Entre novembre 1997 et février 1998, le collectif Bureau of Inverse Technology — auquel sont affiliées l’ingénieure et l’artiste Natalie Jeremijenko et la journaliste Kate Rich — fait voler son BIT Plane au-dessus de la Silicon Valley en Californie.
Cette « unité personnelle d’observation aérienne » est un aéronef radiocommandé d’une envergure de 58cm, équipé d’une caméra vidéo ainsi que d’un émetteur FM miniature. Le prototype effectue plusieurs survols, transgressant certaines règles (celui de filmer des zones interdites aux caméras, de voler à proximité d’un aéroport, ou encore d’interférer avec les communications hertziennes). L’image enregistrée depuis la caméra de ce proto-drone est transmise aux artistes, leur permettant de contrôler l’engin, mais parasite également les transmissions télévisées sur sa trajectoire avec ses panoramas aériens.
Pendant ses sorties, BIT Plane survole entre autres les locaux des multinationales Apple, IBM, Lockheed, Dolby, Adobe et Yahoo : Le Bureau of Inverse Technology se vante ainsi d’être une agence d’information au service de l’ère de l’information (1). Dans la Silicon Valley, ce sont autant les spatialités d’entreprises et la proximité des groupes high-tech et militaires qui intéressent les artistes que les réseaux de communication et d’échange de données comme partie intégrante du fonctionnement de l’ère informatique. Ce projet dont témoigne une vidéo de 15 minutes soulève de nombreuses questions inhérentes à une société où chaque geste est capté, où nous véhiculons nous-mêmes les données qui font de nous la cible des nouvelles technologies de la surveillance.
Le collectif montre en effet le glissement des mécanismes de la surveillance à ceux de la « sousveillance » définie par Dominique Quessada dans un article paru dans Multitudes en janvier 2010. De nature composite, la surveillance contemporaine s’élabore à partir de l’interconnexion des technologies numériques, de la géolocalisation, de la vidéosurveillance, des bases de données, de la biométrie, de l’interception des communications et de l’horizontalisation planétaire de l’ensemble de ces aspects (2). Antoinette Rouvroy théorise les enjeux sociaux et juridiques de cette forme de surveillance à travers le concept de « gouvernementalité algorithmique » (3) et insiste sur les mécanismes de data-mining et de profilage sur lesquels elle repose. Par le survol du territoire où sont développées pour une grande partie ces évolutions technologiques et informationnelles, BIT Plane pointe la problématique des entreprises opaques de la Silicon Valley qui hébergent et gèrent des données et métadonnées à buts divers.
Si la mise en lumière de ces strates de cette sousveillance est en effet un sujet important de cette « performance aérienne », BIT Plane explore également une autre dimension de la sousveillance, selon une acception tout autre, voire contraire, que propose l’artiste canadien Steve Mann dès les années 1980. Chez Mann, ce terme décrit l’inversion potentielle du regard chez chaque individu. La sousveillance que défend Mann, ou surveillance « d’en dessous », est un outil démocratique que tout le monde doit développer. Ce concept est développé en lien étroit avec des recherches sur la technologie de caméras portables qui transmettent les images via Internet. Mann insiste sur les images de la sousveillance comme productrices de preuves renforçant et assurant l’individu face aux instances de la sécurité et de la surveillance.
Il est important de souligner que le regard « d’en dessous » chez Mann se détache dans BIT Plane de son opérateur et devient, tout en restant associé à un enregistrement réalisé par l’individu, un regard surplombant. On pense ainsi au projet récent de l’artiste slovène Marko Peljhan, System – 77. Civil Counter Reconnaissance, mis en œuvre à Vienne en 2004. Pour son auteur, il s’agit d’un système de contre-surveillance visant l’espace public et reposant sur la technologie de drones survolant la ville. Malgré la proximité de leurs approches, les éléments textuels différencient fortement BIT Plane de 77. CCR. Si Peljhan, dans la lignée de Mann, insiste sur les détails techniques et sophistiqués de ses technologies de contre-surveillance, BIT élabore un récit qui nous amène au cœur de la Silicon Valley et qui décrit les rêves qui ont traversé ces espaces plus ou moins virtuels. Les légendes insérées dans la vidéo, aux images brouillées et de faible contraste, constituée par BIT, insistent également sur les erreurs de la technologie et l’éventualité toujours présente de l’accident car, en effet, à un moment donné, BIT Plane finit par chuter dans les profondeurs du territoire… qu’il explore (4). Ce renversement du regard, ou acte de « contre-observation » (5), participe à une contextualisation de ce qui est rendu visible depuis le ciel et pointe les incertitudes du processus.
La contextualisation de l’image qui amène à une analyse des conditions physiologiques et psychiques, mais également discursives, sociales, technologiques et institutionnelles de la production et de la réception des images, et notamment des images aériennes, se reflète à travers l’œuvre d’Harun Farocki, réalisateur allemand (1944-2014). Farocki n’a cessé de montrer que le point de vue aérien n’est pas neutre, mais étroitement associé aux technologies militaires de reconnaissance, de traçage et, aujourd’hui plus que jamais, à l’armement. Il nomme les images stratégiques qui, au lieu de représenter un événement, déterminent son déroulement, les « images opératoires ». C’est vers ces images stratégiques que se tourne le regard analytique de Farocki dans un certain nombre de ses films et installations, et notamment dans Images du monde et inscription de la guerre (1988), Images de prisons (2000) et Reconnaître et poursuivre (2004).
Dans Images du monde et inscription de la guerre, Farocki pointe l’importance de prendre en compte le contexte et l’interprétation des photographies de reconnaissance aérienne, notamment de la Première Guerre mondiale, et montre en même temps la proximité entre la production d’images et la destruction de ce qui est rendu visible. Les bombardiers furent le premier poste de travail équipé de caméras (6), explique-t-il. Dans Images de prisons, Farocki se concentre sur une prison de haute sécurité américaine, où une arme est placée à proximité de la caméra de surveillance et pointée sur la cour bétonnée : angle de vue et angle de tir coïncident (7). Toute démarcation entre ces deux points de vue est éradiquée dans Reconnaître et poursuivre. Ce film s’articule autour d’images enregistrées par des caméras insérées dans les têtes de missiles — une technologie essentiellement utilisée depuis la première guerre en Irak. Ces images de la technologie militaire, dont Farocki révèle également les failles, fonctionnent en parallèle avec des images simulées par les programmes utilisés par les pilotes de drones et de missiles. Chez Farocki, l’image comme image opératoire ne constitue plus une preuve, mais fait appel à l’interprétation, à la prise en compte de ce qui la traverse et constitue.
Ce questionnement se retrouve également dans la démarche du photographe et géographe américain Trevor Paglen, qui se focalise sur des structures, des technologies et des images militaires et des services secrets. Pour la réalisation de plusieurs de ses séries photographiques, Paglen se sert d’optiques habituellement utilisées dans l’astronomie. Si la série Limit Telephotography consacrée aux bases militaires secrètes vise des constructions du paysage américain qui ne sont pas supposées exister, les photographies de The Other Night Sky ciblent le ciel comme espace d’information et de communication, de processus militarisé et de surveillance. The Other Night Sky, dont les premières images datent de 2007, montre des traces et trajectoires de sondes et de satellites spatiaux secrets dans la nuit étoilée. Avec la série Untitled (Drones), Paglen se concentre à partir de 2010 sur la présence de drones militaires dans le ciel du Nevada. Ces technologies inhérentes aux guerres menées principalement depuis le 11 septembre 2001 par les Américains et leurs alliés, comme le montre Svea Bräunert dans ce volume même, poussent à leurs limites les processus militarisés et opérés à distance décrits par Harun Farocki.
Dans les photographies de Paglen, les drones apparaissent comme des petits points perdus dans un vaste ciel et ne sont reconnaissables en tant que drones que grâce aux légendes. L’artiste explique ainsi Limit Telephotography : pour moi, ces photographies représentent non seulement des images de lieux cachés, mais des images de ce que nous voyons quand les propriétés physiques de la vision sont poussées à leurs limites, et que la lumière elle-même se dissout en un chaos (8). Cette démarche caractérise également The Other Night Sky et Untitled (Drones). Pour sa vidéo Drone Vision, l’artiste réalise un piratage d’une séquence enregistrée depuis un drone militaire et dont les images sont transférées sans être cryptées au pilote via satellite. Paglen parvient ainsi à révéler la vulnérabilité des processus techniques militaires télécommandés. Il pointe également la portée des ondes et des technologies qui traversent le ciel et dont Grégoire Chamayou (9) explique l’entrecroisement des fonctionnements. Dans Théorie du drone, Chamayou montre que l’application de la technologie du drone fonctionne à partir de l’analyse des données de géolocalisation, des réseaux sociaux et des interceptions de communication.
En 2009, l’artiste français Laurent Grasso s’approprie le regard aérien avec On Air, une vidéo (8’52) montrant le survol d’un terrain montagneux des Émirats Arabes Unis. En fixant une caméra et une puce sur le dos d’un faucon, Grasso introduit une tactique ancestrale d’observation et de chasse dans le champ des ondes invisibles, qui traversent l’espace aérien et auquel renvoie le titre. Ce rapace est un des animaux les plus rapides sur Terre et a été domestiqué depuis plusieurs millénaires. Inscrite depuis 2012 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, la fauconnerie est un patrimoine culturel très important des Émirats Arabes Unis. On Air répond à la technologie sophistiquée des drones avec le vol d’un animal au-dessus d’un paysage désertique de l’émirat de Sharjah.
En alternance avec des plans-séquences du paysage depuis un point de vue en hauteur, nous voyons deux rapaces posés à proximité d’une voiture avec leur maître. Puis nous passons brutalement du point de vue de la caméra fixe à celui, en mouvement, de la caméra accrochée sur le dos du faucon. Une fois que celui-ci est lâché dans l’air, nous perdons tout repère. Les images de ce « bas vol » — une des techniques de survol traditionnelles employées pendant la chasse — sont à l’opposé de celles enregistrées par les technologies de surveillance et de reconnaissance aérienne : la rapidité de l’animal, les changements brusques de direction et la proximité du sol donnent des séquences saccadées. Les aperçus furtifs du terrain font place à des impressions de chute, le faucon frôlant les pierres, les buissons et les toits. Ce point de vue brouillé rappelle celui de l’accident évoqué par BIT, mais également les limites de la vision auxquelles nous confronte Trevor Paglen.
Nos certitudes sont à nouveau troublées dans le film 5000 Feet Is the Best (30’) de l’artiste israélien Omer Fast, réalisé en 2011 (11). Ce projet s’est construit à partir d’entretiens menés avec un ancien opérateur de drones Predator de l’armée américaine, que ce film reconstitue dans un hôtel à Las Vegas avec des acteurs. L’entretien est coupé par des scènes racontées par l’opérateur ainsi que par des vues aériennes commentées. Comme l’explique Chamayou, les opérateurs de drones se trouvent dans un entre-deux spatial, juridique et moral, précisément à la charnière de la contradiction, écartelés sur place entre deux pôles (12). À la fois à très grande distance des événements meurtriers de la guerre et au plus près de ses victimes, cette nouvelle figure guerrière n’est jamais menacée physiquement.
Ainsi, il n’est pas étonnant que le pilote définisse son syndrome de stress post-traumatique comme « virtuel ». Il ne s’agit pas ici de proclamer la « virtualité » du déroulement et des événements de la guerre, ni d’une approximation simpliste du jeu et de la guerre. Au contraire, Omer Fast interroge à travers les différentes séquences le rapport entre le factuel et le fictif et questionne les enjeux de la simulation, de l’imitation, de la tromperie et du mensonge, qui émergent des guerres menées à distance. Le militaire raconte par exemple l’histoire d’une famille qui s’apprête à fuir d’une banlieue américaine paisible dont le paysage se transforme progressivement en terrain de guerre jusqu’à ce que leur voiture ne devienne la cible d’une frappe de drones. Pas morts pour autant, la famille « zombie » poursuit son chemin.
Les contre-observations d’Harun Farocki, de Trevor Paglen, de Laurent Grasso et d’Omer Fast démentent les notions de précision, de certitude et d’objectivité qui caractérisent les discours gouvernementaux et militaires concernant les technologies de surveillance, de reconnaissance et d’armement aériens. Les œuvres de ces artistes parviennent à exposer, voire à s’infiltrer dans l’imagerie opératoire et les stratégies qui les animent. Par leurs démarches, ils abordent le sujet des limites spatiales comme temporelles, et avant tout des limites du visible et de l’intelligible. Les images commentées du survol de la Silicon Valley, entrepris entre 1997 et 1998, et toujours au risque de montrer la chute de son dispositif dans l’environnement qu’il vise, participent de cette tactique de contre-observation, qui nous confronte à des images troublantes et troublées.
Anne Zeitz
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015
Les recherches d’Anne Zeitz portent principalement sur les théories de l’observation et de la surveillance dans l’art contemporain, la littérature et le cinéma. Elle a organisé le projet Mouvement-observation-contrôle pour le Goethe-Institut Paris et participe aux Urban Encounters (Goldsmiths College, Tate Britain, 2014/2015).
(1) Texte repris du texte de la vidéo BIT Plane.
(2) Dominique Quessada, « De la sousveillance, La surveillance globale, un nouveau mode de gouvernementalité », in Multitudes n°40, hiver 2010, p. 54.
(3) Antoinette Rouvroy, 2014, « Des données sans personne : le fétichisme de la donnée à caractère personnel à l’épreuve de l’idéologie des Big Data », Contribution en marge de l’Étude annuelle du Conseil d’État, Le numérique et les droits et libertés fondamentaux, consulté sur http://works.bepress.com/antoinette_rouvroy/55, le 3 mars 2015.
(4) Texte repris du texte de la vidéo BIT Plane.
(5) Voir ma thèse de doctorat : (Contre-)observations, Les relations d’observation et de surveillance dans l’art contemporain, la littérature et le cinéma, 2014.
(6) Harun Farocki, « Images du monde et inscription de la guerre », in Films, Paris, Théâtre Typographique, 2007, p. 63.
(7) Harun Farocki, « Images de prisons », in Ibid., p. 117.
(8) Trevor Paglen, Invisible, Covert Operations and Classified Landscapes, New York, Aperture, 2010, p. 146, tr. AZ.
(9) Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique éditions, 2013.
(10) Ibid., p. 73.
(11) Ce travail sera montré dans l’exposition d’Omer Fast au Jeu de Paume, à Paris du 20 octobre 2015 au 24 janvier 2016.
(12) Grégoire Chamayou, op. cit., p. 172.