dispositifs interactifs
À la fois artiste et chercheur, le Néerlandais Edwin van der Heide explore les champs combinatoires du son, de la lumière et de la spatialité. Une démarche interactive où le public est souvent placé au cœur de son travail, confronté à une exploration active de dispositifs aux dimensions autant volumineuses que volumétriques. Entretien.
Edwin, votre nouvelle pièce, Sound Modulated Light 3, sera présentée à partir du mois de mars et jusque début août au ZKM de Karlsruhe. C’est la suite d’une série de travaux entamée il y a quelques années et présentée, entre autres, à l’IFFR de Rotterdam en 2005 ou encore au Voltage festival de Courtrai en 2008. Son principe tourne toujours autour de la déambulation du spectateur équipé de ce boîtier un peu spécial, permettant de rendre audible dans un casque les modulations lumineuses structurant la spatialité de la pièce. Quels sont les principes forts de cette nouvelle mouture du projet ?
En fait, Sound Modulated Light est un environnement de lumière et de sons où le son n’est pas acoustiquement présent. Il est transporté par la lumière. L’espace de la pièce est structuré selon un réseau de lumières multiples. Le son est modulé en intensité à travers ces lumières. Les fréquences audio basses proviennent d’un flicker, un clignotement visible des lumières. Les fréquences plus hautes sont-elles émises par un clignotement tellement rapide qu’il ne peut pas être perçu par nos yeux. Chaque source lumineuse dispose de sa propre bande-son assignée.
Dans les versions plus anciennes de Sound Modulated Light, j’utilisais les murs du lieu pour donner la structure aux lumières. Pour Sound Modulated Light 3, je suspends les lumières dans l’espace afin de créer plusieurs couches de lumière, les unes derrière les autres. Il y a un chevauchement plus complexe entre ces lumières, qui résulte en un plus complexe enchevêtrement des couches sonores. Cette complexité est plus stimulante pour le public et il doit s’attendre à des moments plutôt « inattendus » je dirais.
On retrouve cette « complexité », cette multiplicité des directions dans le projet de façade médiatique que vous êtes en train de mettre en place avec l’architecte Lars Spuybroek sur le fronton du centre interdisciplinaire art/média de Rotterdam, le V2_. En quoi consiste-t-il ? L’articulation de votre travail dans une approche encore plus architecturale me semble finalement assez logique…
Pour être exact, Overtone Facade – c’est son titre de travail -, est déjà ma troisième collaboration avec Lars Spuybroek. Nous avons d’abord collaboré sur le Water Pavilion qui a ouvert en 1997, puis nous avons réalisé Son-O-House en 2004 et maintenant nous travaillons sur cette façade pour le V2_. En fait, il est vrai que le besoin de créer et de structurer l’espace joue un grand rôle dans mon travail. Mais je cherche aussi à m’adresser au « corps » des spectateurs dans sa totalité, pas juste à leur ouïe ou à leur vue. Le public doit être engagé de manière active dans mes pièces, se confronter en quelque sorte avec elles.
Ce qui m’intéresse particulièrement dans le travail de Lars Spuybroek, c’est qu’il n’est pas intéressé par une architecture fonctionnelle, mais simplement par des questions de forme. Tout comme moi, il aime articuler cela avec une audience active. Il aime donner forme physiquement à l’espace, alors que moi je me préoccupe de structurer l’espace en utilisant le son et la lumière, à un niveau d’intensité qui devient presque une expérience physique tangible. C’est très intéressant de combiner ces deux approches et de jouer de leur amplification, des oppositions entre le matériel et l’immatériel.
Pour Overtone Facade, je m’amuse à séparer – ou, peut-être est-il plus adéquat de dire à exploser ? – des sons dans des « overtones », des fréquences partielles, des harmoniques. Ces harmoniques disposent de leur propre comportement autonome et spatialisé, qui circule à travers 90 petits haut-parleurs qui sont intégrés dans la façade. Il faut voir chacune de ces harmoniques comme des entités indépendantes qui peuvent dynamiquement entrer en relation, mais aussi rester isolées ou dans un « entre-deux ». En inversant la hiérarchie entre le son et ses harmoniques, un niveau de contrôle peut être établi, où le « morphing », la métamorphose du son, devient un aspect primordial de la synthèse sonore obtenue.
Derrière toute cette structuration de l’espace, le principe d’interaction entre le public, le son, les lumières et l’espace est fondamental dans votre travail. Une approche qui donne souvent aux spectateurs un rôle très important de déclencheur, d’expérimentateur d’un dispositif qui n’aurait sans doute pas autant de sens sans lui. Est-ce la caractéristique primordiale à laquelle vous pensez quand vous concevez une installation ? Mettre le public au centre de l’œuvre ?
Oui, c’est cette idée que j’évoquais tout à l’heure de stimulation du public. Il doit créer son propre chemin dans l’espace. Mes travaux partent souvent de principes exploratoires simples auxquels je fais subir des sortes « d’extrapolations » dans l’espace. Je vois ces processus de structuration de l’espace et de structuration des interactions comme des formes augmentées de composition. Là où les compositions traditionnelles sont relatives à des pièces achevées, mes travaux structurent des possibilités qui doivent en quelque sorte se révéler au public.
Dans votre pièce Evolving Spark Network, que vous avez encore présenté récemment à Montréal pour Mois Multi 13, cette structuration interactive intégrant le public prend une dimension physique encore plus importante, matérialisée par ce réseau de connexion électrique lumineux et sonore au-dessus du sol. Il y a finalement un côté très « organique » dans cette pièce, comme si l’humain rentrait en contact avec une sorte de vie artificielle ?
J’utilise intentionnellement ce réseau de connexion électrique à cause de cette physicalité supplémentaire. C’est aussi une manière de souligner qu’il y a dans mes travaux une combinaison customisée de procédés informatiques virtuels, mais aussi des vraies expériences, « vraies », au sens de vivantes. Des choses se déroulent véritablement dans l’espace et pas sur un écran ou au cours d’une projection.
En parlant d’expériences, une autre série que je trouve très intéressante, mais plus par sa nature immersive est celle des DSLE, que vous avez développée pour le projet Cinechamber de Naut Humon — un dispositif de dix écrans entourant le public pour des shows live AV particulièrement immersifs — et qui se caractérise par un son octophonique et la présence de plus d’une centaine de lumières LED. Vous en avez présenté une version retravaillée à l’automne dernier au festival STRP d’Eindhoven. Quelles sont les nouveautés ? Est-ce un projet indépendant des Cinechamber désormais ?
Avec DSLE, je me dirige vers trois réalisations différentes. Au départ, j’essayais d’utiliser un système de contrôle customisé de LEDs, un système qui pouvait être manipulé de façon extrêmement rapide et précis. Mais pendant que je travaillais sur cette première installation, je me suis intéressé à explorer les possibilités d’une version pour Cinechamber plus basée sur la vidéo. Avec des projecteurs vidéo, je ne peux pas obtenir la vitesse et la précision que je peux obtenir avec des lumières LEDs mais j’ai une beaucoup plus grande résolution.
Cela ouvre beaucoup de nouvelles possibilités sans sacrifier les lignes initiales du projet. DSLE-2, que j’ai présenté à STRP utilise des panels de LEDs développés par Philips. Ces panels sont magnifiques parce qu’ils donnent vraiment une très belle lumière diffuse. Ils ne permettent cependant pas encore d’avoir un véritable contrôle grande vitesse. Je travaille actuellement sur DSLE-3, qui utilise des interfaces LED que j’ai développées moi-même et qui me permettent de faire vraiment ce que j’ai en tête depuis le début. Ce nouveau dispositif me permet d’avoir des transitions plus fines dans notre perception de la vitesse et du mouvement, ce qui améliore grandement le contenu de la pièce. La première de DSLE-3 aura lieu en juin dans le cadre de l’exposition Panorama 2012 aux studios des arts contemporains du Fresnoy à Tourcoing.
Ce que vous me dîtes là résume bien la grande variabilité de votre approche. On peut le constater si on compare une installation intimiste, seulement audible au casque, comme Sound Modulated Light, et d’autres, plus vrombissantes, comme Spatial Sounds (100dB at 100km/h). Pouvez-vous nous parler de cette installation, conçue avec Marnix de Nijs et présentée encore récemment à Reims aux Caves Pommery dans le cadre de l’exposition La Fabrique Sonore ? Elle a un caractère très radical…
Spatial Sounds (100dB at 100km/h) est une installation interactive qui focalise sur la relation homme-machine et qui joue avec la question de savoir si nous contrôlons la machine ou si c’est elle qui nous contrôle. L’installation oppose des moments où le spectateur peut sentir que celle-ci a « choisi » d’interagir avec lui, où le public a d’une certaine manière le contrôle des opérations, et d’autres où filtre la perception d’une peur résultant de l’emballement d’un haut-parleur installé sur un bras robotique tournant à grande vitesse. Cette opposition conduit à des séquences alternées, où l’on peut ressentir de l’empathie, contrôler les choses, mais aussi avoir peur de l’installation ! En quelque sorte, Spatial Sounds (100dB at 100km/h) touche aux limites de l’idée du « qui contrôle qui ».
Cette « empathie », cette idée de « qui contrôle ? », ça doit être une question que vous vous posez quand vous performez directement en live sur certaines de vos pièces. Il y en a une, plus ancienne, que vous jouez encore très souvent, LSP – Laser Sound Performance, une sorte de show à base de lasers et de sons combinés. Pouvez-vous nous parler de cette performance ? Répond-elle à une certaine tentation chez vous de se mettre plus en avant sur une scène, comme à l’époque du Sensorband avec Atau Tanaka et Zbigniew Karkowski ?
Comme vous savez, à l’origine je viens du milieu des musiques électroniques. Et très vite, j’ai été intéressé par l’utilisation d’interfaces procédant de senseurs, de capteurs physiques, afin de contrôler des sons générés par ordinateur en temps réel. J’ai fait pas mal de performances comme ça, en solo ou au sein du Sensorband. Mais, avec le temps, je me suis davantage intéressé à cette question de spatialité et j’ai réalisé que cela entrait un peu en conflit avec le principe de performer sur une scène. Même si j’aime toujours jouer live, mon intérêt s’est donc davantage porté sur tout ce qui peut se produire dans un dispositif spatialement conçu. Et LSP est donc un bon exemple de cette évolution du processus. Je présenterai d’ailleurs en mai au festival Lichtströme de Coblence en Allemagne, une version en extérieur de LSP. Ce sera la première fois que je travaillerai avec du vrai brouillard – et pas une machine à fumée ! Je suis vraiment impatient de voir le résultat.
La musique reste quand même quelque chose d’important pour vous, votre création Extended Atmospheres, présentée en octobre dernier au festival autrichien Kontraste, et basée sur la pièce Atmosphères de György Ligeti, composée en 1961 – et d’ailleurs reprise par Stanley Kubrick dans son 2001, L’odyssée de l’Espace – en témoigne…
Oui, Atmospheres est une pièce musicale très intéressante dans le sens où il s’agit d’une composition orchestrale portant surtout sur la texture et le timbre. Elle résulte d’un travail avec le compositeur Jan-Peter Sonntag avec lequel je partage la même fascination pour cette œuvre. Nous nous sommes toujours demandé comment elle aurait sonné si elle avait été écrite de nos jours.
Un point intéressant, vous avez été professeur invité au TU (Technische Universitat) de Berlin en 2009 et êtes actuellement artiste invité à l’École du Fresnoy à Tourcoing. Est-ce important pour vous d’être au contact avec toute une génération de nouveaux artistes numériques ou audiovisuels ?
Bien sûr. Je pense qu’enseigner aide surtout à bien structurer votre réflexion. Et c’est une bonne manière de créer un dialogue.
propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016