroupement d’artistes et/ou chômeurs de Strasbourg. L’idée de zone de gratuité est alors venue en réponse à la question du travail gratuit des artistes, qui interviennent dans le champ de l’économie symbolique, subventionnée, sans être eux-mêmes rémunérés. Les artistes agissent dans une économie de la gratuité et à la différence des chômeurs, par exemple, ils n’ont pas d’allocations.
Quelle forme artistique cela a-t-il pris ensuite ?
Il y a eu deux moments. Le premier fut la création d’une zone de gratuité en 1999 dans un centre d’art en Alsace, puis dans une galerie d’art, rue des Taillandiers à Paris. À cette occasion, nous avions mis en place un questionnaire pour savoir comment la gratuité était perçue et comment elle pouvait se développer dans l’espace urbain. Nous avons organisé des collectes de biens redistribués dans le magasin, des requalifications et confections d’objets donnés, un système de prêt gratuit de vêtements de valeur. Le projet a reçu une bonne couverture médiatique et cela a suscité un afflux de monde et par la suite, il y a eu des petites zones de gratuité temporaires installées ici et là.
Le deuxième moment a été un commissariat d’exposition en 2000 au Cneai, le Centre national de l’art imprimé à Chatou, avec l’exposition Pertes et profits. L’idée générale était de demander à des artistes de proposer des formes d’échange qui puissent prendre la forme d’un don, d’un prêt, d’un troc, d’un vol… Un protocole invitait les artistes à proposer des procédures de transaction. Ces procédures ont été mises en œuvre dans quatre zones : zone de vente, zone de gratuité, zone de troc, zone d’emprunt. Le public devait apporter des biens, des expressions, pour entrer dans les propositions des artistes.
Vous avez pris un nouveau tournant en 2009 en vous installant en Allier dans une friche rurale. Quelles sont vos motivations ? Le projet a-t-il à voir avec une volonté de résilience ?
Le musée d’art moderne ou sa forme marchande, la galerie, sont les doublures du laboratoire et du grand magasin, le fétichisme des œuvres d’art imite le fétichisme de la marchandise et les expérimentations culturelles dans le « white cube » imitent les expérimentations scientifiques in vitro. Il existe pourtant d’autres pratiques artistiques que celles qui s’inscrivent dans ce triangle musée-grand magasin-laboratoire. Ces pratiques contribuent à la formation d’une autre spatialité que celle, abstraite, du capitalisme tardif.
Elles sculptent des localités en partant des relations de réciprocité qui lient les uns aux autres les lieux et les êtres qui s’y trouvent, en sélectionnant les relations qu‘ils veulent cultiver avec d’autres localités autour du globe, et ce faisant, contribuent à définir ce que pourrait être une résilience culturelle. C’est à la cartographie en acte de cette spatialité et de cette résilience culturelle que nous nous sommes attelés en Allier depuis cinq ans. L’expérimentation locale permet ici l’articulation des expériences fondamentales de l’existence humaine (vie, mort, sommeil…) aux structures sociales fondamentales (propriété, monnaie, communs…) qui en sont l’expression.
Comment approchez-vous la question de l’argent ?
Nous travaillons à la mise en place d’un réseau monétaire non plus abstrait et inconscient, comme l’euro ou le dollar, mais émergeant à même les réseaux sociaux, productifs et commerciaux d’un territoire. Un tel réseau — qui est une cartographie en acte — doit permettre de rendre conscientes les relations qui se tissent et forment la vie sociale d’un territoire, de le renforcer et lui donner du crédit.
La monnaie euro ne garde pas, en effet, les traces du territoire dans lequel elle circule et reste aussi abstraite que les éléments du tableau chimique de Mendeleïev. Nous pensons qu’une monnaie doit être affectée par l’environnement dans lequel elle circule comme les minerais le sont en réalité. De même, une comptabilité locale ne peut être enfermée dans une comptabilité en partie double, mais doit être imprégnée de la localité qu’elle reflète. Et nous aimerions que cette autre monnaie, cette autre relation à la propriété ou aux objets, puisse être considérée comme autant d’actions plastiques se substituant aux ready-mades, aux formes mortes reçues abondamment par les canaux de distribution du capitalisme mondial intégré, cette Zone qu’en Stalker nous parcourons.
propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015