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    Échantillons de soi

    Le narcissisme culmine actuellement au travers des réseaux sociaux où chacun peut se mettre en scène. On y déploie des « personnalités multiples ». On y offre des fragments de notre vie. Des échantillons de soi, donc, entre réel et virtuel, comme l’illustre les œuvres proposées dans le cadre l’exposition collective présentée au centre d’art contemporain La Traverse à Alfortville jusqu’au 13 janvier.

    Longtemps, la représentation de soi s’est matérialisée dans la sculpture (buste), la peinture puis la photographie (portrait). Renaud Auguste-Dormeuil reprend les codes de ce marqueur social en photographiant de grands collectionneurs. Ils posent en pied devant l’objectif, souvent dans leurs appartements que l’on devine somptueux, à la mesure des œuvres qu’ils collectionnent… Il y a aussi quelques figures historiques qui détonnent dans cette galerie de personnages. Ce sont Les Ambitieux, autre série photographique. Renaud Auguste-Dormeuil pratique un découpage, un échantillonnage, sur chaque photo : il enlève une bande verticale qui supprime le visage. Les deux parties du cliché sont recollées. Les collectionneurs et les ambitieux affichent de fait une silhouette plus filiforme et surtout anonyme. Ce type de portrait retouché devient alors paradoxalement une sorte d’anti-représentation de soi !

    Bettie Nin, Biodiversité. Photo: D.R.

    Avec His Story, une série de « vrais-faux » autoportraits générés par IA, Grégory Chatonsky joue également sur la représentation de soi. En l’occurrence celle de l’artiste et des clichés inhérents à ce statut. Les prises de vues et la tonalité des couleurs tracent les contours d’une vie possible d’un artiste au siècle dernier et reprennent certains clichés de la bohème et de l’esthétique des ruines. À l’opposé, Inès Alpha nous projette dans le futur, avec les portraits vidéo en réalité augmentée de mannequins parés de maquillage 3D, liquide et évolutif, qui les transforment en « femmes-fleurs » fantasmagoriques. Émilie Brout et Maxime Marion optent également pour la vidéo. A Truly Shared Love montre la vie idéalisée, déréalisée, d’un couple. Avec son esthétique très plastique, artificielle, cette vidéo 4K de 28′ « surjoue » les représentations normatives (classe, genre & co) en appliquant à la lettre les codes de l’imagerie commerciale…

    Fabien Zocco, Dislessia. Photo: D.R.

    Dasha Ilina place le spectateur dans un rapport étrange avec Let Me Fix You. Cela tient en partie au processus puisque c’est une vidéo avec ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response, en « bon » français : réponse sensorielle culminante autonome…). Le ressort de ce procédé, par ailleurs très en vogue chez certains YouTubeurs, doit beaucoup au ton, soft, qui fait naître un sentiment de proximité, et au son qui agit un peu comme un « massage »… À l’écran, on voit une jeune femme qui entreprend de réparer un robot, décrivant en susurrant les différentes étapes de son intervention. Elle fixe l’objectif et on pourrait se croire à la place du robot. Le trouble s’installe progressivement, au fil du « diagnostic »… Le robot ne semble pas endommager matériellement, mais en proie à une crise de conscience faute d’avoir pu être pleinement au service de son propriétaire, un homme âgé… Dans un autre genre, Dasha Ilina a aussi conçu une sorte de « doudou » pour millennials. Un oreiller brodé d’un smartphone (Do Humans Dream Of Online Connection?)… Kitsch, mais significatif de l’attachement que l’on éprouve vis-à-vis de nos « machines à communiquer ». Qui plus est, la chose est interactive. En s’appuyant dessus, on peut y entendre une histoire, un mythe ou une légende urbaine autour des smartphones. Et chacun est invité à compléter cette histoire sans fin.

    Dans un coin de l’espace d’exposition, on aperçoit deux bras qui sortent d’un mur… L’un armé d’aiguilles. L’autre couvert de tatouages représentant les nationalités les plus présentes en France : Bettie Nin, co-fondatrice et directrice de La Traverse, propose ici un « re-up » de sa sculpture Biodiversité. Autre objet de curiosité qui ne se donne pas au premier regard : La Parole Gelée de Fabien Zocco. Cette sculpture de porcelaine est en fait une empreinte vocale, la trace d’un mot qui n’existe pas : « ptyx », inventé par le poète Stéphane Mallarmé pour les besoins de son Sonnet en X… La voix, les mots et la syntaxe se télescopent sur Dislessia, une installation conçue également par Fabien Zocco. Cette sculpture-écran retranscrit les efforts presque désespérés d’une intelligence artificielle pour apprendre l’italien sur la base de phrases grammaticalement fausses. De cette mécanique absurde émane une forme de poésie, celle que l’on retrouve dans l’éternelle répétition des cycles, à la fois tragique et risible. Le titre de l’œuvre, qui signifie dyslexie en italien, fait également référence aux noms féminins communément attribués aux assistants vocaux (Alexa pour Amazon, Cortana pour Microsoft, Eliza pour le M.I.T., etc.).

    Laurent Diouf

    > Échantillons de soi, avec Ines Alpha, Renaud Auguste-Dormeuil, Emilie Brout & Maxime Marion, Grégory Chatonsky, Dasha Ilina, Bettie Nin et Fabien Zocco…
    > cette exposition s’inscrit dans le cadre de Nemo – Biennale internationale des arts numériques
    > commissaire d’exposition : Dominique Moulon
    > du 29 novembre au 13 janvier, La Traverse, Alfortville
    > https://www.cac-latraverse.com/

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