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    Dr(((o)))ne music

    Le bourdonnement, le drone, est dans la vie domestique un son dont on ne se défait pas facilement : le bruit du réfrigérateur, la circulation sur l’autoroute… voire le sifflement grésillant du drone aérien. En musique, un drone, c’est aussi un son continu. Il traverse l’histoire de la musique et croise les arts plastiques. Il peut réjouir, irriter. Il n’a pas fini de faire du bruit.

    La Monte Young, Composition 1960 #7. Partition, 1960. Photo: D.R.

    De l’origine du bourdon sonore
    On peut faire remonter l’existence du drone en Occident à l’Antiquité romaine. Néron, pour influencer l’humeur du peuple pendant les assemblées publiques, n’hésitait pas à employer plusieurs milliers de personnes dans le but de produire vocalement un panel de bruits, dont ce qu’il nommait le bombi, proche du bourdonnement d’abeille. Le bourdon apparaît en Occident au Moyen Âge sous la forme d’un grondement constant perpétué par une vielle à roue. Plus encore, c’est dans les musiques traditionnelles que le drone s’affiche au travers d’instruments typiques.

    La tanpura (ou tambura) est un instrument à cordes métalliques omniprésent dans les ragas indiens. Il produit un bourdon harmonique fluctuant qui porte les solos complexes des autres musiciens. La cornemuse, dans la musique celtique, intègre le bourdon à l’instrument. On ne peut pas jouer sans. Le didgeridoo chez les aborigènes d’Australie est un instrument à vent dont le bourdon est l’élément de base. Les autres sons produits sont des variations du drone initial exercées par le jeu des lèvres, de la langue ou de la respiration. Par leur caractère hypnotique évident, les bourdons sont associés à la transe et rapidement bannis des expressions musicales savantes. Pourtant, c’est par elles qu’ils réapparaissent en force à partir de la seconde moitié du XXe siècle.

    Drone et musique contemporaine
    L’après-guerre est le temps des remises à plat par les avant-gardes artistiques. Les musiques traditionnelles, notamment de l’Inde, connaissent une meilleure diffusion. Ainsi, un bourdon peut devenir l’élément unique d’une œuvre comme chez les compositeurs américains La Monte Young, Phill Niblock ou chez la Française Éliane Radigue.

    La Monte Young, né en 1935, fut un élève du Pandit Pran Nath, maître de chant indien. Il devient la figure historique de la drone music. D’abord saxophoniste, il introduit des fréquences continues dans ses compositions dès la fin des années 50 : Je me suis rendu compte qu’il était important d’avoir une fréquence-drone fixe établissant un point fixe en rapport avec les autres fréquences que je produisais avec mon saxophone ou plus tard avec ma voix… Le fait qu’une des fréquences soit fixe et constante rend plus précis l’accord de chacune des autres avec elle, et par conséquent, de chacune des autres entre elles (1).

    Sa Composition 1960 #7 augure un minimalisme radical. Elle repose sur deux fréquences générées par deux oscillateurs : un Si grave et un Fa dièse. La partition qui ne comporte que ces deux notes stipule qu’elles doivent être tenues un long moment. Dès lors, le drone s’harmonise. Avec ces deux seules notes, La Monte Young crée un effet psychoacoustique saisissant. Il suffit à l’auditeur de bouger la tête pour entendre différemment les fréquences et ainsi percevoir l’espace autrement.

    Mária Júdová et Andrej Boleslavský, Composition for a drone. Photo: © Mária Júdová et Andrej Boleslavský, 2014.

    Dès lors, la drone music s’amplifiera en couches et variations tonales et microtonales comme chez Phill Niblock. Il explique sa méthode de composition à propos de la série d’enregistrements Touch réalisée entre 2003 et 2013, dans laquelle chaque composition met en ondes multiples un instrument unique (guitare acoustique, guitare samplée, violoncelle, sax alto, sax soprano, trompette…) : J’enregistre avec un seul microphone mono un instrumentiste directement sur l’ordinateur. Avec Protools (logiciel de montage et mixage, NDLR), j’édite les prises afin d’enlever les respirations, les bruits parasites, et je supprime les attaques et le decay. La note est répétée une dizaine de fois sur 15 secondes, avec des tonalités parfois différentes. Ensuite, je crée des micro-intervalles en usant du pitch de Protools (variateur de vitesse et/ou de tonalité, NDLR). Les éléments sont rassemblés et mixés sur 24 ou 32 pistes. L’auditeur pense entendre des sons électroniques, mais il n’y a que les sons acoustiques de l’instrument d’origine. Ce sont les variations microtonales qui font tout le boulot (2).

    Éliane Radigue, née en 1932 à Nice, passe par le Groupe de Recherches Musicales et est un temps l’assistante de Pierre Henry. Elle explore le potentiel du feedback à partir de magnétophones. Le feedback est ce phénomène électro-acoustique de boucle, dont la manifestation la plus évidente et la plus chaotique reste le larsen produit quand un micro se trouve ouvert à proximité d’une enceinte qui le rediffuse. S’il est bien contrôlé, le feedback devient une onde tangible pas forcément agressive. Les recherches singulières de Radigue, peu en phase avec l’orthodoxie acousmatique du GRM, la conduisent en Amérique.

    Elle y rencontre Alvin Lucier, expérimentant lui aussi à partir du feedback, ainsi que des chantres du minimalisme comme Terry Riley et Phill Niblock. À partir de 1971, elle adopte son instrument de prédilection : le synthétiseur modulaire ARP 2500. Avec lui, elle tisse des compositions inépuisables aux larges palettes harmoniques inspirées par le bouddhisme tibétain. Elle offre des représentations publiques méditatives à niveau sonore modéré (là où La Monte Young, lui, s’exprime fort). Aujourd’hui de grands instrumentistes participent à son travail. Elle s’y fait mentor plus que compositrice, puisque ces derniers n’obéissent pas à une partition, mais à une architecture où les variations, même infimes, affectent l’espace acoustique telle une lumière jouant avec les formes d’une construction.

    Artiste Fluxus de la première heure au milieu de plasticiens qui avaient pour la plupart adopté des formes sonores dans leurs réalisations, La Monte Young avait coutume de dire « tracez une ligne et suivez-la ». Aujourd’hui à la tête de sa Dream House, au cœur du quartier de Tribeca à New York, il ambitionne la fabrication d’une œuvre perpétuelle. La Dream House est occasionnellement reconstituée dans des musées internationaux comme ce fut le cas à Paris pour l’exposition Sons et Lumières du Centre Pompidou en 2004. Avec un son constant, sans début ni fin, la composition n’est plus une affaire de durée. Elle entend créer des états psychologiques précis et questionne les perceptions de l’espace-temps chez l’auditeur placé au centre de l’œuvre-dispositif.

    Dès la genèse de la drone music, des liens avec les arts plastiques se créent. Le 3 mars 1960 à Paris, à l’occasion de la célèbre présentation par Yves Klein de son exposition-performance avec trois modèles nues imprégnées de son immuable peinture bleue, la Symphonie Monotone est exécutée publiquement. Klein jure l’avoir composée en 1949. Cette œuvre débute par un temps de vingt minutes d’orchestration pour un petit ensemble qui joue invariablement la même note, puis lui succèdent vingt minutes de silence qui laissent l’audience sans voix.

    Yves Klein, Symphonie Monotone. Exposition-performance, 1960. Photo: D.R.

    Le drone sans le savoir
    Dès le milieu des années 60, les suiveurs de La Monte Young contaminent les musiques de leur époque. Ce n’est pas par hasard qu’Andy Warhol va débaucher deux de ses musiciens réguliers, Angus MacLise et John Cale, pour constituer la première mouture du Velvet Underground. L’album Velvet Underground & Nico regorge de drones. L’illustre Heroin dans sa version de 1966 avec son tapis de guitares continues et ses feedbacks de violons joués en boucle par John Cale sur plus de sept minutes est la marque d’une pop song d’un nouveau genre. Plus étonnamment les Beatles concluent leur album de 1966 Revolver par Tomorrow Never Knows. Ils y concentrent toutes les audaces de leur temps — enregistrements en couches superposées, manipulations de bandes magnétiques, tambura indienne.

    À partir des années 70, le drone insuffle les genres et s’invite dans des tubes pop, mais il demeure en retrait et on ne l’identifie pas clairement. Hit incontestable, le On The Road Again de Canned Heat, entièrement tapissé par une tampura sur laquelle ondule l’harmonica et la voix de Bob Hite, parvient à faire frissonner par-delà la génération baba-blues de l’époque. Ailleurs, Miles Davis y tâte beaucoup dans sa période électrique assistée par des flûtes ou tampuras. « Drony » aussi à satiété, une frange du rock psyché, et quelques groupes proto-noise tels Les Rallizes Dénudées au Japon. Idem du côté du Krautrock allemand avec pour légendaire collaboration un album de Faust avec le violoniste Tony Conrad, transfuge américain du Theater of Eternal Music de La Monte Young.

    Et en Angleterre, Robert Fripp, Brian Eno, bien évidemment Pink Floyd, tandis que d’autres zélateurs du synthétiseur cosmique comme Tangerine Dream fabriquent des nappes électroniques infinies. Tout un monde international et bigarré, dont les réalisations se retrouvent hâtivement étiquetées « musiques planantes » ou par la suite « ambient » (selon la terminologie inventée par Brian Eno), traverse les 70s.

    Le punk et l’après-punk, qui voulaient justement liquider (au moins artistiquement) la génération précédente, éprouvent sans complexe aussi les stridences continues. Père Ubu, Sonic Youth, au sein desquels Thurston Moore et Lee Ranaldo s’exercèrent dans les orchestres de guitares de Glenn Branca et ses symphonies de cordes à vide.

    This Heat, mené par des anciens du rock progressif anglais, offre pour le titre Graphic une longue plage de drones polyphoniques pouvant être jouée en 33t ou 45t. De ce fait, et pour les besoins de la réédition en CD audio, le titre alterne périodiquement les deux vitesses et devient l’extraordinaire Graphic/Varispeed. Autour des mêmes années, on découvre médusé sur les écrans un film ovni, Eraserhead dont la bande-son, tout entière enveloppée de drones sourds, réalisée par le sound designer Alan R. Splet et par David Lynch lui-même participe pleinement à l’atmosphère étrange et anxiogène du film.

    Les primes 90s connaissent les bouillonnements électriques d’une forme de pop bruyante dominée par des plaintes de guitares saturées et contrôlées par des pédales d’effets. Point d’orgue indépassable de ces années shoegaze, l’album Loveless de My Bloody Valentine paraît en 1991. Enfin, ajoutons à cette généalogie chamarrée des drones sans le savoir, le classique hip hop Jump Around par House Of Pain. Tout le long du morceau court un drone exaltant plutôt haut perché dans le médium. Une adjonction rare dans ce type musique d’ordinaire concentrée sur le rythme, avec ici le sample d’une cornemuse, réminiscence des origines irlandaises du groupe de rappeurs US.

    Sunn O))) Photo: © Gisèle Vienne

    La revanche des dr(((o)))nes
    Un disque, un seul, va encore tout changer en 1993. Earth 2 produit par un groupe obscur de la petite ville universitaire d’Olympia dans l’État de Washington (patrie de la série Twin Peaks et du mouvement grunge), sort sur le label Sub Pop, écurie de Nirvana entre autres trublions d’un certain rock retrouvé. Sous-titré Special Low Frequency Version, ce deuxième album du groupe éponyme va très loin dans la remise en cause des poncifs du rock. Pas de batterie… Pas de mélodie… Pas de texte…

    Ici s’imposent de longs et lourds riffs de guitares accordées en dessous de leur tonalité standard. Une large vibration est constituée par des saturations harmoniques et s’étend sur trois titres d’une vingtaine de minutes chacun. Les drones ne sont plus derrière, ils sont devant, bien devant, ils ne servent plus qu’eux-mêmes et ne laissent aucun répit à celui qui écoute. Certes, Lou Reed y est allé de son suicide commercial avec Metal Machine Music auparavant en 1975, et d’autres agités ont poussé loin le bouchon d’oreille entre temps. Pourtant jamais avant Earth 2, une philosophie aussi forte du drone ne s’était imposée dans les champs du rock.

    En prolongement direct du groupe Earth, Sunn O))) avoue clairement sa filiation dans la typographie de son patronyme. Sunn O))) = le soleil qui tourne autour de la terre et en même temps le clin d’oeil à la marque fétiche d’amplis que le groupe utilise sur scène. La scène est justement l’espace d’un rituel pour Sunn O))). Elle seule peut donner la dimension de leur musique extrême. Les fameux amplis Sunn forment une montagne occupant une majeure partie de l’espace. On sait d’emblée que le son sera très fort.

    Les musiciens arrivent encapuchonnés dans des bures de moines sombres aux allures gothiques. Une guitare, une deuxième, une guitare basse et éventuellement d’autres participants. L’ensemble noyé par les fumigènes. À l’instar du concert offert aux Caves Lechapelais à Paris en 2007, les sets de Sunn O))) peuvent être longs, décollants progressivement vers un maelstrom sonique implacable.

    Le choc sonore et temporel est aussi intense que chez La Monte Young, mais il est affublé là d’une esthétique rock inédite — les spécialistes disent doom metal ou drone metal. Le leader guitariste Stephen O’Malley signifie les épars changements d’accords en levant le bras. Au final, un morceau, un seul, éprouve tous les sens du public sur près de cent minutes.

    Stephen O’Malley, qui vit actuellement à Paris, est l’un des acteurs principaux de la scène drone en même temps qu’il devient le passeur d’avant-gardes historiques fortes. On l’a vu ainsi réinterpréter les feedbacks d’Alvin Lucier sur sa guitare jouée à plat au sein du très sérieux Auditorium du Louvre, et ailleurs, aux côtés du chanteur Scott Walker, mutant perpétuel réincarné miraculeusement à chaque nouveau disque.

    Après avoir été un élément des musiques traditionnelles, un genre musical, un procédé utilisé ponctuellement dans les musiques expérimentales, le drone devient une appellation adossée à toutes sortes de courants allant de l’ambient au metal en passant par les musiques électroniques : le noise du Japonais Otomo Yoshihide, l’indus de Trent Reznor (avec une mention particulière pour sa fine bande-son du documentaire sur Edward Snowden, Citizen 4), ladite dark ambient de l’Allemand Thomas Köner, du Canadien Tim Hecker, les explorations guitaristiques de Oren Ambarchi, les exercices de feedback purs de Knut Aufermann, etc.

    Pour qui sonnent les drones  ?
    Fort d’une ambiguïté sémantique inquiétante, le drone croise le drone… drone volant; drone violant l’espace aérien ou la sphère privée; drone violent à Gaza, au Yémen… dronesZZZZZZzzz qui ne peuvent fonctionner (pour l’instant) sans générer leurs propres bourdons. 
Signe des temps, des artistes s’en emparent. Composition for a drone (3) qui sera présentée en octobre 2015 lors du festival Accès)s( à Pau est une pièce musicale créée par Mária Júdová et Andrej Boleslavský spécifiquement pour le quadricoptère Parrot AR drone 2.0. La pièce est la synthèse du son généré par le mouvement du drone dans l’espace et celui du bruit produit par les moteurs.

    Pour sa performance Drone.2000 lors du festival Gamerz à Aix-en-Provence en 2014, Nicolas Maigret a appareillé des micros de contact sous les hélices de deux drones. Les vibrations sonores sont progressivement amplifiées jusqu’à ce que le tournoiement des pales permette d’obtenir une réelle présence physique dans la salle. Dernier exemple d’une liste qui s’allonge, John Cale s’associe à Liam Young pour la performance très médiatisée LOOP>>60 Hz : Transmissions From The Drone Orchestra à la Barbican de Londres en septembre dernier. Ici un ballet de drones aériens au-dessus du public et autour du jeu de guitare du Monsieur bourdon du feu Velvet Underground. Belle tautologie de la continuité et tant mieux si les oreilles sifflent encore.

    Jean-Philippe Renoult
    publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

    Auteur et artiste sonore, Jean-Philippe Renoult réalise avec Dinah Bird la scénographie sonore de l’exposition Vu du ciel, du festival Accès)s(, au Centre d’Art du Bel Ordinaire de Pau en octobre et novembre 2015.

    (1) La Monte Young, entretien avec Daniel Caux, in Chroniques de l’Art Vivant, Maeght Éditeur, mai 1972
    (2) Phill Niblock: www.phillniblock.com
    (3) Mária Júdová: http://mariajudova.net
    (4) Drone.2000 de Nicolas Maigret. https://vimeo.com/110150422

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