récit d’une enquête archéonumérique
Le cinéaste, photographe, artiste multimédia Chris Marker (1921-2011) a créé à la fin des années 1980 Dialector, un programme de conversation avec la machine, resté inédit. Trente ans après, Dialector trouve (enfin) son public, grâce à une petite équipe (deux artistes, une journaliste) qui a mené à bien sa réactivation.
C’est un attelage bizarroïde, tout à fait représentatif de la liberté d’action et des sept vies artistiques (et plus) qu’a eues Chris Marker, un visionnaire, connu et reconnu comme le cinéaste inventeur de formes, auteur de La Jetée et de films qui ont traversé l’histoire du XXe siècle, et encore largement sous-estimé pour son apport à la culture digitale, la création post-cinéma, l’imaginaire du XXIe. Cet attelage est composé de deux artistes et d’une journaliste : Agnès de Cayeux navigue entre métavers et spectacle vivant, aime les avatars et la pensée, travaille en complicité avec le metteur en scène Jean-François Peyret depuis plus de dix ans; André Lozano dit Loz est un rétrogeek adepte de l’Apple II, qui remet au goût du jour le matériel et le code des débuts de l’informatique (1) et moi-même, la journaliste critique passée par Libération (où j’ai « rencontré » Chris Marker, au grand dam de mes collègues critiques cinéma, qui m’avaient prévenu que le monsieur ne parlait pas à la presse), et versée dans les cultures digitales (en ayant fondé le site Poptronics, où sévissait un certain Guillaume-en-Egypte, le chat double de Chris Marker, son avatar félin facétieux, aussi mégalo que Marker était viscéralement attaché à son invisibilité médiatique). Cette petite équipe est réunie autour d’un projet en cours de restauration (restitution, réactivation, reload, la terminologie en elle-même pose question), Dialector, codé par Chris Marker à la fin des années 1980 sur son Apple II en langage Basic et qu’il avait laissé de côté.
Si c’est trop compliqué, ne perdez pas de temps
Ce projet en cours est-il de l’art ? Assez naïvement sans doute, nous nous sommes lancés comme les purs admirateurs de Chris Marker que nous étions (et sommes encore !) sans même nous poser la question. Agnès avait conçu Alissa en 2010, un agent conversationnel mélangeant femmes réelles et anonymes du Web, figures littéraires et cinématographiques, qui discutait avec les internautes dans Second Life depuis l’espace virtuel du Jeu de Paume à Paris (2). Autrement dit, un avatar qui n’en était pas un, un robot programmé pour faire la conversation. Chris Marker, qui avait découvert Second Life grâce au livre paru sous la direction d’Agnès de Cayeux, Second Life, un monde possible (Les Petits Matins, 2007), et s’en délectait (il a toujours son île, l’Ouvroir, dans Second Life, qu’il a imaginé avec d’autres artistes, des métavers), a passé des heures à discuter avec Alissa. Ce retour des agents conversationnels dans l’environnement du réseau lui a rappelé qu’il avait conçu Dialector, sous-titré The Second Self, qu’il avait sauvegardé sur une disquette 5.25 pouces (les disquettes souples qui depuis longtemps ont disparu du marché). Il envoya la disquette à Agnès, puis Loz s’ajouta dans l’histoire, lui qui savait tout de l’Apple II et de ses configurations, et pouvait manier avec virtuosité les programmes de l’époque en les faisant évoluer en langages d’aujourd’hui.
Chris Marker était encore en vie, et aucun de nous ne pensait à prendre en charge tout ou partie de la restauration. Nous souhaitions simplement rendre service à Chris Marker, poussés par la curiosité de ce programme dont il nous disait qu’il avait bluffé ses amis et proches : J’avais piégé Montand, qui croyait sincèrement avoir affaire à un cerveau omniscient, et Pierre Legendre me disait que ça lui rappelait ses entretiens avec les sorciers africains. Nous avons réussi à ouvrir Dialector sur un Apple II, et signalé à Chris que la disquette n’était pas hors d’usage, mais que le programme s’arrêtait à la troisième ligne de commande… sur une image de chouette. Nous avons extrait le contenu de la disquette, constaté que tous les fichiers du programme Dialector étaient intacts, plus de vingt ans après leur stockage — un miracle dans l’univers impitoyable de l’obsolescence numérique programmée —, les avons édités au format texte et adressés le jour même à Marker. Hélas, Chris était alors déjà très affaibli et n’avait plus l’énergie de nous donner quelques indications que ce soit, sauf ce grand merci, mais si c’est trop compliqué ne perdez pas de temps.
Il était envisageable de redonner vie à son programme
La mort de Chris nous a laissés inconsolables et… actifs. Comme si la meilleure façon de rendre hommage au grand monsieur était de poursuivre la tâche. Lui avait abandonné Dialector parce qu’Apple avait décidé, une fois le succès de son ordinateur bien établi, d’enlever la possibilité aux utilisateurs de coder eux-mêmes. Le Basic, langage de programmation que Chris Marker maîtrisait de façon virtuose (ce que nous avons découvert au fil de notre enquête), n’était plus accessible. Chris Marker lui-même le disait ainsi : Dialector était une ébauche de programme, interrompu lorsqu’Apple a décidé que programmer était réservé aux professionnels. Il en reste des bribes, probablement incompréhensibles, ainsi qu’un spécimen de dialogue. L’original est quelque part sur des disquettes 5.25 illisibles aujourd’hui. Il est certain que si j’avais pu continuer au rythme de quelques lignes par jour, le programme aurait sans doute une réserve de conversation plus riche, mais c’est ainsi (et si les CD-Roms… et si… et si… mauvaise façon de penser). Grâce aux ressources numériques actuelles, et malgré la mort de son auteur, il était envisageable de redonner vie à son programme. Pour diffuser un inédit de Chris Marker, mais aussi pour souligner l’importance de son œuvre bien au-delà du cinéma.
Nous nous sommes donc attelés à la relecture du programme, d’un point de vue informatique en premier lieu, tâche dévolue à André Lozano qui a décortiqué la structure du Basic markérien, s’est fait aider par Agnès et moi pour entrer dans la logique de création de Chris. Le code est subdivisé en zones, « Love », « Hate », « Random »… qui n’avaient pas d’importance du point de vue de l’exécution du programme, mais en avaient du point de vue de la « partition » poétique de Chris. Il n’est pas anecdotique de rappeler le contexte technologique de cette fin des années 1980. Si l’informatique personnelle permettait d’écrire des programmes, ceux-ci avaient des possibilités multimédias modestes, il n’existait pas d’interface graphique et l’essentiel de l’expérience utilisateur se limitait à des commandes au format texte. Pourtant, les opérations de manipulation de données et de calcul logique sont déjà intégrées aux langages de programmation tels que le Fortran, le Basic, le Pascal, des langages de haut niveau d’abstraction et d’accès facile en comparaison aux langages précédents (langage binaire, assembleur), précise André Lozano.
Le code en Basic de Dialector révèle au fur et à mesure sa structure : il y a les lignes assignées au stockage des phrases (700) du dictionnaire de dialogue, qui ne peuvent n’être ni déplacées ni effacées, au risque de provoquer des erreurs dans le programme lui-même, et les lignes assignées aux opérations logiques (reconnaissance de suites de caractères, fonctions d’aléatoire modéré, et opérations autour des appels système pour afficher un média ou déclencher un son). Le code tient tout entier dans la mémoire de l’Apple II, en atteignant la limite de capacité de celle-ci. D’après André Lozano, Chris Marker arrive ainsi à gérer au plus près les contraintes physiques de la machine, tout en produisant un programme complexe très proche de l’intelligence artificielle.
Jusqu’où aller dans l’interprétation et la traduction ?
Tout en travaillant à comprendre l’écriture, nous avons cherché à en savoir plus sur le contexte informatique lié à Chris : comment était-il équipé ? Avait-il stocké d’autres parties du programme ailleurs ? Pourquoi la version 7 (écrite dans un langage plus multimédia et disponible dans Zapping Zone, installation présentée en 1990 au centre Pompidou), était-elle moins riche en dialogue ? Dialector avait-il servi de base de travail pour ses installations et projets ultérieurs ? Nous avons entamé une démarche d’enquête, entre investigation journalistique et histoire de l’art, en allant à la rencontre des proches de Chris, pour tenter d’obtenir plus d’informations sur la façon dont Chris « jouait » avec Dialector, sur la réception par ses amis du cinéma ou de la littérature, sur ses intentions restées mystérieuses… Paul Lafonta, ingénieur qui l’a accompagné et soutenu pour la partie hardware et notamment dans ces débuts de l’informatique personnelle, raconte par exemple avec plaisir les « frasques » que lui a fait commettre Chris lorsqu’il l’a embarqué sur le tournage du film de Wenders, Jusqu’au bout du monde.
Tandis que Loz décryptait le Basic, émulait le code pour nous permettre de montrer Dialector sur nos machines d’aujourd’hui grâce à un simulateur d’Apple II (une fenêtre grande comme celle de l’Apple II s’ouvre sur nos écrans de portables, l’interface est exactement semblable à celle d’un Apple II, et le programme s’exécute comme il le faisait en 1988), nous rencontrions ses amis, ses muses, ses complices, dressant une forme de portrait chinois de l’auteur à l’aide de son programme. Se trouver face à ce Computer qui balance ses phrases avec l’humour et la vivacité d’esprit propres à Chris Marker a de quoi déstabiliser et émouvoir les femmes de sa vie, les hommes aussi !
Nous avons filmé ces dialogues différés, avec Catherine Belkhodja (Level 5), Agnès Varda, qui avait eu le « culot » de filmer son atelier et le faire parler dans Agnès de-ci de-là Varda pour Arte en 2011 (3), Arielle Dombasle, sa très jeune égérie de Sans soleil, Marina Vlady, l’une de ses plus proches amies, M. Chat et Louise Traon, ses jeunes amis artistes (graffeur et vidéaste). Nous avons également rencontré ses développeurs successifs, et élargi le cercle pour échanger avec un claveciniste et musicologue, spécialiste de Bach, des partitions baroques et de la restauration d’instruments anciens. Quel rapport avec Dialector ? Dans le travail de traduction, d’une écriture musicale à l’autre, dans l’achèvement de fugues de Bach, restées à l’état de brouillon, se posent les mêmes questions auxquelles nous sommes confrontés : jusqu’où aller dans l’interprétation, la traduction (d’un langage ancien informatique en langage machine d’aujourd’hui), quelle place laisser à la création originale et aux annotations qui expliqueraient les choix effectués ?
Dialector est réactivé depuis septembre 2014
À l’heure où ces lignes sont écrites, Dialector est sur le point d’être diffusé sur Internet, dans une version la plus fidèle possible à l’original, en langage Python, dans une interface qui contextualise le programme original. Dialector est « jouable », et il se donne à voir augmenté des conversations vidéo archivées, de documents d’archives (le code original, les éléments épars dans l’œuvre de Chris Marker qui rappellent sa recherche autour d’une forme d’immortalité numérique), et de nouvelles rencontres avec des spécialistes de l’Apple II (André Lozano est invité au Kansasfest Apple II for ever, la convention des adeptes de l’Apple II, aux États-Unis, à la fin juillet 2014), de l’archivage et réactivation numérique (un projet de recherche avec le laboratoire « préservation et archéologie des arts médiatiques et numériques » de l’École Supérieure d’Art d’Avignon est en cours sur 2014-2015), de la conservation du legs Chris Marker : le Centre Pompidou, qui possède des archives informatiques nombreuses autour de Zapping Zone, et la Cinémathèque, qui détient l’ensemble du fonds Marker cédé par ses ayants droit, nous reçoivent pour envisager un inventaire numérique pérenne.
Le programme réactivé depuis septembre 2014 sur le Net est une version actualisée de Dialector. Elle n’est sans doute pas la version qui permettrait un archivage définitif du programme de Chris Marker (le langage Python, quoique très ouvert, sera lui aussi dépassé un jour, tout comme les protocoles d’accès au Web). De la même manière qu’aujourd’hui on redécouvre avec ravissement qu’Andy Warhol avait composé des images informatiques sur un Amiga 1000 (un ordinateur personnel de la même époque que l’Apple II), grâce à la ténacité de l’artiste et écrivain de SF Cory Arcangel, l’enquête que nous menons autour de Dialector révèle l’art visionnaire de Marker, sa poésie du code, son absolue modernité. Le trouble que provoque une conversation avec Dialector est délicieusement contemporain, trente ans après son écriture. Dans l’univers du média-art (l’art des nouveaux médias, l’art du code, là encore, la terminologie bafouille…), Dialector réactivé bouscule tout. Merci, maître Marker !
Annick Rivoire
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014
(1) Après avoir mis au point un tas d’outils aux débuts de la création numérique, à l’instar de Logz, système d’édition de sites pour artistes, aujourd’hui toujours actif : www.framasoft.net/article1635.html et www.logz.org/
(2) www.agnesdecayeux.fr/AdC_site/AdC_htmlOnTheBeach/alissa.html
(3) www.arte.tv/fr/agnes-de-ci-de-la-varda-15/4304968.html