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    De l’identité et de l’unicité du nom

    — avant, avec et après le Web

    Jusqu’à la fin du 20e siècle, il était naturel à l’être humain, obéissant à l’ordre conceptuel occidental, de se considérer comme un individu unique, propriétaire d’un nom de famille inaliénable, responsable de ses actes et de l’expression de ses pensées sa vie durant. Si d’aventure, il se livrait aux œuvres de l’esprit, il lui était tout aussi naturel d’être regardé comme l’auteur, c’est-à-dire le propriétaire de ses mots et de ses créations. Ce qui était naturel ne l’est plus. Non que tout cela ait disparu — loin de là, mais les concepts qui constituaient l’identité de l’être humain occidental ont cessé d’être des évidences sous l’effet du Web. L’objet de cet article est d’examiner de quelle manière le concept d’identité, au sens de l’identité civile et métaphysique, a été affecté par le Web.

    L’identité avant le Web (1539 – 1993)
    Avant le Web, il y avait des vrais et des faux noms. En France, avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), soit 88 ans après le premier livre imprimé selon la technologie de Gutenberg, François 1er impose l’enregistrement des noms de baptême dans les registres de l’Église catholique. La possession d’un nom de famille devient obligatoire. Dans son article 51, le nom est inscrit « en forme de preuve », autrement dit, selon le rapport mathématique classique (À=À), l’identité moderne relie un corps et un nom propre. L’acte de naissance repose alors sur une déclaration et s’établit selon une filiation. Ainsi se construit la distinction entre le « vrai » nom et le « faux » nom — ou pseudonyme. Dans le même temps, l’ordonnance de Villers-Cotterêts impose la langue française à tous les actes juridiques, introduisant alors une double identité : individuelle, par le nom patronymique, et politique, par l’unité de la langue.

    Avant le Web, en 1641, Descartes publie en latin puis, en 1647, en français, les Méditations Métaphysiques. Grâce à l’imprimerie, le livre, bien plus répandu que le manuscrit, peut se lire seul et en silence. Destiné à l’apprenti-philosophe, l’ouvrage de Descartes offre une méditation solitaire qui commence par asseoir le moi comme fondement de la connaissance. Auto-centré, le moi échappe heureusement au solipsisme par la preuve ontologique de l’existence d’un Dieu vérace et créateur continuel du monde. Inscrit dans le monde créé par Dieu, le moi demeure une réalité unique et continue à travers le temps. La mémoire de mon expérience et de mes pensées est ainsi fondée. À la suite du moi de Montaigne, le moi cartésien s’écrit dans les livres. Il n’est pas question d’attribuer au seul Descartes ce qui va suivre. Mais une lecture attentive des Méditations montre combien sa pensée a répondu aux attentes d’une époque.

    Chez Descartes, la garantie d’une mémoire continue et fiable, non perturbée par un Dieu par essence vérace, lui permet de mener un raisonnement méthodique dans un temps continu et, surtout, de porter par écrit ses méditations. Or c’est parce qu’il est considéré implicitement comme une technologie de la mémoire que le livre imprimé est naturellement le siège légitime de l’expression du raisonnement et de l’intention. Deux siècles auparavant celles-ci se trouvaient encore très majoritairement dans la parole contradictoire et communautaire. Sous l’effet de l’imprimerie, les savoirs s’incarnent dans les livres. Mais il n’en a pas toujours été ainsi et il n’en sera pas toujours ainsi. Il y eut un temps où, au Moyen-Âge, comme le souligne Mary Carruthers (1), le livre n’avait pas les fonctions mémorielles qu’on lui accorde aujourd’hui, il fut un temps où le livre était une machine à penser, comme pendant l’Antiquité, à la façon du Manuel d’Epictète conçu comme une matrice d’exercices spirituels destinée aux novices et dont doit se débarrasser le sage stoïcien.

    Avant le Web, il y avait l’individu autonome et socialement responsable né au croisement de la permanence de l’imprimé, du nom patronymique ainsi que de l’unité et la continuité de la conscience. Ces nouveautés conceptuelles répondent aux besoins du capitalisme naissant, qui repose sur le contrat synallagmatique. Un tel contrat n’existe que s’il y a une date de début du contrat, une durée et deux contractants au moins. Le contrat exige que l’écrit soit le garant de la mémoire et que les contractants restent métaphysiquement — et non psychologiquement — identiques à eux-mêmes à travers le temps, une identité métaphysique exprimée socialement par le nom patronymique et traduite symboliquement par la signature apposée sur tout contrat. Par la suite, ce schéma s’étendra à la politique elle-même. L’individu — défini par son identité, sa permanence et son unicité — est l’atome d’une société formée par contrat, tant du point de vue économique que du point de vue politique. Toute la conception moderne du politique reposera sur cette idée. Que l’on renverse le rapport de la société à l’individu demeure une conception de l’individu.

    Avant le Web, la structuration du savoir tout entier était articulée sur l’identification de la source de la parole et de la légitimité du nom de l’auteur à parler. Prenez cette phrase de Galilée, le père de la science moderne : « La Nature est un livre ouvert écrit en langage mathématique » [je souligne]. Il n’y a pas de savoir moderne s’il n’est écrit, c’est-à-dire s’il n’est imprimé selon le format du livre et il n’y a pas de livre imprimé sans auteur, sans nom, sans identification, sans responsabilité du discours tenu. L’imprimé lui-même n’échappe pas à l’ordre dont il a été la condition. En retour, la publication d’un livre imprimé légitime son auteur dans un domaine donné du savoir et lui confère une propriété sur ce qui y est écrit. Le livre est un contrat entre l’auteur et la société. Il lui accorde un pouvoir et une propriété en échange d’une responsabilité perpétuelle.

    Avant le Web, l’identité est un concept forgé à l’aide d’un postulat juridique (la distinction entre le « vrai » nom et le faux « nom »), d’une théorie métaphysique de la permanence de l’être humain et d’une théorie du contrat supposant l’individu social. Au 17 et 18e siècles, croisant la biopolitique — le réseau de discours et de pratiques du politique sur le corps et la vie, elle inclut la notion de genre (homme / femme). Au 19e siècle, elle s’accompagne d’un processus d’identification technique, avec le bertillonnage notamment. Enfin, dernière étape — mais non l’ultime – selon la logique d’unicité du moi, les techniques d’identification politique (la carte d’identité — émanation du registre des baptêmes puis de l’état civil), l’identification sociale (la carte d’assuré sociale) et l’identification génétique (l’ADN) convergent aujourd’hui vers un seul point, à l’instar des cartes d’identité regroupant l’ensemble des données d’un même corps à l’œuvre dans quelques pays européens (Belgique, Portugal).

    Avec le Web (1993 – 2005)
    Avec le Web, au 20e siècle, après les dadaïstes, les formalistes russes, les structuralistes et les post-structuralistes, après Michel Foucault et Roland Barthes, l’auteur mourrait une énième fois : l’hypertexte mène tout droit à ce que Roland Barthes définissait comme « la mort de l’auteur », et avec elle à la disparition des notions d’exclusivité et d’autonomie qui jouèrent un rôle majeur dans la formation de l’esprit moderne et la consolidation de la propriété privée (2). L’hypertexte ouvert (le HTTP) comporte en lui-même l’idée du partage, de l’appropriation et de l’expression collective, autant d’effets obligeant à penser une nouvelle fois la notion de l’auteur. Cette fois, il n’est pas question d’invoquer l’auteur propriétaire et bourgeois, ni le rôle du lecteur dans l’écriture. Cette fois, l’auteur est véritablement déclassé. L’hypertexte est l’un des trois éléments fondamentaux du Web, qui repose aussi sur un langage (le HTML) et surtout, sur un mode d’adresse (l’URL). La combinaison de ces trois éléments, associés aux ventes massives de PC et à la stabilisation des systèmes par le mode protégé installé sur le processeur Intel 80286, a permis à l’Internet, devenu public depuis 1983, de devenir le média dominant aujourd’hui. En plaçant l’application dans le domaine public en 1993, le CERN et les inventeurs du WorldWideWeb, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, ont fait don à la planète tout entière des possibilités de l’Internet : n’importe qui peut accéder au savoir de n’importe qui, sans que nécessairement, l’auteur de ce savoir soit connu.

    Ne nous méprenons pas. Du point de vue de la communication des machines par l’Internet, ces dernières sont toujours identifiables, même si le fractionnement des messages et son routage ouvrent des marges d’incertitude. Mais du point de vue de l’utilisateur, l’Internet est le réseau de l’anonymat. Avec l’Internet (qui est un réseau de communication de machines à machines), la communication d’homme à homme est d’abord une communication d’homme à machine. Or, sur ce point, dès sa naissance l’informatique a fait naître un possible, celui que l’homme se trouve un jour dans l’incapacité de discerner l’intelligence humaine de l’intelligence de la machine. Cette idée d’indiscernabilité de la nature de l’auteur d’un message (être humain ou machine) a été formulée dès 1950 par Alan Turing dans son article Computing machinery and intelligence (3). Turing propose un jeu (le jeu d’imitation) qui consiste à faire converser à l’aveugle un être humain avec un ordinateur et un autre humain. Si le premier humain n’est pas capable de dire qui est l’ordinateur et qui est l’être humain, on peut considérer que le logiciel de l’ordinateur a passé avec succès le test. En fait, aucun logiciel n’a jamais réussi le test de Turing. Cette indiscernabilité de l’interlocuteur est une idée régulatrice, non une réalité. Rapportée à l’Internet, c’est-à-dire à la mise en réseau des machines informatiques, cette idée devient un problème, celui de l’identification des machines. Rapportée au Web, à un réseau infini et indéfini de pages écrites par une infinité d’êtres humains, cette idée devient un fait.

    En 1993, paraissait dans The New Yorker, un dessin devenu célèbre de Peter Steiner. On y voit un chien tapoter sur un ordinateur et disant à un autre : On the Internet, nobody knows you’re a dog. C’était il y a trente ans. À cette époque, l’Internet et le Web réalisaient le village global de McLuhan. L’utopie numérique, telle que la décrite Fred Turner (4), en était sans doute à son point culminant. Pour peu qu’on puisse conférer une unité à la cyberculture, ce mélange composé d’informaticiens universitaires, d’écrivains cyberpunks (Gilson, Stephenson, Sterling…), de féministes cyborgs, de consommateurs de LSD, d’anciens hippies versés dans la culture chamanique et hindouiste, voyait avec la constitution du réseau mondial l’établissement d’une conscience universelle et d’une intelligence collective (Pierre Lévy en 1994 (5)), se déployant en une multiplicité de singularités interconnectées, en une déclinaison d’avatars — dont l’origine du mot prend ici tout son sens —, êtres vivants, humains, animaux et végétaux, traversés par une même énergie électrique englobant une planète unifiée. Le moi des Modernes cessait d’être une île (pour reprendre l’expression de Jean-François Lyotard (6)) tandis que les sites Web formaient des archipels dans un océan animé une nouvelle fois par les utopies pirates (Hakim Bey (7)). Dans le même temps, l’Internet était un nouvel espace d’exil, un nouveau territoire, un nouveau monde, voire une seconde vie, pour des êtres humains devenus globalement claustrophobes par la clôture de la planète par les satellites et l’arrêt — provisoire — de la conquête spatiale. L’interconnexion était alors non seulement synonyme de partage, de multiplicités et de libération sexuelle, mais aussi d’exil par la fictionnalisation et l’extension de l’existence.

    Avec le Web, le moi est le fruit du partage. En ce sens, le moi connecté cesse d’être le centre de ses représentations pour devenir le centre de la totalité des liens par lesquels il accède à ses représentations. Emmanuel Kant comprenait le sujet de deux manières : 1) comme le centre métaphysique de ses représentations ; 2) comme le sujet psychologique conscient de ses représentations. C’est à ce dernier sujet anthropologique que le nom est rattaché (« Charles a dit que… »). Or, avec le Web, les représentations ne forment pas l’essentiel du moi, ce dernier résidant dans les liens de tous avec tous. Le moi est un être social, écrivait Marx, ce qui aujourd’hui, pourrait se traduire par : le moi est un être connecté… aux machines… aux autres êtres du Web (humains, êtres fictionnels ou encore des machines – les fameux bots communicationnels). Dans L’âge de l’accès (1997), Jeremy Rifkin écrit : La formule de Descartes « Je pense donc je suis » peut désormais être remplacée par une nouvelle devise : « Je suis connecté, donc j’existe ». Avec le Web, chaque corps est inter-dépendant des autres et agit comme un transformateur sophistiqué qui maintient à l’existence le savoir commun. Aux autres corps et aux autres machines, il redistribue l’électricité qu’il a reçue – matière première des machines – selon ses valeurs et sa propre temporalité.

    Avec le Web, chaque utilisateur peut se donner un nom et en changer. Qu’est-ce qu’un nom avec le Web ? C’est le marqueur d’une unité de temps. Du point de vue du corps de l’internaute, le Web c’est du temps. Du temps des machines, du temps des requêtes, mais aussi du temps passé par un corps qui remplit un rôle. Or les rôles avec le Web sont multiples. La nouveauté avec le Web, c’est que les noms peuvent être multiples. Pour reprendre Wittgenstein, les noms s’écrivent au fil de la multiplicité des jeux de langage propres au Web et à l’Internet. Dans une même journée, l’utilisateur peut changer de noms autant de fois qu’il le souhaite, en fonction des rôles qui seront les siens, à l’image des fourmis qui changent d’identifiants chimiques lorsqu’elles changent de tâches (8). Il a un nom pour travailler, un autre pour jouer, pour vivre une fiction, un autre pour échanger, commenter, partager, etc. En séparant le discours de son émetteur, en rendant possible la multiplication des identités et l’anonymat, le Web renverse l’ordre du monde moderne construit sur l’identité. Pourquoi définir l’identité par le nom, puisque dans leur multiplicité et leur métamorphose infinie, ces noms identifient, non un individu unique, mais des singularités ponctuelles et éphémères, qui n’existent que le temps d’un rôle.

    Avec le Web, une femme peut devenir un homme et un homme, une femme, ou encore un animal ou autre chose. Le « jeu d’imitation » ou test de Turing tire son origine d’un jeu, dans lequel, par des questions / réponses adressées simultanément à un homme et à une femme, un homme essaie de deviner le genre de ses interlocuteurs. Quand on connait le poids du test de Turing dans la théorie informatique, ce n’est pas trop de dire que la question de l’identification homme / femme est au cœur même de la théorie de la communication homme / machine. L’interchangeabilité homme / femme rompt avec l’une des fonctions majeures de l’écriture imprimée. Comme le montre Friedrich Kittler (9) le livre a été l’instrument par lequel la voix maternelle s’est instruite et, dans le même temps, s’est transmise. Kittler écrit que les textes agissent d’une manière savante sur les femmes exactement comme la mère sur les auteurs. C’est ainsi que pendant le Goethezeit (1770 – 1830), selon un cercle érotico-herméneutique, la littérature allemande s’auto-destine aux mères des futurs auteurs essentiellement masculins, qui forgeant et homogénéisant la langue allemande, forment en retour les mères du peuple Allemand… Autrement dit, parce qu’il est un des rouages de la machine culturelle nationale, le livre possède une destination genrée et c’est en étant genré qu’il peut fabriquer une identité nationale.

    Avec l’écriture alphabétique, la voix s’écrit en lettres, c’est-à-dire en sons, lesquels ne sont à proprement parler écrits que lorsque leur agencement s’accompagne d’un sens. Avec l’ordinateur, tout type de contenu peut être enregistré par deux signaux élémentaires. L’écrit n’est alors qu’un stock de données qui doit être lu par des machines avant d’être lu par des êtres humains. Si l’on continue d’assigner à la littérature une fonction fabricatrice de la langue commune, et si l’on admet que la littérature est informée par les machines d’écriture, alors il faut admettre que la production et la réception de la langue écrite présupposent aujourd’hui aussi bien le code que la voix maternelle. La femme, génétiquement et culturellement codée, et la machine informatiquement codée sont désormais les deux conditions de la fabrication de la langue. C’est dans cet esprit, me semble-t-il, que fusionnant ces deux conditions, Donna Haraway refuse de penser la femme comme un genre installé dans un rapport binaire à l’homme. Cela reviendrait à jouer le jeu de l’identification et donc de la genderisation de la société. Elle soutient que le moi féminin est au contraire à coder, c’est-à-dire à dépasser dans la mythologie du Cyborg, être hybride à la fois organique et informatique (10). Le Cyborg peut revêtir de multiples formes. L’image d’un corps augmenté et prothétique en est une. L’image du corps en réseau en est une autre. Produite avec le Web, c’est-à-dire avec des êtres dont le genre est indiscernable, l’écriture n’est plus en mesure de produire une identité nationale, bien qu’elle continue à fabriquer la langue commune. Celle-ci et l’idée de nation étant découplées, la question du commun politique se pose en de nouveaux termes. L’absence d’une réponse politique qui permettrait de reconstruire une vie commune à la mesure de l’Internet désoriente les peuples qui lisent et écrivent de plus en plus avec le réseau. En attendant, se développe une réaction politique et culturelle identitaire fondée sur les concepts traditionnels de l’identification (nom, nationalité, sexe).

    Avec le Web, l’important n’est pas de savoir qui parle, mais de faire circuler la parole. Corps singuliers, multiples, passant indifféremment d’un nom à un autre, d’un genre à un autre, devenant animal, végétal ou minéral, les corps du Web émetteurs et récepteurs d’écritures informatiques n’ont d’autres choix que de supposer qu’ailleurs, sur le Web, il y a bien quelqu’un derrière la machine. En réalité, un doute est toujours possible. Et ce possible-là constitue le cadre pragmatique de toute communication avec l’Internet, et avec le Web en particulier. Le Web évacue la question du discernement de l’identité pour laisser place à ce qui est écrit. Avec le Web, nous sommes passés d’une valorisation de l’écrit en fonction de son auteur, nommé et marqué socialement et sexuellement (prénom, nom, qualité, genre), à une valorisation de l’écrit par le fait de sa seule circulation, chaque lecteur devenant alors le médium d’un écrit qui peut venir de n’importe où et de n’importe qui. En quelque sorte, l’écrit prend sa valeur non par l’émetteur, mais par le chemin nécessairement bruyant, selon la théorie de Shannon, qui le mène de l’émetteur à la réception universelle. Avec le Web, chacun peut alors écrire, c’est-à-dire faire exister un autre nom, qui pourra d’ailleurs posséder une existence propre, une existence qui ne sera pas nécessairement reliée aux autres noms. C’est ce nouveau mode d’existence que de nombreux artistes, comme Mouchette, ont exploré dans les années 1990, jouant de ce réseau devenu la scène d’un théâtre global et un carnaval de l’espace public communicationnel. Ainsi Douglas Coupland écrivait-il : Internet me fait espérer que dans le futur chacun revêtira un costume d’Halloween 365 jours par an (11).

    Dans ces conditions, les mutations de l’identité du moi social et politique appelaient une dramaturgie. Le Web répondait d’une nouvelle manière au désir humain de la création d’être fictionnel. Avec le roman, avec le cinéma, avec le théâtre, il était une nouvelle façon de peupler l’imaginaire humain de personnages. Au-delà du pseudonyme qui n’est que le masque du nom patronymique, il est désormais possible de jouir du plaisir divin de créer dans le monde réel des êtres connectés, des êtres purement fictionnels et hétéronymiques, au sens pessoaien du terme. Ces êtres ont autant de réalité qu’un être qualifié habituellement de réel. Le concept de virtualité est ici inopérant. Comme tous les êtres connectés, ils participent à cet ensemble éclaté et relié qui fait circuler la parole de façon ininterrompue.

    En aucune manière, les êtres fictionnels du Web ne se substituent aux humains. En disant qu’ils envahissent le champ de l’existence, qu’ils constituent une forme d’aliénation ou de schizophrénie, on adresse au Web le même type de reproche que l’on faisait jadis aux romans ou aux séries de la télévision. Ces êtres sont des êtres d’imitation, qui fonctionnent dans le cadre du jeu de Turing. Comme le rappelle J.-M. Schaeffer (12), le test de Turing repose sur l’idée que si une imitation ne peut être distinguée de l’activité imitée, il n’y a plus de différence pertinente entre les deux. Or l’incapacité de distinguer deux faits n’implique pas qu’il y ait identité entre les deux. Schaeffer écrit que si le papillon qui ressemble à un rapace était un rapace, il n’aurait pas besoin d’être pris pour un rapace, il aurait au contraire intérêt à ce qu’on ne le prenne pas pour un rapace. Le fait qu’on ne distingue pas la réalité du semblant fictionnel ne change rien au fait qu’il y ait d’un côté la réalité et de l’autre le semblant fictionnel.

    Toutefois le semblant n’est pas non-être, il est tout aussi réel que la réalité pour le récepteur, pour le rapace qui voit le papillon. Or, le web n’a supprimé ni les rapaces ni les papillons. Mais tel un rapace, l’internaute ne voit avec le Web que d’autres internautes. Autrement dit, avec le Web, un nom exprimant une existence fictionnelle a autant de réalité qu’un nom exprimant une existence dite « réelle ». Or, dans la mesure où le Web ne fait connaître que les existences que par leurs noms, ces existences sont toutes équivalentes. C’est finalement la limite du moteur de recherche Google, son effet pervers. Google mélange les rapaces et les papillons, pour le bonheur des papillons qui se cachent des rapaces, pour le bonheur des comptes multiples, des pseudonymes et des hétéronymes.

    Mais, à la différence d’autres formes fictionnelles, les êtres hétéronymiques du Web participent à l’intelligence et à l’action collective ainsi qu’au maintien énergétique de la nouvelle conscience universelle. Dépendant non seulement de l’esprit, mais aussi du corps de l’internaute qui se métamorphose à leur contact — il suffit d’observer le corps du joueur en réseau pour s’en convaincre —, ils sont joués par l’internaute, comme l’acteur joue un personnage. Pendant un temps donné, il n’est que lui, c’est-à-dire à la fois ce personnage et cet acteur qui, jouant ce personnage, demeure lui-même en mutant. Dans Microserfs (1995), Douglas Coupland écrit : J’adhère à la théorie Tootsie : si vous vous concoctez une méta-personnalité convaincante sur le Net, alors vous êtes cette personnalité. De nos jours, il existe si peu d’éléments pour attribuer une identité à quelqu’un que la gamme d’identités que vous inventez dans le vide du net, le menu de vos « soi » alternatifs, est vous. Un isotope de vous. Une photocopie de vous. C’est en ce sens que l’on peut dire que le Web, espace du jeu d’imitation par définition, est l’espace des métamorphoses permanentes. Répondant point par point à la définition du Web (partage, multiplicité, mutativité et extension de l’existence et des différentes formes d’intelligence), le sujet métaphysique des êtres hétéronymiques est le web lui-même. Si le Web est un espace, il est peuplé d’humains affublés de vrais et de faux noms, d’êtres fictionnels et hétéronymiques et de robots communicationnels et informationnels.

    Après le Web (2006 – …)
    Telle était l’identité de l’homme occidental et connecté au milieu des années 2000, ou plus précisément avant Facebook. Si les États modernes avaient pu prendre une distance avec les exigences du capitalisme du 21e siècle, ils auraient alors pu proposer de réguler le nouvel espace public d’action et d’intelligence collective en épousant sa réalité, par exemple en proposant un statut juridique à l’hétéronymat (13). Au lieu de cela, depuis plusieurs années, la France, pour ne prendre que cet exemple, s’arme d’un appareil législatif destiné à protéger la notion d’identité telle qu’elle avait été établie depuis ces derniers siècles. DADVSI, LSI, LSQ, HADOPI, LOPPSI, autant de lois qui ont renforcé les procédures d’identification des internautes. Le point d’orgue de cette législation est sans doute le Décret n° 2011-219 du 25 février 2011, application de la Loi Pour la Confiance dans l’Économie Numérique, qui exige des Fournisseurs d’Accès à l’Internet qu’ils conservent pour chaque ouverture de compte — un an après la fermeture des comptes —, l’identifiant de la connexion; les noms et prénoms ou la raison sociale; les adresses postales associées; les pseudonymes utilisés [je souligne]; les adresses de courrier électronique ou de compte associées; le mot de passe ainsi que les données permettant de le vérifier ou de le modifier, dans leur dernière version mise à jour. En d’autres termes, plus le Web dissout la notion moderne de l’identité, plus les États modernes renforcent juridiquement cette notion et étendent les moyens d’identification des internautes. Ainsi, nous rappelle la Quadrature du Net, la Loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 [et notamment son article 20] ouvre la porte à une surveillance largement étendue des informations et documents sur Internet, y compris par la sollicitation du réseau en temps réel, avec la participation des opérateurs de télécommunication et de services Web, pour des finalités dépassant très largement les impératifs de la défense et la sécurité nationale (14).

    Tout se passe comme si l’omniprésence du masque et de la fiction dans l’espace public du Web étaient devenus insupportables aux yeux de l’État. Il n’est pas anodin que l’État soit également parti à la chasse au masque dans l’espace public tangible, comme cela a été le cas avec la Loi du 11 octobre 2010, interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. La burqa et l’anonyme sur le réseau menacent, chacun à leur manière, la transparence de l’existence, soit la norme établie du mode de vie occidental (15). Mais qui a intérêt à la transparence ? Pourquoi faudrait-il donc que tout en les hommes soit clair, transparent et distinct ? On pourrait voir, dans le point de vue adopté par les États modernes, et la France en particulier, une sorte de point de vue platonicien visant à éradiquer les êtres fictionnels de la sphère publique. En réalité, l’enjeu est plutôt de réduire le Web à sa dimension marchande. Car, paradoxalement, les êtres fictionnels du Web n’ont pas échappé au sort des existences dans le mode de production capitaliste : ils sont devenus des marchandises. D’avatars polymorphes en métamorphoses créés par des internautes dotés de pouvoirs divins, le peuple du Web s’est transformé en profils pour des cabinets de recrutements et de marketing. Et, le propre d’une logique commerciale est de rendre ses produits les plus visibles possible.

    Avec le Web, l’identité était multiple, en d’autres termes, elle était dissoute au regard de sa définition moderne. La frontière entre la fiction et le réel étant floutée, il importait peu que l’on révèle son intimité : Je étant plusieurs, il était une fiction comme une autre. Après le Web, avec Facebook, qui fut le premier réseau social à la mesure du Web, c’est-à-dire réellement planétaire, l’autre n’a plus de place. Dans les premières années de Facebook, son fondateur, Mark Zuckerberg ne cesse de dénoncer les faux profils, et sa société de les traquer par des dispositifs d’identification logicielle. Un réseau social comme Facebook repose sur ses profils, sur la marchandisation de ses données, à des fins publicitaires ou d’anticipations économiques et financières par l’exploitation statistique. Sa valeur reposant sur le nombre de ses utilisateurs, il ne peut se permettre d’avoir des profils fictifs. Depuis que les médias ont attribué une place importante aux réseaux sociaux dans les révolutions arabes de 2012, Facebook et le réseau social Google+ ont cessé d’exiger la fin des faux profils. Ils n’en d’ailleurs plus besoin. Car, tant que l’heure sera à l’auto-marchandisation de soi, le Web se dépeuplera de ses hétéronymes.

    La fictionnalisation de l’existence, en effet, n’a pas disparu — comment le pourrait-elle puisqu’elle est intrinsèque au Web lui-même. Mais, sous l’effet des réseaux sociaux, elle se confond désormais avec l’existence patronymique. S’il y a une place pour la fiction, c’est celle du moi redevenu unique et individuel. Autre dimension propre au Web, la notion de partage demeure, elle aussi, un fait. Toutefois, la viralité des mèmes, des phénomènes d’imitation et de reprise (Harlem Shake, Lolcats…) qui se sont surtout développés à partir de 2005, ne vise pas à construire un espace et un temps commun de construction du savoir. Comme l’écrit Limor Shifman : Dans une ère marquée par « l’individualisme du réseau » [network individualism], les gens utilisent les mèmes afin d’exprimer simultanément leur caractère unique et leur connectivité (16). Il est intéressant de relever de quelle manière a évolué la pensée de la psychologue Sherry Turkle, qui a été l’une des premières à évoquer l’expérience de la multiplicité de l’identité ainsi que les méta-personnalités liées aux pratiques du réseau. Dans The Second Self, en 1984, Turkle introduisait l’idée que le rapport homme / machine affecte notre identité. Dans Life on the screen, publié en 1995, elle montrait comment les MUDs (jeux multi-joueurs en réseau) donnent naissance à des méta-personnalités [hétéronymiques] et un dépassement du genre. En 2011, Sherry Turkle publie Alone Together… Alors que le Web nous promettait une vie de partage et une vie collective, il nous laisse en réalité de nouveau bien seuls, en proie à la concurrence entre individus…

    La fin du Carnaval a sonné. La nouvelle dramaturgie du Web est à la tragédie. Facebook a inventé l’identité privée — un profil, nourri par auto-divulgation et des mouchards (cookies, boutons…), qu’il publicise à l’envi. À Pékin, l’anonymat est interdit dans les réseaux sociaux (17). Et si la Corée du Sud revient sur le dispositif d’identification des blogueurs qu’elle avait mis en place de 2007 à 2012 (18), c’est que celui-ci est désormais inutile, tant l’identification de l’être internautique fait aujourd’hui l’objet d’une double identification par les États-espions et par les sociétés du Web marchand, les secondes alimentant d’ailleurs les premiers, comme l’ont montré les révélations d’Edward Snowden. Entre ces sociétés et les États, l’objectif est le même (19) : sauver l’identité individuelle. Il ne fait aucun doute que le masque théâtral n’a pas dit son dernier mot. Mais c’est désormais sur le terrain politique qu’il se place, comme en témoignent l’imaginaire autour des Révolutions arabes et la vigueur du masque de Guy Fawkes. Cinq siècles ont été nécessaires à la construction de l’espace public politique dans l’environnement de l’imprimé. La pensée et l’action politique, la construction d’une vie commune, au sein de l’environnement numérique, ne font, quant à elles, que commencer.

    Emmanuel Guez
    publié dans MCD #73, « La numérisation du monde », janv. / avril 2014
    Cet article reprend plusieurs articles rédigés entre 2009 et 2011. Il est placé sous licence libre (CC – BY – SA).

    Professeur de philosophie de 1993 à 2006 (en France et en Allemagne), Emmanuel Guez a ensuite été chargé du programme des Sondes à la Chartreuse — Centre National des Écritures du Spectacle (2009-2012). Dans le même temps, il a enseigné la création théâtrale ainsi que les cultures numériques à l’Université d’Avignon. Il enseigne les arts et les cultures numériques aux Beaux-Arts de Paris. Emmanuel Guez est actuellement chargé de la recherche et des projets à l’École Supérieure d’Art d’Avignon. Il y dirige notamment le programme PAMAL (Preservation and Archaeology of Media Art Lab). http://writingmachines.org (théories et critiques) / http://emmanuelguez.info (art et expérimentations).

    (1) Mary Carruthers, Le livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Macula, 2002.

    (2) Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, La nouvelle culture du capitalisme, La Découverte, 2000.

    (3) http://cogprints.org/499/1/turing.html

    (4) Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, De la contre-culture à la cyberculture, Steward Brand, un homme d’influence, C&D éditions, 2012.

    (5) Pierre Lévy, L’intelligence collective : pour une anthropologie du cyberespace, La Découverte, 1994.

    (6) Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Éditions de Minuit, 1979.

    (7) Hakim Bey, TAZ, Zone Autonome Temporaire (1991), Éditions de l’Éclat, 1997.

    (8) Dominique Lestel, L’animal est l’avenir de l’homme, Fayard, 2010.

    (9) Friedrich Kittler, Aufschreibesysteme 1800/1900, Wilhelm Fink Verlag, 1985.

    (10) Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, Actes Sud, 2009.

    (11) Douglas Coupland, « Transience is now permanence », in John Brockman, How is the Internet changing the way you think ?, Atlantic Books, 2012.

    (12) Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la Fiction ?, Seuil, 1999.

    (13) Cf. le Rapport du Sénat de Yves Détraigne et Marie Escoffier, La vie privée à l’heure des mémoires numériques (mai 2009), proposant un droit à l’hétéronymat. Les auteurs s’appuient sur les travaux du programme « Identités actives » de la FING. Voir aussi : hwww.internetactu.net/2009/07/15/lhomonyme-dheteronyme/ (juillet 2009) par D. Kaplan (délégué général de la FING).

    (14) www.laquadrature.net/fr/lpm-promulguee-la-derive-du-politique-vers-la-surveillance-generalisee

    (15) Matthew Fuller, cité par Geert Lovink, in Networks without a cause, Polity, 2011.

    (16) Lifor Shifman, Memes in Digital Culture, The MIT Press, 2014.

    (17) www.lemonde.fr/technologies/article/2012/03/16/l-anonymat-proscrit-des-reseaux-sociaux-a-pekin_1670819_651865.html

    (18) www.lemonde.fr/technologies/article/2012/08/27/la-coree-revient-sur-un-dispositif-requerant-l-identification-des-internautes_1751758_651865.html

    (19) Cf. notamment la déclaration d’Eric Schmidt, le PDG de Google, le 4 août 2010 : Si je regarde suffisamment vos messages et votre localisation, et que j’utilise une intelligence artificielle, je peux prévoir où vous allez vous rendre. Montrez-nous 14 photos de vous et nous pourrons vous identifier. Vous pensez qu’il n’y a pas quatorze photos différentes de vous sur Internet ? Il y en a plein sur Facebook ! (…) La seule manière de gérer ce problème est une vraie transparence, et la fin de l’anonymat. Dans un monde où les menaces sont asynchrones, il est trop dangereux qu’on ne puisse pas vous identifier d’une manière ou d’une autre. Nous avons besoin d’un service d’identification personnel. Les gouvernements le demanderont.

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