Messagers quantiques
De la lévitation sonore de feuilles d’or à des projections d’agrandissements d’une structure en bulles de savon, le duo d’artistes Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand créent des œuvres de performances sensorielles et des installations méditatives qui explorent l’étrange comportement quantique et les franges extrêmes de phénomènes ondulatoires exotiques.
Après que nous ayons été conduits, solennellement, dans une pièce totalement obscure, nos yeux commencent à s’acclimater à un vide d’un noir profond. Dmitry Gelfand nous demande de ne pas bouger ni toucher la surface du grand réservoir de verre sphérique qui se trouve au milieu de la pièce fermée. Un silence quasi-anéchoïque répond à cette obscurité totale. La trépidation silencieuse est soudain ponctuée d’une lueur irréelle au cœur de la sphère — lueur qui met à l’épreuve les capacités de perception de l’œil et du cerveau. La vision en néon s’éteint progressivement dans un scintillement ténébreux qui nous replonge dans l’obscurité visqueuse. Après un court silence, de minuscules points de lumière réapparaissent et se configurent en une forme géométrique intelligible — un maillage lumineux scintillant dans l’espace liquide. Il se pourrait que nous voyions là des fac-similés isomorphes de nos propres transmissions neurales au moment même où elles perçoivent ce spectacle de lucioles tremblotantes.
Plus encore, ces minuscules vecteurs de lumière animés semblent se positionner pour former des glyphes; une écriture nébuleuse; une calligraphie fantomatique qui griffonne ses propres secrets dans des sceaux translucides de lumière. Des scientifiques de tout premier plan nous avaient affirmé qu’il serait impossible de recréer cette expérience de laboratoire à l’échelle envisagée. Nous leur avons donné tort, déclare Gelfand. Il poursuit en expliquant que l’installation, Camera Lucida, utilise un processus connu sous le nom de sonoluminescence par lequel des formes de lumière naissent de l’implosion de bulles de gaz dans l’eau, déclenchée par des ondes sonores à très haute fréquence. Ces fréquences ultrasoniques, bien au-delà des limites de la perception auditive humaine, provoquent la destruction des bulles et génèrent une onde de choc d’implosion qui fait grimper la température à l’intérieur de la bulle jusqu’à 20 000K. Ces températures sont assez élevées pour engendrer la lumière.
Camera Lucida est typique des performances et installations audiovisuelles créées par Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand, un duo d’artistes installé aux Pays-Bas. Œuvrant souvent en collaboration avec des scientifiques, leurs travaux se réapproprient des expériences scientifiques de pointe pour explorer les dimensions atypiques de phénomènes optiques éthérés et les interactions quantiques étranges. Dotées d’une esthétique sophistiquée et d’une inclination naturelle vers la poésie de la science, leurs œuvres agissent comme autant de loupes qui révèlent les caractéristiques morphologiques de mondes multiples, inédits et invisibles. Pour créer leurs œuvres, les deux artistes ont dû eux-mêmes devenir des scientifiques chevronnés. C’était indispensable pour qu’ils acquièrent une compréhension profonde du fonctionnement ésotérique de phénomènes quantiques sur lesquels leurs œuvres reposaient grandement. Il n’est pas surprenant que leur studio soit rempli de piles d’articles sur des recherches récentes et des derniers numéros de la revue Nature.
En 2014, près des rives du Danube, à l’occasion d’Ars Electronica, le couple a présenté la performance 10000 Peacock Feathers in Foaming Acid (« 10000 Plumes de paons flottant dans de l’acide moussant »). Entassés à l’intérieur d’un dôme gonflable, les spectateurs — allongé sur le dos — étaient immergés dans des pans de denses projections de formes irisées. Les contorsions fluides non-linéaires et les oscillations spectrales de ces plasmas chaotiques étaient parfaitement synchronisées avec des drones d’ondes sinusoïdales de basse fréquence. Dans cette performance, Domnitch fabrique soigneusement des grappes de bulles de savon en soufflant de l’air sur une plaque recouverte de savon liquide. La lumière laser visant la surface de chaque bulle en nucléation est réfléchie comme un faisceau lumineux — un agrandissement projeté révèle les nano-topologies détaillées de la structure de bulles de savon; une abondance d’agglomérations proto-cellulaire psychédéliques qui se forme — se déplace du corporel à la mathématique. Gelfand manipule un système de caméra de surveillance qui transforme les projections en assemblages sonores. L’interruption soudaine, mais fortuite, de cloches de l’église nous rappelle que nous sommes toujours ancrés quelque part sur Terre.
Dans une autre performance, Sonolevitation, les répercussions kinesthésiques de la propagation acoustique sont canalisées pour faire léviter de petits morceaux de feuille d’or. Arborant une coupe de cheveux rasés en croissant de lune et vêtue d’une robe jaune vif d’alchimiste, Domnitch place méticuleusement avec une pince à épiler de fines feuilles d’or entre deux cylindres métalliques — un intonateur et un réflecteur sonore. Ses mouvements lents et concentrés sont d’une précision chirurgicale. Placé entre les transducteurs la feuille d’or commence à se soulever délicatement et tourner à toute vitesse sur son axe central. D’autres feuilles d’or sont ajoutées, chacune d’une forme différente — une procession alchimique de cercles, de carrés et d’hexagones ayant chacun une façon unique de tournoyer. Penché sur une table de contrôle, Gelfand — lui aussi avec un symbole de talisman rasé sur la tête — affine le système de sorte que les feuilles d’or soient suspendues dans les airs par un vide dépressurisé créé par une onde stationnaire engendrée par la réflexion d’une vibration acoustique à une distance précise de sa source.
Requérant une grande attention, les œuvres de Domnitch et Gelfand permettent de sensibiliser notre conscience afin de révéler des propriétés insaisissables de phénomènes énigmatiques existant au-delà des limites de la perception ordinaire. Comme autant de méditations sur la phénoménologie, leurs œuvres re-cadrent la méthode scientifique — avec ses fondements d’observation, de déduction et de pensée rationnelle — pour faciliter une interprétation large et poétique qui transcende le mode dominant « empirico-réductionniste » de l’expérience. En favorisant les manifestations indéterminées de la résolution quantique (contrairement à l’impasse de l’enregistrement des médias fixes), chaque expérience de leurs œuvres recèle ses propres particularités, ses propres révélations, ses narrations sous-jacentes et théâtralités inattendues. C’est donc dans l’expérience, au cours de l’ajustement de la perception, que leurs œuvres — transmutations d’eau, d’air et de laser — définissent leur « signification ». Si selon le grand psychonaute John C Lilly, L’Univers a créé une partie de lui-même pour étudier le reste…, les travaux de Domnitch et Gelfand sont autant de mécanismes de facilitation et d’amplification de cette interaction. À travers leurs œuvres, nous pouvons non seulement étudier l’Univers, mais aussi nous-mêmes en train de l’étudier, ainsi, comme poursuit Lilly, …nous pouvons appréhender la vérité de nos propres réalités intérieures.
Paul Prudence, Septembre 2015
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016