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    EVE 2050

    quel corps pour le futur ?

    Comme d’autres formes d’expression, la danse contemporaine a rejoint depuis longtemps l’art numérique. Le projet transdisciplinaire Eve 2050 initié par la compagnie Corps Secrets d’Isabelle van Grimde transcende cette synergie avec les nouvelles technologies. Cette création implique les spectateurs grâce à des dispositifs interactifs permettant de capturer le mouvement, transformer des textures et éléments de décor, moduler le son et manipuler des images en temps réel. Décliné à l’origine en vidéo (une web-série en 5 épisodes) et prenant également la forme d’une installation, le spectacle Eve 2050 est une invitation à réfléchir sur la condition humaine et son « à venir » en mettant en jeu, en scène, des corps réels, augmentés, modifiés et/ou virtuels dans une ambiance de futur proche, très proche… Entretien avec Isabelle van Grimde.

    Est-ce que l’idée d’une trilogie, d’un triptyque, s’est décidée dès le départ ou est-ce que cela s’est imposé au fil du développement du projet ?
    Le projet était au départ un feuilleton web… Mais très rapidement nous avons exploré la possibilité d’une installation et en même temps d’une œuvre pour la scène.

    Est-ce que vous pouvez résumer la trame narrative de cette mini-série — les pérégrinations et transformations que subit Eve 2050 ?
    Il n’y a pas à proprement parler de trame narrative, en danse on est plus proche de la poésie… Mais la websérie par son esthétique cinématographique et l’apport du réalisateur Robert Desroches touche par moments à une forme de narration… Tous les interprètes qu’ils soient féminins, masculins, de tous âges et origines sont Eve ; donc l’histoire est multiple… Dans ORIGIN on aborde les nouveaux rituels de naissance, de mort et de reproduction, dans TRANSFORM on aborde la fusion avec la machine, dans HYBRID on aborde l’idée d’augmentation par hybridation avec d’autres espèces vivantes, végétales, animales ou bactériennes (en ce sens nous sommes déjà hybridés puisque plus de la moitié des cellules de notre corps ne sont pas humaines et près de 99% des gènes de notre corps sont bactériens également…). Enfin dans SAPIENS on aborde la possibilité de la scission de l’humanité en trois espèces : les cyborgs, les hybrides et les sapiens qui refusent l’augmentation ou la transformation ou ne peuvent se la permettre par manque de moyens…

    Concernant l’installation : quel est le principe et fonctionnement de ce dispositif qui peut, si j’ai bien compris, être proposé comme simple installation ou comme dispositif avec des danseurs ?
    L’installation propose aux visiteurs une expérience complètement immersive et interactive, tant au niveau visuel que sonore. Elle est composée de trois panneaux en plexi équipés de smartfilm, ce qui permet de contrôler leur degré d’opacité ou de transparence. Chacun des panneaux est équipé d’une  »sensebox ». Conçue par le designer d’interaction visuelle Jérôme Delapierre, chaque sensebox contient plusieurs types de caméras (infrarouges, kinects…), un ordinateur et un projecteur.
    Sur les deux côtés des panneaux sont projetées des images déconstruites et retravaillées de la série web dans lesquelles les visiteurs ou les performeurs peuvent s’inscrire grâce aux caméras. Dans certains cas il n’y a pas de contenu de la websérie, mais les images des visiteurs ou performeurs sont transformées en temps réel pour leur donner une temporalité différente ou pour les faire apparaître par exemple en pointcloud ou sous des formes plus abstraites. Les données recueillies par les caméras sont aussi utilisées pour transformer le son en temps réel. La composition de Thom Gossage est déconstruite à travers l’espace et reconstruite en temps réel par les visiteurs ou les performeurs qui déclenchent ou transforment des sons grâce à un dispositif créé par le designer d’interaction sonore Frédéric Filteau.
    Trois sculptures de l’œuvre Family portrait de Marilene Oliver ont été intégrées à l’installation. Il s’agit des corps scannés de l’artiste, de sa mère et de sa sœur reconstruits par couches d’imagerie médicale gravées en cuivre sur plexi. Une table lumineuse provenant de notre exposition Le corps en question(s) complète l’Installation. Si on assiste à une performance (d’une durée de 30 min), on découvre grâce aux actions des interprètes, tout le potentiel d’interaction de l’Installation. Mais on peut aussi la visiter en dehors des performances et la découvrir de façon intuitive. Pendant les performances, l’installation est programmée dans le temps avec des contenus visuels et sonores et des concepts interactifs qui évoluent pendant les trente minutes.

    Au sens strict, la scène est une « incarnation » de ce projet avec la présence physique de danseurs : quelles sont les différences par rapport à la web-série ?
    Les danseurs sont présents physiquement aussi dans l’installation. Chaque partie du triptyque permet d’aborder des facettes différentes de la thématique, c’est ce qui fait son intérêt pour les créateurs. Chaque forme engage aussi le spectateur différemment : de façon plus individuelle avec la websérie que l’on regarde sur son téléphone, tablette ou ordi. C’est une expérience très immersive dans l’installation qui met en jeu le corps du spectateur… Dans l’expérience scénique, le public est captif, l’histoire se déroule dans le temps et dans l’espace devant eux… D’une forme à l’autre, on ajoute des couches de matériel chorégraphique et de sens… J’ai déjà parlé plus haut des thèmes abordés dans la websérie, ils restent présents dans l’installation, mais les frontières entre la virtualité et la réalité y sont beaucoup plus poreuses. On est dans les changements de perception du corps. On y aborde l’idée de transcendance des genres, âges et origines, la création d’identités plus fluides… Dans l’œuvre scénique on aborde l’IA, la notion d’algorithmes qui nous régissent, l’hyperconnectivité, la cohabitation des intelligences humaines et artificielles, la survie numérique, la transformation de nos architectures neuronales, l’avènement d’Homo Deus et la possibilité d’un monde sans nous…

    Sur scène, comment avez vous « négocié » la ligne de partage entre le vivant et le virtuel ?
    Il y a ambiguïté, fluidité avec des moments de contrepoint où on fait ressortir la physicalité, la présence vivante du corps, même au sein d’immenses images… Curieusement, l’œuvre scénique est aussi très immersive bien qu’on ait choisi un dispositif à l’italienne et je crois que cela provient du changement d’échelle donc, par moments, les corps se fondent aux images vidéo et deviennent très virtuels, mais on a aussi beaucoup de contrepoints, de contrastes où on revient à l’échelle humaine. Ces allers-retours entre l’humain et la virtualité et l’IA sont d’ailleurs au cœur de ce que je cherche à livrer dans l’œuvre scénique…

    Concernant le dialogue, l’interaction, avec les spectateurs : concrètement, quelles sont les réactions, comportements et imprévus que vous avez pu constater ?
    La websérie semble avoir vraiment conquis le public. Esthétiquement elle suscite de l’admiration, du point de vue du contenu elle intrigue et amène de nombreux questionnements. Dans l’installation un des enjeux est le partage de l’espace entre les interprètes et les visiteurs, du point de vue technologique, cela nous a amené de gros défis de programmation… Quand tout le monde est dans l’espace, qui va déclencher l’interaction ? Cette question de proximité avec les interprètes et de partage de territoire s’est révélée très intéressante, du point de vue des comportements des visiteurs qui varient énormément, dépendamment des mots utilisés avant qu’ils ne pénètrent dans l’espace de l’installation, et aussi du point de vue du design, de l’affordance. Au-delà de ça, l’installation est un espace enchanté par une technologie presque invisible, les gens sont émerveillés… À l’heure où je réponds à vos questions, la première de l’œuvre scénique n’a pas encore eu lieu…

    Est-ce que vous tenez compte justement de ces réactions ? Est-ce que ce « feedback » alimente — ou pourrait alimenter — la forme et la narration du projet ?
    Inévitablement, consciemment ou inconsciemment, tout le feedback nous influence, mais pour des questions de logistique et de temps il aura probablement plus d’impact au moment où on remonte les œuvres ou sur les créations à venir…

    Justement, et sans forcément dévoiler vos prochains projets, est-ce que vous réfléchissez déjà sur d’autres technologies à mettre en œuvre (au propre comme au figuré) ?
    Nous explorons la possibilité de créer un jeu de réalité virtuelle Eve 2050. Mais dans le cadre de ma prochaine création, je réfléchis aussi à une approche plus  »curated », plus minimale et très spécifique de l’utilisation des technologies…

    La danse et le spectacle « vivant » en général sont entrés dans l’ère numérique, mais à côté vous ne perdez pas pour autant de vue les sciences dites « humaines » et « sociales » : quelques mots sur ce complément nécessaire, sur cette synergie ? 
    Pour moi la technologie est avant tout un outil qui me permet de créer avec des moyens ancrés dans mon temps, mais ce qui nourrit profondément ma création c’est la transdisciplinarité, les échanges avec les scientifiques, qui ont été particulièrement présents depuis une douzaine d’années tant au niveau de la génétique, la recherche en cellules souches, la biologie et les neurosciences, que la physique quantique et tout ce qui a trait à l’exploration de la nature de la réalité…
    Mais mes échanges avec des historiens, anthropologues, critiques d’art et artistes me permettent effectivement de continuer à questionner le rôle de la technologie dans la société, dans l’évolution de notre espèce et de garder un esprit critique. Mais en fait je n’ai jamais été particulièrement attirée ou adepte de la technologie, ce qui peut sembler étonnant quand on voit mon travail de ces dernières années. On m’a proposé un premier projet en 2006 que j’ai finalement accepté en 2008… À travers ce projet et les suivants, j’ai constaté que l’intégration de la technologie était intéressante pour mon travail et qu’il y avait aussi une certaine inévitabilité… mais j’ai développé une philosophie de la technologie au service de l’art, et non le contraire. Je conserve un regard plus critique que jamais sur la technologie…

    propos recueillis par Laurent Diouf

    Cie Van Grimde Corps Secrets, Eve 2050. > https://vangrimdecorpssecrets.com

    Première à l’Agora de la Danse, du 8 au 11 octobre, espace Wilder, Montréal (Québec / Canada) > https://agoradanse.com

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