Le plus beau, c’était le sentiment de puissance que ça me donnait. La technologie travaillait pour moi ; elle me servait et me protégeait. Elle ne m’espionnait pas. Voilà pourquoi j’adore la technologie : utilisée à bon escient, elle peut vous procurer pouvoir et intimité. Cory Doctorow, Little Brother (trad. française, éditions Pocket Jeunesse, 2012).
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le fichage des populations occidentales s’est accéléré avec comme argument récurrent de les protéger contre la menace terroriste. C’est dans cet état d’esprit de peur généralisée que depuis cinq ans, les principaux États européens, servis par les technologies de reconnaissance automatisée de l’image faciale, procèdent à un nouveau fichage des images du visage. C’est dire si les notices anthropométriques de Bertillon redeviennent à la mode ! Au final, c’est une triple identification que proposent les démocraties occidentales : empreintes tactiles, empreintes génétiques, empreintes faciales. Ainsi richement dotés, les États possèdent désormais un pouvoir d’identification jamais atteint. Pour les artistes qui s’intéressent à ces choses-là, à l’écriture technocratique et paranoïde des individus ramenés à des fiches chiffrées est opposable une contre-écriture artistique. Influencés par la culture du hack (1), ces derniers utilisent désormais les mêmes moyens. Dans ce contexte particulier, c’est alors pour les artistes soit 0% intimité, soit 100% caché. La dialectique du pouvoir et de l’intimité ne tolère pas le juste milieu.
100% caché
Tout le monde sait que, depuis cinq ou six ans, demander une pièce d’identité en Europe exige que l’on joigne des photos d’identité réalisée selon un certain nombre de critères. Le but est qu’elles soient lisibles par les logiciels de reconnaissance faciale.
Comme contre-écriture à l’écriture étatique du visage, le collectif Ztohoven a réalisé une œuvre étonnante : Citoyen K. (2), un titre en référence à Kafka pour le délire et à Orson Welles pour son objet : pouvoir et identité ! Tout a commencé par un premier « coup » à la Welles justement ! Les Ztohoven piratèrent la météo à la TV qu’ils remplacèrent par une image d’explosion nucléaire. Effets garantis. Pour cela, les Ztohoven furent pistés, traqués et arrêtés une première fois grâce aux fichiers sécurisés de l’État tchèque. En réponse, le collectif a fabriqué par morphing douze photos d’identités fictives, chacune d’elle résultant du mélange des visages de deux personnes bien réelles. La photo ressemblait donc aussi bien à l’un qu’à l’autre visage. Ces photos ont servi à demander des papiers d’identité, lesquels, une fois obtenus sans problème, ont pu être utilisés par deux personnes différentes…
Les Ztohoven ne se gênèrent d’ailleurs pas pour le faire puisque, munis de ces papiers, ils voyagèrent jusqu’en Chine, votèrent aux élections européennes et se marièrent (le vrai marié étant en réalité témoin de son propre mariage !). En 2010, Ztohoven fera de ces douze pièces d’identité une exposition qui vaudra à ses membres une arrestation par la police tchèque et un nouveau procès. La démocratie « Photoshop », retouchant à tour de bras les images des mannequins et des hommes politiques, ne supporte visiblement pas le morphing artistique. L’ironie du sort, c’est qu’avec ce dernier coup pendable à la YesMen, les Ztohoven sont en grande partie sortis de leur cachette.
Zéro intimité
L’artiste Hasan Elahi a, quant à lui, préféré ne pas se cacher. Avant le 11 septembre 2001, il était surtout connu des commissaires d’exposition et des critiques d’art. Après les attentats, suite à une dénonciation calomnieuse, il obtient d’être connu des services de renseignement américains.
Arrestation et inscription sur la liste des présumés terroristes en prime. Il est alors surveillé en permanence. Pas facile de déjouer la NSA ou la CIA. Après tout, s’ils veulent savoir, offrons-leur tout ce qu’ils veulent et même plus encore, telle est l’idée du projet Tracking Transience (3). Tout, absolument tout, des lieux où ils se trouvent (indiqués grâce à un plan et une position géolocalisée sur son site), de ce qu’il mange, des toilettes où il se rend, ils sauront tout de la vie d’Hasan Elahi. De quoi satisfaire la volonté de savoir du gouvernement américain. Ainsi Hasan Elahi se raconte et se contre-écrit.
Car aujourd’hui nous nous racontons avec nos ordinateurs. Dès lors, ou bien nous les laissons nous raconter, ou bien nous nous en emparons en pleine conscience. De 2000 à 2003, à l’occasion d’une commande par le Walker Art Institute, le collectif 0100101110101101.ORG (Eva et Franco Mattes) livrait au public le contenu entier de leur ordinateur (jusqu’aux mails). Le projet s’appelait Life Sharing. Dans un second projet, en 2002, intitulé Vopos (4) par référence au nom de la police de RDA, les deux mêmes artistes communiquaient aux internautes leur position géographique quotidienne grâce à un dispositif GPS. Pour le caractériser, ils qualifièrent le projet de système d’auto-surveillance pour une transparence numérique complète. Un projet prophétique !
Charlotte Norton-Noudelman & Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012
(1) En 2008, en plein débat sur le fichage biométrique, le CCC (Chaos Computer Club) a publié les empreintes digitales de Wolfgang Schäuble, alors ministre de l’Intérieur en Allemagne. La méthode utilisée avait été publiée par le CCCBerlin quatre ans auparavant : ftp://ftp.ccc.de/documentation/Fingerabdruck_Hack/fingerabdruck.mpg
(2) > www.ztohoven.com/obcan.html
(3) > http://trackingtransience.net/
(4) http://0100101110101101.org/home/vopos/index.html