œuvre d’art et activisme à l’âge de l’Anthropocène
Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle prépare pour décembre les Climate Games autour de la COP21, la conférence sur le climat. Des jeux qui s’inscrivent dans le contexte de la mobilisation militante mondiale pour la “justice climatique”. John Jordan nous livre ici son témoignage d’artiste et activiste engagé sur ces questions depuis de nombreuses années.
Il y a exactement 100 ans, confronté au massacre inimaginable de la Première Guerre mondiale, le poète Samuel Rosenstock alors âgé de 19 ans changea de nom pour se faire appeler Tristan Tzara, ce qui signifie “terre triste” en roumain, sa langue natale. Avec un groupe d’artistes venant de différents pays, il s’installa en Suisse, pays neutre, dans un acte de désertion qui devait lancer un mouvement refusant le mythe de l’autonomie de l’art, à la recherche d’une véritable action politique. Les graines à l’origine de toutes les avant-gardes du 20ème siècle étaient semées.
Réunis au sein d’un collectif informel, ces artistes se donnèrent le nom de mouvement Dada — “ce qui ne veut rien dire” — dont l’objectif n’était pas de faire de l’art, mais de transformer les valeurs d’une société pourrie par le recours à la provocation et à des actes qui, espéraient-ils, allaient déclencher une révolution. Le refus de la guerre, du travail, de l’art, de l’autorité, du sérieux et de la rationalité prenaient tout leur sens dans le sillage de l’horreur. Leur réaction face au désastre fut d’attaquer tout ce qui représentait les valeurs d’un monde qui les dégoûtait. Contre la machinerie de mort, leur manifeste de 1918 se terminait par deux mots en lettres majuscules : LA VIE.
L’encre du manifeste Dada était à peine sèche qu’une nouvelle génération d’artistes se trouva confrontée à une autre apocalypse, en réalité plusieurs, avec les génocides de la Deuxième Guerre mondiale, le bombardement de Nagasaki et Hiroshima, puis la longue Guerre froide qui s’ensuivit. L’éventualité d’une guerre nucléaire qui modifierait l’atmosphère et plongerait le monde dans un hiver nucléaire, éradiquant toute VIE sur Terre, restait toujours dans le champ des possibles au cours des décennies d’après-guerre. La réaction des artistes fut une autre forme de désertion. Convaincus de l’impossibilité de représenter la réalité d’un monde sur le chemin de l’autodestruction totale, ils ne peignirent rien. C’est de cette angoisse qu’est né l’expressionnisme abstrait.
On retrouvait là une combinaison idéale de valeurs pouvant servir la “guerre psychologique” anti-communiste menée par la CIA à l’époque. La liberté individuelle, sans responsabilité, constituait l’essence du sujet capitaliste et l’expressionniste abstrait en était l’incarnation. Généreusement financé par la CIA, le Congrès pour la liberté de la culture, avec l’aide du Musée d’art moderne de New York, propriété des Rockefeller, organisa d’énormes expositions d’expressionnisme abstrait dans tout le monde occidental, avec une attention particulière sur la capitale mondiale de l’art de l’époque, Paris. L’inutilité des artistes était devenue un outil remarquable de l’hégémonie culturelle états-unienne. Le centre du pouvoir économique et culturel devait rapidement basculer du Vieux Continent vers le Nouveau Monde, et l’apocalypse suivre son cours, prenant désormais la forme de la société de consommation capitaliste pour tous.
Anthropocène ou Capitalocène ?
Vingt ans plus tard, je décidai de devenir artiste, l’année où Margaret Thatcher entamait son troisième mandat en clamant : la société n’existe pas; il y a seulement des individus en concurrence les uns avec les autres. Les politiques néolibérales et les valeurs individualistes imposées sur le reste du globe à cette époque ont tout simplement alimenté la machine du suicide planétaire. Avec la mondialisation néolibérale, la guerre entre capitalisme et VIE sur Terre gagna en intensité.
La question n’était plus de savoir SI une guerre nucléaire allait déclencher l’apocalypse. Cette dernière était déjà là, produit de la guerre du capitalisme contre la biosphère, avec comme armes la croissance économique et la consommation de masse. À la peur que quelqu’un “puisse” appuyer sur le bouton rouge s’était substituée une inquiétude sourde provoquée par la guerre menée ici et maintenant, une guerre provoquant l’effondrement des systèmes permettant la survie de l’humanité, à savoir son atmosphère, ses mers et ses terres.
J’étais donc le rejeton d’une autre forme d’apocalypse, l’Anthropocène, catastrophe climatique qui devrait tuer 100 millions de personnes au cours des 18 prochaines années, soit autant que les deux guerres mondiales combinées. Et l’essentiel des victimes se trouvera dans des pays qui produisent peu de CO2. En réalité, le changement climatique, qui est la traduction de la guerre de l’économie contre l’écologie, est une guerre contre les pauvres, une guerre dans laquelle les responsables ne seront pas les premiers touchés.
Le nom de Capitalocène serait peut-être plus approprié, parce que c’est le capitalisme industriel qui est en train de modifier de manière irréversible les cycles naturels de la biosphère, et non l’humanité. La nature est désormais un produit de la culture, la distinction ancienne entre histoires naturelle et humaine, entre culture et nature, s’est effondrée. Confrontés à cette réalité, que font les artistes d’aujourd’hui ? Allons-nous continuer à faire de l’art comme avant, ou allons-nous transformer radicalement le concept même d’art dans cette nouvelle époque ?
Compensation culturelle et bonne conscience
De nombreux artistes qui depuis des décennies n’avaient rien à faire de la politique ne parlent plus aujourd’hui qu’Anthropocène et changement climatique. L’organisation de la prochaine conférence de l’ONU sur le climat près de Paris en décembre y est certainement pour quelque chose, la ville entière devenant, comme toujours en pareil cas, une vitrine d’un monde durable. Toutes les institutions, depuis les multinationales jusqu’aux musées, se sentent obligées de se mettre au diapason. Peu d’entre elles vont parler de guerre, et encore moins de la nécessité d’un changement radical sur le plan culturel et économique.
Il n’est pas difficile de constater que le monde de l’art parisien a été inondé par toutes sortes de formes d’artwashing cette année. Première à s’élancer a été l’initiative The art of change dont le premier événement consistait à imaginer un plan d’action qui mobilisera les citoyens pour la COP21, intitulé Conclave des 21. Pendant deux jours, la Gaité Lyrique devait réunir 7 jeunes leaders de la mobilisation contre le réchauffement climatique, 7 artistes engagés et 7 entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire pour brainstormer et imaginer une action.
Le parrain de l’initiative, l’entrepreneur Tristan Lecomte, a fait partie des nominés du prix Pinocchio décerné par les Amis de la Terre aux pires entreprises en matière de greenwashing. Il n’est alors pas surprenant de retrouver comme commissaire de l’initiative quelqu’un qui a collaboré auparavant avec COAL, une société de production en art et environnement, dont les prix artistiques étaient financés par Price Waterhouse Coopers et le groupe Egis, multinationale qui construit des autoroutes et des aéroports.
De son côté, Bruno Latour a été à l’initiative en mai dernier d’une simulation de la COP21 avec son Théâtre des négociations, simulation “alternative” du sommet. Le slogan qui accompagne l’initiative est Paris Climat 2015 – MAKE IT WORK (“faire en sorte que ça marche”,en français). Mais la question reste de savoir pour qui cela doit marcher ? À en juger par la liste des sponsors de l’initiative, on peut clairement identifier les bénéficiaires de cette vision du futur. Selon un rapport de la NASA, les automobiles constituent la principale source de production de gaz destructeurs du climat, mais cela n’a pas empêché l’initiative d’accepter d’être financée par Renault/Nissan, ainsi que par Rexel Energy, fournisseur d’infrastructures électriques pour l’industrie mondiale, notamment l’extraction minière, les raffineries de pétrole, les appareils de forage, les centrales électriques à charbon et terminaux de GNL. Parmi les autres sponsors, et pas des moindres, on peut aussi citer EDF, qui construit et gère des centrales à charbon, à gaz, ainsi que des centrales nucléaires dans le monde entier. C’est comme si, au 18ème siècle, quelqu’un avait monté une pièce de théâtre sur l’abolition de l’esclavage financée par des marchands d’esclaves.
Au cours de la dernière plénière de l’événement, l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro lança haut et fort : M. Latour, ne cachez pas la vérité, n’oubliez pas de parler des causes, arrêter de dramatiser les conséquences : vous connaissez les 40 sociétés coupables, les 10 personnalités richissimes coupables, vous avez les numéros de téléphone… Appelons-les ! Mais cela reste bien sûr hors de question, car il y a trop de capital culturel en jeu, et le capital culturel a plus de valeur pour l’élite que les systèmes qui permettent à nos sociétés de survivre.
Pendant la COP21, l’artiste belgo-tunisienne Naziha Mestaoui va marier le “beau” et le “durable”, avec One Heart One Tree, une œuvre d’art monumentale qui donnera naissance à une forêt virtuelle sur les monuments les plus célèbres. “Planté” par le public en utilisant projections en mapping et une appli smartphone, pour quelques euros, chaque arbre virtuel créé sera, d’autre part, réellement planté dans le cadre de projets de reforestation et de plantation. Le projet aux kilowatts et kiloeuros est soutenu par Citizen Luxury, une société de conseil développement durable pour l’industrie du luxe. Bien évidemment les compensateurs de conscience pour les ultra-riches adorent l’art, spécialement l’art numérique.
L’art est en effet devenu un beau moyen de faire de la “compensation culturelle” pour le capitalisme. Le principe de la compensation consiste à payer quelqu’un pour planter un arbre (par exemple par l’intermédiaire d’un site web d’une compagnie aérienne qui le propose) pour permettre à celui ou celle qui paye de prendre l’avion sans se sentir coupable. La logique est la même que celle des marchés de compensation carbone. Mais la compensation est une réponse à peu près aussi rationnelle au problème que l’était la possibilité de payer pour l’absolution des péchés au Moyen-Âge.
Selon le climatologue de renommée mondiale Kevin Anderson, qui refuse de voyager en avion : Compenser est pire que ne rien faire. Cela n’a aucune légitimité scientifique et l’idée, dangereusement trompeuse, est certainement responsable d’une augmentation nette du taux d’émissions mondiales en valeur absolue. Continuer à consommer, continuer à polluer, sans besoin de changer de comportement, les choses peuvent continuer comme si de rien n’était, avec juste un peu moins de culpabilité. Mais les entreprises ne se contentent plus seulement de greenwashing, elles ont maintenant aussi recours à l’artwashing, pratique magique qui transforme l’art “radical” en outil de normalisation de comportements criminels.
La politique du leurre
On peut aisément comprendre pourquoi les sociétés multinationales qui détruisent le climat veulent s’associer aux formidables causes progressistes de l’art et de l’écologie. Plus besoin de financement de la CIA, artistes et intellectuels sont prêts à faire toutes sortes de concessions pour créer un vernis culturel dans le vent, derrière lequel ceux qui alimentent la machine suicidaire peuvent se cacher. Les palais de la culture sont minutieusement conçus pour qu’ils puissent y faire les clowns, pendant que les rois et les reines de l’industrie et de la finance continuent de jouer à la roulette russe avec notre avenir en s’enrichissant.
Une façon plus juste de voir les choses serait de réaliser que ces entreprises ne soutiennent pas les arts, mais que les arts soutiennent leurs mensonges sur le fait qu’elles s’intéressent à autre chose que faire du profit, même si cela signifie détruire tous les systèmes indispensables à la vie sur la planète. L’artwashing s’apparente à l’anesthésie, à quelque chose qui nous rend insensibles, qui nous empêche de percevoir la réalité qui est au cœur de la toxicité de notre culture capitaliste. Nous sommes là à l’opposé d’un agir esthétique, d’un agir qui nous permet de ressentir le monde, de le vivre intensément au plus profond de nous-mêmes. Tristan Tzara s’engagea contre les fascistes en Espagne, puis rejoignit la résistance française. Pour protéger la VIE, il savait qu’il fallait renoncer à son petit confort et se mettre parfois en danger. On a cependant du mal à imaginer de nombreux artistes contemporains abandonnant le confort de leurs ateliers et de leurs studios de répétition pour se battre contre un ennemi.
La COP21 va être le théâtre d’innombrables variantes de compromis. Dans les 86 pages de documents de préparation pour le sommet de l’ONU, les mots “combustibles fossiles” apparaissent seulement deux fois. Tout le monde sait bien que l’accord signé ménagera les marchés, les multinationales des combustibles fossiles qui font des profits et le système capitaliste redynamisé derrière le vernis du “développement durable”.
À Paris, vous allez décider qui va vivre ou pas, dit récemment un délégué africain à Nicolas Hulot, l'”ambassadeur planétaire” de la France. L’accord ne portera pas sur le maintien des combustibles fossiles dans le sol, ni sur la dette écologique envers les pays pauvres qui subissent les effets des émissions passées des nations sur-industrialisées. Les officiels ont déjà admis que l’accord ne permettra pas de maintenir la hausse de température de l’atmosphère en deçà de la limite des 2 degrés qui permettrait d’éviter que le climat ne bascule dans un cycle terrifiant de rétroactions.
La réalisation de cet objectif sera impossible sans les mouvements citoyens émergents pour la justice climatique, et ces derniers ont besoin de toute l’imagination et de la créativité que peuvent avoir les artistes. Nous ne pouvons plus nous permettre de répéter les mêmes rituels et nous devons renouveler le langage de l’activisme. À l’âge de l’Anthropocène, nous avons besoin de nouvelles formes d’action, superbement efficaces, qui arrêteront les machines suicidaires. Un siècle après Dada, l’art doit de nouveau être au service de la VIE plutôt que du statu quo et l’activisme doit devenir le plus grand des arts.
Les Climate Games sont ouverts
S’il vivait aujourd’hui, Tristan Tzara ne participerait certainement pas aux machines d’artwashing. On le retrouverait probablement parmi les gens qui organisent les mobilisations à la base et les actions directes pour la justice climatique. Il se serait peut-être enchaîné à l’une des gigantesques machines d’extraction des mines de lignite allemandes au cours de l’été précédent le sommet, bloquant l’une des plus grosses sources d’émissions de CO2 en Europe, avec des milliers d’autres militants. On retrouve cet esprit dadaïste de la résistance malicieuse dans les Climate Games, l’un des projets artistiques militants les plus ambitieux qui aura lieu pendant la COP21.
Présentés comme le plus grand jeu d’action-aventure et de désobéissance civile du monde, les Climate Games associent l’amour radical de la vie de Dada au refus de la représentation qu’ont exprimé les situationnistes. Refusant de faire de l’art, les situationnistes appelaient à la construction de situations qui devait être la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi ; le passage de l’un à l’autre (des) décors.
Au goût du jour du 21ème siècle, les Climate Games se serviront d’une application pour smartphone pour coordonner des milliers de personnes engagées dans des équipes qui vont investir les rues de Paris, le cyberespace et au-delà pour des actions non-violentes contre le putsch des multinationales sur les négociations de l’ONU. Localisant les mouvements des lobbyistes des entreprises, des adeptes du greenwashing, des colporteurs de fausses solutions et des policiers, l’application sera un nouvel outil d’action décentralisée, fusionnant la résistance online et offline, qui permettra à des corps désobéissants de s’engager dans des actions que Tristan Tzara n’aurait pas qualifiées de vieilles, ni de neuves, mais de nécessaires.
Pour que la vie puisse continuer.
John Jordan
publié dans MCD #79, “Nouveaux récits du climat”, sept.-nov. 2015
John Jordan est co-fondateur du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle avec Isabelle Frémeaux. Ils sont également les auteurs du livre-film Les sentiers de l’utopie (Zones / La Découverte, 2011).