une littérature illisible ?
Alors que la question du langage est centrale dans les arts informatiques (des langages de programmation à l’intelligence artificielle en passant par la reconnaissance et la génération de texte), la possibilité d’un langage informatique qui pourrait être littéraire ou poétique est largement problématique.
Le problème réside dans la perception et la compréhension de ce qui fait littérature : le texte. L’informatique est traversée de nombreux textes appartenant à ses logiques propres qu’on appelle les scripts de programmation, ou plus généralement les codes informatiques. Selon Florian Cramer dans Words Made Flesh: Code, Culture, Imagination (2005), pionnier dans la découverte et l’analyse des codes d’un point de vue esthétique, la dimension scriptible des codes informatiques (ce qui n’est pas lisible sur l’interface, ce qui n’est pas généré à la surface, mais qui relève des instructions et du processus) est la même que celle que Roland Barthes assigne au texte littéraire dans Le plaisir du texte (1982). Elle se marie à une deuxième dimension, pareillement perceptible en termes esthétiques, celle de l’exécutabilité du code (le texte comprenant la liste des instructions doit être exécuté). On éclairera certains aspects de cette double dimension.
Les rapports entre littérature et informatique sont très souvent réduits à la question des générateurs de langage, qui sont des programmes traitant des données linguistiques et produisant à partir d’elles des textes originaux. La textualité (au sens littéraire du terme) de ces générateurs est difficilement localisable dans textes produits, qui sont le plus souvent trop évidents ou trop obscurs.
Trop évidents ? Le programme est un très bon exécutant, notamment dans les arts de reproduction et d’imitation. Il peut produire des textes très classiques qui auraient fait la joie des poètes académiques des Lumières adeptes de métrique rigoureuse – une production poétique relativement dépréciée de nos jours à cause de son manque d’originalité, considérée comme pauvre en terme d’expérimentation avec le langage, pris dans des cadres pré-déterminés. Pourtant, et l’école littéraire de l’Oulipo tout comme son héritage informatisé de l’ALAMO le mettent en valeur, le travail mathématique sur les mots et les phrases sont une forme d’expérimentation, même si cette dernière réalise surtout un fantasme de la littéraire combinatoire, celui du contrôle absolu de la forme par l’auteur qui se confond avec le programme, comme l’explique Jean Clément dans son article Quelques fantasmes de la littérature combinatoire (2000).
Trop obscurs ? C’est souvent le cas avec les générateurs qui sont aussi des chatbots (robots-parleurs), cas d’école dans la programmation de l’intelligence artificielle, et avec qui la conversation a l’apparence d’une inquiétante étrangeté. Cela peut être parce que le robot est incohérent et ne sait pas s’adapter à son interlocuteur, ou, plus couramment, parce qu’il est robotique, pris dans des boucles et des attitudes figées (c’est flagrant chez Eliza, le célèbre robot psychanalyste). L’incompréhension des intentions du robot est fait dû au fait qu’il n’en a tout simplement pas : la machine ne « comprend » pas ce qu’elle dit, explique le philosophe John Searle, elle n’est donc pas intelligente. Les générateurs sont des auteurs virtuels dont le langage est tourné vers le vide de ses intentions : le programme qui écrit n’est qu’une machine à traiter et transmettre de l’information qui ne communique de sens pas sinon mathématiquement, selon la théorie cybernétique de Claude Shannon. Mais l’effet poétique n’en est pas pour le moins exclu, comme le précise Barthes : l’écriture n’est nullement un instrument de communication… elle paraît toujours symbolique, introvertie, tournée ostensiblement du côté du versant secret du langage.
C’est alors bien sur les codes qu’il faudrait se concentrer pour mieux apprécier ce « versant secret ». Si le lisible barthésien constitue les représentations standardisées de la production culturelle, le scriptible est défini par les codes responsables de cette production (ou énonciation dans le cadre du discours). Beaucoup d’auteurs travaillant avec l’informatique décident de plutôt s’intéresser aux arrangements des produits des codes en tant que ces produits rendent compte des possibilités (ou virtualités) à l’œuvre même dans la programmation informatique. Ici, c’est une autre qualité des générateurs de langage qui est mise en avant : sa qualité d’émergence différentielle du langage, qui est aussi une qualité poétique selon Jacobson. Selon Charles O’Hartman dans Virtual Muse, l’enjeu des scripts informatiques se révèle dans cette émergence qui fait que la lecture est importante pour sonner du sens au produit : le langage se crée tout seul à partir d’un simple parasitage statistique. On choisit l’ordre de n, on observe la signification trébucher et retrouver son équilibre. Il n’est pas très clair d’où peut venir cette signification. Rien n’est créé à partir de rien, et les principes du non-sens demandent que l’on garde le lecteur à sa place, co-responsable de la pertinence du texte.
Pour le poète Alan Sondheim, les langages informatiques donnent des outils pour penser à l’écriture et de nouvelles manières de jouer avec les mots et le sens : je laisse rarement le programme se débrouiller tout seul, je me fiche un peu de comment le texte est produit, donc je reviens sur le programme et réarrange les éléments. En d’autres termes, les commandes sont des catalyses pour une production textuelle, non pas dans le but de délivrer un texte final, mais un corps de texte sur lequel je peux travailler. Pour les créateurs du programme JanusNode, les générateurs de langage permettent de concrétiser le slogan de Lautréamont, la poésie pour tous !, en tant qu’ils présentent des fonctions utilitaires afin d’explorer ce phénomène intéressant qui émerge à l’intersection des dualités fondamentales, de la condition humaine : cette frontière dynamique qui sépare ordre et chaos, loi et anarchie, signification et absurde. L’attention à tous les textes produits possibles à l’intersection de la manipulation informatique et humaine fait surgit le deuxième fantasme de la littérature combinatoire selon Clément, celui, porté par les avant-gardes, de la perte de contrôle comme condition de créativité. Mais aussi, retrouver le contrôle par le biais des choix interprétatifs de l’auteur, voire du lecteur dans certains dispositifs (la littérature hypertextuelle par exemple) : comme dans de nombreuses situations du langage courant, les phrases sont en attente d’interprétation, ou encore en attente de cavalier, de maître qui lui donne une direction comme l’explique Wittgenstein.
Cependant, cette approche du code est encore très conceptuelle, voire abstraite dans la mesure où le principe d’incertitude de la génération textuelle est encore perçu comme dispositif, appareil de production, et non pas comme texte à lire et apprécier en soi. Qui lit les codes informatiques ? Tout d’abord leur premier public, les informaticiens. Mais ce n’est pas seulement pour des raisons utilitaires. L’envie de code dans son temps libre, s’exercer, s’amuser, épater les autres, résoudre un problème difficile, etc., est aux fondements d’une esthétique de la programmation dont se sont très largement nourries les cultures hacker. Cette esthétique nourrit aussi l’idéologie du code libre dans la mesure où celle-ci réclame l’affichage, la mise en visibilité et la circulation des codes informatiques. Elle fournit des points d’équilibre entre lisibilité et illisibilité, évidence fonctionnelle des structures de langage et déstabilisation formelle de ces scripts. Elle développe un plaisir de coder et de lire les codes qui est très proche du plaisir du texte barthésien. Et enfin, elle éclaire les manières de faire qui produisent des comportements culturels et des standards sociaux.
C’est dans l’idée qu’un code peut être beau que l’on trouve les racines de ce plaisir du code : un code élégant est un code concis, cohérent, bien formulé ; au contraire un code moche est obscur, difficile à décrypter pour le compagnon programmeur. Entre ces deux systèmes de valeur se déploie une variété de jeux d’écriture que l’on peut assimiler à une véritable activité infra-littérature chez les sous-cultures informaticiennes. Elle trouve son expression la plus formalisée dans des concours de codes volontairement obscurcis comme l’OCCC qui réinvestissent des jeux d’écriture comme les calligrammes, les anagrammes et la cryptographie (Obfuscated Code Competition in C) ou dans des collections de poèmes écrits en code pastichant et parodiant les formes les plus caricaturales de la poésie romantique et lyrique (par exemple dans la Perl Poetry, très présente sur www.perlmonks.org). Les sous-genres du code infra-littéraire sont indexés aux langages de programmation dans lesquels on écrit (C ou Perl, par exemple). En constant balancement entre une vision morale du code efficace et élégant et une vision grotesque du code fou, mais éclairant par son désordre et sa créativité, ces codes esthétiques entretiennent une ambiguïté avec le travail sérieux de la programmation, comme en témoigne le discours enthousiaste d’un des pères de la programmation Donald Knuth, acceptant en 1974 un prix d’honneur devant les membres de la prestigieuse Association of Computing Machines, dans un discours intitulé The Art of Computer Programming : nous ne devrions pas avoir peur de « l’art pour l’art », ni nous sentir coupables de programmer juste pour s’amuser. […] Je ne pense par que cela soit une perte de temps, et Jeremy Bentham ne dénigrerait pas non plus l’ »utilité » de ces passe-temps […] – à quoi peut-on prescrire le caractère de l’utile, sinon à ce qui est une source de plaisir ?
Écrire de beaux codes ou des codes drôles est une façon de repenser la didactique par le folklore : en codant de manière expérimentale, en dialoguant de manière créative avec l’ordinateur perçu à la fois comme interlocuteur et système, l’apprenti poète est aussi et surtout un apprenti codeur et un utilisateur de dispositif en situation d’apprentissage, voire d’initiation. La dimension esthétique du code informatique, ainsi, est un art d’initiés – mais pas tellement plus que la poésie la plus expérimentale, à laquelle ne goûtent ceux qui aiment décrypter (au sens littéral ou au sens métaphorique) les textes les moins lisibles de la littérature. C’est d’ailleurs ce qu’ont pensé les poètes du courant « Codeworks » (dont Alan Sondheim), qui ont envahi les réseaux artistiques du Web dans les années 1990 avec des logorrhées babéliennes empruntant beaucoup, parfois intégralement, aux langages de programmation. À l’époque où le code est devenu un enjeu important sur les plans techniques et culturels, mais aussi économiques, politiques et juridiques (Code is law, Lawrence Lessig, 1999), s’intéresser à ses Textes ne semble finalement pas une idée si farfelue.
Camille Paloque-Berges
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012
Camille Paloque-Berges a développé ces questions plus avant dans Poétique des codes informatiques, publié en 2009 chez Archives contemporaines.