une composition électroacoustique en RV de Christine Webster
Musicienne, ingénieure du son et théoricienne des nouveaux environnements sonores, Christine Webster est aussi hardcore gameuse et passionnée de mondes persistants (Second Life, l’ex-Komity, EVE Online, etc.). Avec sa composition pour réalité virtuelle Empty Room, elle est également l’une des seules artistes à proposer une immersion sonore totale, dans un acousmonium virtuel. Rencontre avec la créatrice de la musique toponymique.
Il n’existe pratiquement aucun projet mêlant composition électroacoustique et réalité virtuelle. Comment est venue l’idée d’unir ses deux médiums ? Et pourquoi ?
Je fais du son depuis des années, c’est mon métier. À l’origine, je suis ingénieure du son. J’ai vécu l’apparition des nouveaux outils, ProTools, Ableton Live, etc. Par ailleurs, j’étais très impliquée dans le monde du jeu vidéo. J’ai même eu des périodes de hardcore gaming. En 2006, je suis tombé sur Second Life. Je ne connaissais pas du tout ces univers à l’époque. Le principe de se balader, de discuter, sans enjeux, sans mission, m’a perturbé. Quelques semaines après, je suis entrée en contact avec Wangxiang Tuxing, un passionné de mondes virtuels, qui est devenu mon mécène par la suite. Il avait créé une île sur Second Life et il m’a offert un espace gratuit où travailler et expérimenter. C’est aussi ça l’esprit Second Life. Un espace qui crée des connexions particulières et durables. Une vraie communauté.
Qu’est-ce que vous ne trouviez pas dans ces univers et que vous avez trouvé dans la RV ?
Second Life est un endroit libre et dynamique, un locus de croissance tourné vers la 3D. C’est renversant ! Quand j’ai compris son fonctionnement, ses lois, sa physique, j’ai réalisé que je pouvais en faire quelque chose. J’ai répertorié les outils qui étaient à la disposition des utilisateurs. Côté audio, l’environnement permettait de streamer en stéréo, ou de chatter avec des outils voice intégrés, comme dans les jeux vidéo massivement multi-joueurs. Ce qui manquait, c’était de pouvoir envoyer ou jouer du son, directement dans l’environnement. Finalement, la solution est venue en sortant du contexte. J’ai pensé que dans tous les environnements virtuels, jeux vidéo ou multivers, les bruitages sont inclus dans les objets spatialisés. On a donc un bruitage circonscrit, avec des outils de perception qui permettent de localiser le son dans l’espace, sa proximité, etc., mais ça n’a jamais été pensé pour de la musique. Je trouvais que ça manquait. Du coup, j’ai ôté les bruitages des objets, et j’y ai mis ma musique. C’est venu comme ça.
Concrètement, pouvez-vous décrire Empty Room ?
C’est un travail qui prend source au sein du groupe Spatial Média d’EnsadLab. Cela devait être à la fois un projet artistique et une recherche. J’ai donc abandonné l’outil Open Simulator et Second Life, pour Unity 5, qui a des fonctions audios plus avancées. Je me suis retrouvée avec une liberté phénoménale. Dans Empty Room, l’utilisateur se retrouve parachuté dans un environnement abstrait : un hypercube expérimenté à partir d’une plateforme de 40m2. Une dimension forcément limitée parce qu’il est difficile et coûteux, aujourd’hui, d’envoyer des êtres humains dans un espace ouvert infini. C’est aussi justement ce qui m’a conduit à travailler sur le paradoxe qui fait l’intérêt du projet, parce que même s’il y a des contraintes techniques, au niveau de la perception, c’est une sensation d’espace infini que l’on vit.
Le scénario se déroule en trois phases : tout d’abord l’utilisateur se trouve dans un espace large, avec des sensations spatiales très aériennes, avec des monolithes qui s’imposent comme des présences. Pour la suite, le sens des perspectives et de la profondeur est mis à mal, on ne sait plus ce qui est en haut ou en bas. La dernière partie est une panic room générative. Il était important que la présence au monde soit validée par les objets. La sensation d’habiter un monde se fait par la présence des autres, mais aussi par ce qui occupe cet espace. L’autre chose très importante, c’est que je voulais renverser la polarité image/son. L’agent principal ici, ça n’est pas la RV, mais le son à 99%. Dans Empty Room, sans le son, il ne se passe rien. En 1979, Georges Lucas disait le son fait 50% d’un film. En 2016, avec Empty Room, il occupe 99% de l’espace.
Le fait que vous veniez de Second Life pose un paradoxe : Empty Room repose sur l’expérience de la solitude de la RV…
C’était à la fois mon choix, et une question de moyens. D’une part, je voulais absolument que l’expérience soit solitaire. C’est quelque chose qui n’est pas tellement abordé. La recherche se penche souvent sur la confrontation aux autres avatars, à partir du postulat selon lequel la sensation de présence serait validée par la présence d’un autre. L’idée de la solitude face à l’infini me plaît énormément. Cela me permettait aussi de travailler la création sonore dans ce sens. Pour de la musique expérimentale électroacoustique, c’était idéal.
Concrètement, est-ce que le fait de mêler réalité virtuelle et musique influence la composition de la partition musicale dédiée ?
La problématique de l’espace sonore est extrêmement complexe et intéressante. Il faut cependant être clair sur ce dont on parle. Aujourd’hui, on mixe des stems 5.1 qu’on spatialise et on appelle ça du son 3D ! C’est une supercherie. Le son 3D, de mon point de vue, c’est avant tout occuper l’espace, son par son, particule par particule. C’est à ce moment-là que l’on arrive à du son en trois dimensions, avec du son binaural qui nous restitue une démarche acoustique en 3D. Ce n’est pas en mixant juste trois couches de stems qu’on peut y arriver.
On en vient à la notion d’acousmonium virtuel…
Dans Second Life je pouvais créer des architectures de spatialisation étonnantes. Pour mon projet 55 Sounds to the Sky, par exemple, plus on avançait, plus on découvrait des dizaines de sons différents. On évoluait en partant de choses extrêmement concrètes vers des choses extrêmement abstraites. Le plateau de fin était délirant de complexité. C’était une spatialisation qui serait impossible à faire dans le réel. Puisque j’avais cette contrainte d’espace dans Unity 5, j’en ai profité pour construire un acousmonium. J’ai pu y intégrer des successions de quadriphonies. Il y a des sons en mono, de la stéréo en mouvement selon le déplacement de l’utilisateur, mais aussi autour de lui. J’ai préparé des stems quadriphoniques, ou octophonique qui s’emboîtent, avec le Spat de l’IRCAM (un des partenaires du projet, qui me donne accès a ses outils), restitués ensuite sur Unity 5 en aménageant et en réglant tout selon les critères perceptifs de cette plateforme. Empty Room bénéficie donc d’un environnement sonore de 64 voies virtuelles en interne, c’est unique !
Comment envisagez-vous son évolution ?
Cela me fait beaucoup réfléchir. Pour les besoins de médiation, j’ai donné un nom à ma démarche, je la nomme « musique topologique« . J’en ai écrit les principes, qui fixent cette pratique à l’intérieur d’une structure numérique en 3D. C’est mon projet de thèse. Je pense qu’il faut inventer de nouveaux postulats. Le sujet de ma thèse est d’ailleurs : faut-il considérer la RV comme la nouvelle tenture pythagoricienne sur lequel projeter nos univers sonores ? Par la suite, je compte augmenter l’expérience Empty Room avec un système de tracking externe et une véritable scénographie. C’est toute la partie qui se met en place avec Le Cube, centre de création numérique d’Issy-les-Moulineaux, qui est un partenaire de production très investi dans le projet.
propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016
http://spatialmedia.ensadlab.fr/projet-empty-room/
https://soundwebster.wordpress.com/