L’ombre de la mort du capitalisme durera plus longtemps que son histoire même, et l’argent s’accumulera encore. Pour échapper à la dialectique de la domination et de la résistance, du gain et de la perte, l’artiste Grégory Chatonsky propose de réfléchir à une Économie 0 qui ne s’oppose ni ne s’associe au libéralisme.
La crise que nous traversons n’est pas une crise. C’est une extinction. Pourtant nous savons qu’il est possible que tout continue comme avant, en pire. L’ombre de la mort du capitalisme durera plus longtemps que son histoire même, l’argent s’accumulera encore jusqu’à mettre en cause les conditions de la domination. On veut proposer des alternatives, des utopies et des non-lieux, l’autogestion et le partage, l’open source, la contribution, la solidarité ou le blockchain, que sais-je encore, on cherche éperdument. On veut en sortir, c’est encore une façon de continuer.
En 1972, Jean-François Lyotard avait désigné le caractère Énergumène du capitalisme et l’impossibilité de développer une résistance externe, parce qu’on continuerait alors à se soumettre aux valeurs de + et -, de profits et de pertes, c’est-à-dire de joie et de peine, un espoir menacé, la machinerie des affects dominés. La révolution est encore affaire de profit et de bilan, son messianisme est aussi un pari sur un gain à venir. La critique se fait l’objet de son objet, s’installe dans le champ de l’autre, accepte les dimensions, les directions, l’espace de l’autre au moment même où elle les conteste (1).
Exploitation ad lib.
Il n’y a pas de limite séparant l’intérieur et l’extérieur du système, mais un voyage aléatoire, une capacité à tout intégrer d’avance, résistance comprise, à faire n’importe quoi pourvu que ça dure à la limite du précipice. Cette intégrativité déréglée du capitalisme est fondée sur le développement d’une société industrielle qui considère toutes choses comme une source potentielle d’energeia.
En transformant la matière première on peut l’utiliser, de sorte que l’exploitation est sans limites, elle concerne la terre, le cosmos, tout ce qui est. Marx avait défini l’argent comme équivalence générale (2). L’argent est quelque chose qui vaut pour toute chose, comme toute matière peut être convertie en énergie : La monnaie n’est pas valeur en soi, mais l’opérateur de la valeur. Elle est surtout fondamentalement l’effet d’une croyance collective en l’efficacité de son pouvoir libératoire puisque chacun, pour accepter le signe monétaire, tire argument de ce que les autres l’acceptent également et réciproquement (3).
Le neutre économique
Certains phénomènes contemporains semblent pourtant échapper à la dialectique de la domination et de la résistance, du gain et de la perte. Les dépenses et les gains y sont équilibrés et annulent l’attente affective. C’est une économie 0 qui ne s’oppose ni ne s’associe au libéralisme. Elle y est indifférente parce qu’elle sait combien toutes les contre-propositions au pouvoir sont un reflet de son emprise. Le neutre économique désigne un espace apathique ni extérieur ni intérieur au système des échanges. Cette logique du « ni ni » n’est pas une manière de suspendre l’économie, encore moins de la dénoncer, il ne s’agit pas d’une attitude passive, mais de mettre en place des stratégies qui défient les clivages identitaires.
Il y a de l’inappropriable. Car les pertes et les profits construisent des affects, craintes et satisfactions, attente ou précipitation, défense ou prédation. Ces affects diminuent la puissance des flux en retenant, en délivrant et en identifiant. Ils cherchent à les stabiliser dans des formes substantielles. Avec l’économie 0, il s’agit de laisser les flux couler, beaucoup ou peu, de manière contingente. Extraction, coupure, décodage et encodage des flux sont des fonctions de production, non de bilan. Le bilan arrête l’écoulement conçu comme une hémorragie à soigner. La production exprime la contingence : tout est possible. L’économie 0 n’est pas une économie a minima de subsistance. Les flux dépensés peuvent être importants, peu importe puisqu’il n’y aura ni perte, ni gain, ni déception, ni satisfaction, nulle espérance en un avenir meilleur ou pire, simplement la factualité de ce qui est effectivement produit.
Contingence des affects
En 2001, un informaticien allemand rencontre à son domicile un ingénieur après plusieurs échanges sur Internet. Au cours de la soirée, avec son consentement, il le dévore. Toute offre peut trouver sa demande sur Internet, l’anthropophagie est autophagie. Le réseau n’est pas l’espace d’une nouvelle liberté permettant de filer le long de rhizomes, remplaçant la verticalité du pouvoir par l’horizontalité des multitudes. Il est aussi affaire de protocoles (4), de fluidification contrôlée. Il est le lieu du possible : tout peut être parce que tout est.
Partout des images qui ne représentent rien, elles se produisent d’elles-mêmes, imprévisibles et turbulentes, tourbillonnaires. Il n’y a plus perte ni gain, plus de convertibilité, mais simplement la contingence des affects. L’économie 0 est à l’œuvre dans des dispositifs autoréférentiels qui se nourrissent d’eux-mêmes. Ils adoptent la rétroaction cybernétique comme un principe de production matérialiste. Ainsi, lorsque Viola branche, dans Information (1973), la sortie d’une machine sur l’entrée d’une autre machine, il produit non seulement un signal qui ne représente rien, mais il met en boucle cette production qui devient un processus continu et variable : chaque fois que je poussais le bouton, cela donnait quelque chose de différent (5).
Art autodestructif
Google Will Eat Itself (2005) de Paolo Cirio, Alessandro Ludovico et ubermorgen (6), génère des revenus par des publicités Google permettant d’acquérir des actions de la même entreprise. Tout se passe comme si Google s’achetait lui-même. A Tool to Deceive and Slaughter (2012) de Caleb Larsen (7) est un cube en vente sur Ebay qui, toutes les 10 minutes, vérifie si son enchère est terminée, auquel cas il se remet automatiquement en vente. Si quelqu’un l’a acheté, alors l’ancien propriétaire doit envoyer au nouvel acquéreur l’objet afin que le cycle recommence. Avec User Generated Server Destruction (2014) de Stefan Tiefengraber, il est possible de se connecter à www.ugsd.net et de piloter des marteaux qui détruisent un ordinateur sur lequel est hébergé le site.
Gustav Metzger a développé depuis 1959 un art autodestructif (8) intégrant l’ordinateur et l’ensemble des activités humaines à des processus de dislocation ne produisant aucun reste ou ruine. L’entropie est renversée par une autodestruction qui témoigne du caractère compulsif de la consommation et de l’obsolescence programmée des objets. Elle devient une autoproduction et accélère (9) par là même jusqu’à un point 0 qui n’est plus dans l’espace du capital, parce qu’elle ne le reconnaît plus.
Gregory Chatonsky
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015
Ce texte reprend un fragment du texte original, publié sur Internet le 4 juin 2007 : http://chatonsky.net/fragments/economie-0/
(1) Lyotard, J.-F., 1994, Des dispositifs pulsionnels, Galilée, p. 24.
(2) Marx (1872), Le Capital, Lachâtre, p. 26.
(3) Lordon F., 2010, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, pp. 27-28.
(4) Galloway, A. R., & Thacker, E., 2007, The Exploit: A Theory of Networks, Minneapolis, University Of Minnesota Press.
(5) Interview donnée à Paris, aux Cahiers du Cinéma, en février 1984.
(6) www.paolocirio.net/work/gwei/
(7) http://caleblarsen.com/projects/a-tool-to-deceive-and-slaughter/
(8) http://oldsite.english.ucsb.edu/faculty/ayliu/unlocked/metzger/selections.html
(9) http://criticallegalthinking.com/2013/05/14/accelerate-manifesto-for-an-accelerationist-politics/