théoricienne de l’art et commissaire d’expositions
Christiane Paul est professeur associée à la School of Media Studies de la New School et commissaire adjointe des Arts des Nouveaux Médias au Whitney Museum. Parmi ses ouvrages récents on compte Context Providers; New Media in the White Cube and Beyond et Digital Art. Au Whitney Museum, elle a été commissaire de l’exposition Cory Arcangel: Pro Tools et dirige artport, site internet dédié à l’art Internet. Elle a également été commissaire de The Public Private, Eduardo Kac: Biotopes, Lagoglyphs and Transgenic Works et Feedforward – The Angel of History.
Pensez-vous que l’usage du numérique en art soit propice à la relecture et à la réactivation de pratiques historiques ?
Tout à fait. Chaque « nouveau » support nous invite à revisiter ceux qui l’ont précédé — la photographie, par exemple, a transformé la peinture et l’on s’accorde à penser qu’elle l’a « libérée » de la représentation pour l’ouvrir à l’abstraction. L’art numérique réactive plusieurs tendances de l’histoire de l’art, notamment celles qui sont liées à l’art conceptuel, l’art basé sur des instructions, l’art génératif, les techniques cinématographiques et immersives, l’Op art, l’art lumineux ou cinétique, tout comme les formes d’art participatif. L’art des logiciels réactive l’art reposant sur des instructions ou des ensembles de règles — qu’il s’agisse d’un langage naturel ou d’un code informatique — dont on peut retrouver la trace dans les premiers exemples d’artisanat, mais aussi dans le mouvement Dada ou les œuvres conceptuelles d’artistes comme Sol LeWitt et jusqu’au mouvement Fluxus des années 1960. L’impulsion de l’archéologie des médias dans l’art numérique, c’est-à-dire la réflexion et l’intérêt renouvelés quant aux expériences initiales faites d’environnements immersifs (projection) ou des premiers mécanismes visant à créer des boucles d’images, comme le zoetrope, témoignent des possibilités de réactivation.
La question de l’interactivité dans l’art est-elle encore d’actualité ?
Absolument. D’une part, le terme d’interactivité est à présent galvaudé et vide de sens, car il existe dans la pratique artistique une grande diversité de possibilités et de couches d’interaction requérant une analyse minutieuse. Sur un autre plan, il est toutefois constructif de penser à l’interactivité dans le contexte plus vaste de la participation et de l’intervention. Myron Krueger a commencé à enquêter et à écrire sur l’interaction comme support dans les années 1970. Au cours des dix dernières années, l’art contemporain a de plus en plus été façonné par les concepts de participation, de collaboration, de connectivité sociale, de performativité et les aspects »relationnels ». On pourrait dire que tous les projets d’art relevant de l’approche participative et des »réseaux sociaux » de ces quinze dernières années (qui ont fortement attiré l’attention des institutions artistiques) réagissent à la culture contemporaine façonnée par les technologies numériques en réseau et les « médias sociaux » ainsi que les changements qu’ils ont entrainés. Cependant, l’art qui utilise ces technologies comme principal support reste le grand absent des grandes expositions dans le monde de l’art établi.
Les nouveaux procédés de prototypage à commande numérique, entre autres technologies émergentes, sont-ils de nature à renouveler la sculpture ?
Les technologies numériques ont introduit des changements majeurs dans la création de sculptures et par là même dans la compréhension de l’acte sculptural et du concept de sculpture. Différentes étapes de la création et de la production d’objets sculpturaux, du design initial jusqu’à la fabrication, intègrent à présent des technologies numériques. Déterminer la date (ou l’année) de naissance d’une technique artistique est toujours une problématique voire un effort vain, mais on peut dire que les années 1990 représentent la décennie où « la sculpture numérique » a officiellement vu le jour, même si elle s’enracinait dans des expériences antérieures. Les nouveaux outils numériques de modélisation et de production ont élargi les possibilités créatives des sculpteurs et changé la construction et la perception de l’expérience tridimensionnelle.
Alors que les machines et la fabrication industrielle sont utilisées depuis longtemps dans le processus de création des sculptures, les technologies numériques ajoutent une couche d’abstraction de données qui apportent de nouvelles qualités à la production mécanique. Les médias numériques traduisent la notion d’espace tridimensionnel dans le monde virtuel et ouvrent ainsi de nouvelles dimensions aux relations entre la forme et l’espace. La matérialité, qui représentait autrefois une caractéristique majeure du concept et du processus de création sculpturale, n’est plus forcément une qualité déterminante de ces processus de création ou de présentation. Les opérations de mise à l’échelle, les modifications de proportions, les points de vue excentriques, les processus de morphing et le montage 3D comptent parmi les techniques utilisées dans le domaine de la sculpture numérique.
L’usage du medium numérique n’est-il pas tout particulièrement adapté aux pratiques se situant entre l’art et le politique ?
Oui, je le crois. L’infrastructure de la plupart des sociétés actuelles est profondément influencée, voire façonnée, par les technologies numériques. Ainsi, l’art numérique semble être la forme la plus adéquate pour réfléchir aux croisements entre art et politique. Dans l’idéal, le paysage médiatique actuel pourrait avoir une fonction de mesure des perturbations politiques, économiques et sociales au sein des structures de nos sociétés, nous aidant ainsi à trouver un fondement propice à l’action. D’un autre côté, les médias eux-mêmes peuvent être perçus comme des éléments perturbant la réalité, en ce qu’ils peuvent enregistrer, recentrer, éditer et réinventer sur le plan technologique le monde qui nous entoure, le perturbant et l’explorant dans un même élan. Les technologies numériques, des ordinateurs à Internet, sont inextricablement liées au complexe de divertissement-militaro-industriel et maintes œuvres des nouveaux médias opèrent sur un plan critique vis-à-vis de ces circonstances. Cela ne signifie pas que les aspects problématiques de l’histoire du progrès technologique rendent l’art des nouveaux médias intrinsèquement corrompu ou défectueux. On pourrait dire que l’art des médias offre un espace idéal pour explorer la condition des médias et ses structures complexes. Comme de nombreux théoriciens des médias l’ont soutenu, toute forme d’engagement critique ou d’intervention vis-à-vis des médias est elle-même obligée d’utiliser les médias.
Ne faut-il pas s’habituer à l’idée que les œuvres de médias variables sont amenées à disparaître plus rapidement que les objets d’art ?
Pas du tout ! S’habituer à cette idée serait, à mon avis, une très mauvaise stratégie. Certes, la rapidité du développement technologique et les changements constants des logiciels et du matériel informatique font courir des risques considérables aux œuvres des médias numériques. Toutefois, il est important de garder à l’esprit que toutes les formes d’œuvres d’art analogiques sont également très éphémères et menacées de désagrégation (au risque de simplifier la question, les bits et les octets sont, à terme, plus stables que la peinture). Les institutions d’art s’engagent à préserver ces œuvres et mettent de l’argent et des efforts dans cette action continue. Le problème majeur c’est que ces institutions ne collectionnent pas d’œuvres d’art des médias de manière aussi soutenue qu’elles le font pour les formes d’art traditionnelles. Par conséquent, il n’y a ni engagement ni financement destinés à préserver les œuvres. Nous devons faire entrer les œuvres des médias dans les collections pour assurer leur avenir et créer des organisations dédiées à leur préservation. Le livre Re-Collection – Art, New Media and Social Memory par Jon Ippolito et Rick Rinehart constitue un excellent argument pour les changements qui devraient s’opérer dans la préservation culturelle afin de créer une archive historique de l’art des médias.
La transversalité du médium numérique, allant de l’art au business, ne le rend-il pas quelque peu suspect dans le monde de l’art ?
Je ne pense pas que les frontières floues entre l’art et l’entreprise ou le commerce rendent le support numérique suspect aux yeux du monde de l’art. Tout d’abord, le monde de l’art est lui aussi une entreprise dotée d’une bonne dose de mercantilisme. Les médias technologiques dépassent toujours les frontières entre la pratique artistique et commerciale ou l’art et le divertissement : la photographie, le cinéma, la vidéo et les médias numériques peuvent tous être utilisés aussi bien pour créer des œuvres d’art que des produits commerciaux et de divertissement. Je pense que les soupçons du monde de l’art vis-à-vis des supports numériques concernent davantage la façon dont ils défient les structures existantes du monde de l’art.
Que pensez-vous de l’attitude des artistes qui, entrant en galerie, se font plus rares dans les événements d’art numérique où ils ont pourtant émergé ?
Finalement, tous les artistes souhaitent que leur travail soit considéré comme de l’Art (avec un grand A), peu importe le support sur lequel ils travaillent, et toutes les formes de supports et de pratiques artistiques devraient s’inscrire dans le dialogue au sein du monde de l’art contemporain. Cela ne signifie pas un manque de place et/ou de nécessité d’une exploration et d’événements spécifiques à un support, qu’il s’agisse de la photographie ou du numérique. Malheureusement, un grand nombre d’artistes craignent toujours qu’en participant ou en revenant à des événements consacrés exclusivement aux pratiques numériques, leur reconnaissance et leur acceptation dans le monde de l’art dominant puissent en souffrir. Ces craintes ne sont pas nécessairement infondées puisque la plupart des événements numériques n’ont pas le »sceau d’approbation » du monde de l’art.
Les pratiques numériques doivent-elles inévitablement s’adapter aux conditions de présentation du White Cube pour intégrer les institutions muséales ?
En aucun cas. Les musées, les galeries et le monde de l’art ont longtemps été axés sur les objets et se sont configurés pour accueillir la présentation d’œuvres d’art statiques dans le cube blanc moderniste. Les pratiques numériques exigent que les musées et les galeries élargissent leurs méthodes habituelles de présentation et de documentation, ainsi que leur politique de collection et de conservation. Je crois que les changements dans l’infrastructure du monde de l’art ont déjà commencé et que les institutions s’assouplissent lorsqu’il s’agit d’accueillir des formes d’art basées sur le temps, dynamiques, participatives, personnalisables et aux présentations variables. Étant donné que les pratiques numériques sont fondamentalement liées à notre société d’information, elles dépassent toujours les frontières du musée et de la galerie et créent de nouveaux espaces d’art. Les institutions d’art doivent, elles aussi, se configurer comme autant de nœuds d’un réseau d’espaces dans lesquels les pratiques numériques se déclinent.
Dominique Moulon
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016