les prototypes de science ouverte
Comme réponse à l’Anthropocène, le réseau Hackteria encourage l’intégration et la démocratisation de la connaissance. Leurs prototypes ludiques permettent d’explorer des cosmologies alternatives, d’autonomiser des communautés en marge et de résister aux détournements militaires des technologies.
L’Anthropocène est un âge où les humains sont devenus une force géologique majeure ayant transformé le paysage par l’agriculture, les sédiments de la terre par l’exploitation minière et jusqu’à l’atmosphère par des activités industrielles. Du monde microscopique des atomes et des molécules au macrocosme où nous prévoyons de terraformer des planètes entières, d’explorer et d’exploiter l’univers, la main et l’esprit humain ne laisseront rien intact. L’Homo Faber a pour règle une foi aveugle dans le progrès, censé améliorer notre destin en le modifiant, sans aucune intervention morale ni politique, par la pure et simple transformation des conditions matérielles. Les premières instances de l’image du faiseur et ingénieur, décrit comme Homo Faber, qui contrôle sa chance et son destin et peut même utiliser (voire détourner) la politique pour apporter le progrès technologique, remontent au IVe siècle avant J.-C.. Pour des raisons qui restent vagues et mystérieuses, cette expression est attribuée au grand bâtisseur romain de ponts et chaussées, Appius Claudius Caecus (dont le nom, Caecus, signifie « aveugle »). Appius incarne l’image de l’homme qui se bat contre la nature capricieuse et anarchique de l’univers.
Cette image d’Homo Faber s’est affinée au Moyen Âge, au cours des premiers débats scolastiques sur la raison et la volonté de Dieu comme autant de pouvoirs que les humains étaient censés imiter et maîtriser pour devenir les Imago Dei privilégiés. Paradoxalement, cette obsession théologique portant sur la volonté de Dieu comme pouvoir de création a inspiré les révolutions scientifiques et industrielles et l’ensemble du projet des Lumières, aboutissant directement aux excès des technocrates communistes et capitalistes du XXe siècle. Nous pouvons encore sentir ses effets dans le zèle millénariste et apocalyptique des mouvements Singulariste et Transhumaniste et leur image d’un démiurge (post)humain. Si la Silicon Valley n’apporte toujours pas sa fameuse « singularité » métaphysique, elle peut au moins révolutionner ceci ou cela, ou sauver les pauvres, ou les illettrés et le reste de l’humanité, grâce aux promesses d’une prochaine conférence TED.
Ludens Hackteria
Il est difficile de repenser les deux derniers millénaires de l’Anthropocène comme des tentatives variées de compréhension de nos rôles de faiseurs et de bricoleurs impliqués dans divers projets et cosmologies métaphysiques, qui souvent restent imprécis ou supposément intuitifs. Les projets d’Hackteria.org refusent cette cosmologie et ce solutionnisme irréfléchis de la Silicon Valley qui ambitionne de provoquer l’apocalypse pour sauver une version simplifiée d’un monde commun grâce à une prochaine technologie supposément adéquate. À l’attitude de l’Homo Faber, les membres d’Hackteria préfèrent celle de l’Homo Ludens à l’image des mouvements de la science ouverte et de la biologie ouverte, des makers et des hackers qui font renaître cette histoire oubliée du caractère ludique du bricolage. Ils remettent en question un « créateur de l’univers » solipsiste (l’artifex, le démiurge et l’Homo Faber) comme seule éventualité métaphysique et cosmologique de la relation que les humains et les dieux entretiennent avec leurs descendances matérielles et spirituelles.
Les bricoleurs d’Hackteria croient en la résilience et aux implications de l’imagination dans la science et la technologie actuelle, ce qui signifie tout simplement que les prototypes doivent servir des objectifs et des groupes idiosyncrasiques. Il peut s’agir de politiques anarcho-féministes ou trans-hack-féministes telles que les prototypes GynePunk Mobile Labs et BioAutonomy du collectif espagnol PechBlenda qui utilisent le circuit bending pour explorer les frontières de la biologie, de l’art et de la science queer. Leur récent projet démocratise et « libère » les instruments et les protocoles utilisés en obstétrique et en gynécologie pour permettre des diagnostics à faible coût, mais aussi de nouvelles expériences de sexualité humaine, une liberté « biologique » pour laquelle elles ont inventé le terme générique de « BioAutonomy » (1). L’expérimentation bio-électro-chimique trans-hack-féministe conteste ouvertement la biopolitique des mesures institutionnalisées de santé des femmes et les technologies GynePunk constituent un bon exemple du type de critique des projets patriarcaux de l’Homo Faber, dont l’optique de contrôle reste la face cachée des mesures de santé biopolitiques. Le projet GynePunk mène d’ailleurs à laisser derrière nous l’Homo de Ludens.
Loin de toute tendance chic du Bioart et du pathos de l’art des nouveaux médias, la bricoleuse d’Hackteria adore construire des prototypes ludiques pour soutenir l’éthique du geek et ouvrir les boîtes noires qui l’entourent afin d’explorer de nouvelles cosmologies et inviter de nouveaux groupes à utiliser et détourner les technologies. Même s’ils ne visent parfois que de simples « LOLs », ces projets peuvent aussi répondre aux besoins des différents pays à faible revenu, leur permettant de construire des équipements abordables et donner les moyens aux scientifiques amateurs, à travers le monde, de poursuivre leurs recherches.
Prototypes sérieux pour cosmologies ludiques
La bricoleuse d’Hackteria s’apparente au philosophe mécanicien du XVIe siècle qui associait la science, l’art, la littérature, etc. Ses modestes projets servent des communautés très spécifiques et des intérêts souvent obscurs. Comme les alchimistes et philosophes mécaniciens, elle utilise le bricolage pour faire connaître sa cosmologie et sa politique unique, de manière plus réfléchie et ouverte, sans revendiquer de supériorité ni évoquer de motifs comme le sauvetage, la rédemption ou la fin du monde. Par ce biais, toutefois, elle remet en cause les institutions et les pratiques actuelles de la science : sont-elles assez démocratiques ? Créent-elles des attentes exagérées ? Sont-elles assez justes et inclusives pour une grande variété de régions, de groupes et de minorités du monde entier ? Sont-elles ludiques, poétiques et sources d’inspiration ?
Les bricoleuses d’Hackteria refusent tout simplement de subir le genre d’étrange « cécité » attribuée à Appius Caecus, qui a ouvertement ignoré les défis politiques et sociaux futurs en dehors de l’ingénierie et des domaines technologiques. Appius, dont les causes de la cécité sont oubliées, fut accusé de ne pas respecter les rites traditionnels propres aux temples, conspirant avec les plébéiens du sénat pour s’emparer du pouvoir, ignorant ses devoirs politiques et détournant des fonds au profit de ses projets d’ingénierie. Ces vieux racontars résument bien les défis actuels des politiques scientifiques et technologiques : le progrès qui sacrifie et bafoue les cultures et les minorités locales, le populisme et la manipulation de l’opinion publique, le monde des affaires qui prend les rênes de la politique et de tous les aspects de la vie. Même le grand projet d’ingénierie du passé, la Via Appia a tiré son nom d’Appius et nous oublions qu’elle a été financée par de l’argent public, par ce qui semble être un détournement de fonds, au détriment des objectifs d’une bonne gouvernance.
Ces accusations restent à prouver, mais elles hantent encore les différents débats sur le rôle idéal de la science et de la technologie à l’ère de l’Anthropocène. La participation du public et l’inclusion dans la science, le financement transparent et ouvert de la science et de la technologie, les brevets, les divisions technologiques et numériques et les différents appels à une science ouverte questionnent tous la puissance de l’Homo Faber aveugle. Nous savons que les solutions de secours scientifiques et technologiques ne suffisent pas à compenser un manque de bonne gouvernance, de justice et de vertu, qu’elles ne suffiront jamais pour assurer l’éducation, la participation ou tout simplement l’inclusion. La quête de connaissance est toute aussi importante que la quête de justice et d’égalité.
À l’heure actuelle, nous sommes désabusés par les institutions scientifiques et technologiques tout en étant confrontés à un besoin croissant de repenser notre rôle de fabricants d’outils, de bricoleurs et faiseurs. C’est exactement ce qu’Hackteria s’efforce de faire depuis sa création en 2009 et à travers ses nombreux projets (plus de 200) sur tous les continents. Si nous devions décrire les leçons de ces dernières années, susceptibles de définir le bricolage dans l’Anthropocène, la principale est la focalisation sur les prototypes et l’apprentissage expérientiel à la place de solutions universelles. Au lieu de fournir des solutions aux problèmes comme le font les Homo Fabers du MIT et des TED, Ludens, la bricoleuse Hackteria, conçoit des prototypes pour jouer avec d’autres humains à travers le monde. Elle croit que nous possédons les outils permettant à chacun de s’engager, comprendre, participer, bricoler, personnaliser, mais surtout démystifier les super-pouvoirs de notre science et de notre technologie, nos connaissances et nos rêves. Le but est de libérer la cosmologie de la technologie, mais aussi de la gouvernance et de créer des engagements encore plus variés et critiques entre la connaissance, l’imagination et le pouvoir. Les bricoleuses et bricoleurs d’Hackteria tentent de rendre la science plus banale, plus accessible, d’en faire un élément du quotidien, plus proche de nos autres pratiques, plutôt qu’un pouvoir élitiste et magique, qui ne servirait que les intérêts que d’une minorité.
Prototypes métaphysiques contre une utilisation militaire de la technologie
Les crises actuelles de l’Anthropocène ont ainsi fait émerger cette nouvelle génération de bricoleuses/eurs qui se sentent relativement proches des philosophes et artistes mécaniciens de la Renaissance ainsi que de leur recherche de cosmologies originales et de nouvelles façons de nous orienter dans l’ordre des choses. Nous appelons les prototypes créés par Hackteria des « cosmoscopes », des outils, qui apportent des perspectives uniques comme des expériences sociales (2). Ils incarnent les espoirs exprimés par Walter Benjamin dans son essai Sens Unique (3) où il résumait l’égarement et les ambiguïtés du début du 20e siècle, avant qu’il n’en devienne lui-même la victime : rien ne distingue davantage l’homme antique de l’homme moderne que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine (4). Il s’est opposé à la réduction de notre cosmologie à celle apportée par les nouveaux dispositifs optiques, une expérience cosmique parmi tant d’autres, et déclare étrangement que le mode par défaut (qu’il appelle « classique ») était celui de l’intoxication, un mode qui crée un sentiment de communauté et de transcendance (aura) : l’intoxication, bien entendu, est la seule expérience à travers laquelle nous saisissons ce qui est absolument immédiat et absolument éloigné, et jamais l’un sans l’autre. Cela signifie, cependant, que la communication extatique avec le cosmos est quelque chose que l’homme peut uniquement faire de manière collective.
Il préconise la technologie qui est ouverte à la cosmologie en tant que relation, au-delà de notre cupidité et de notre besoin de contrôle qui, prévient-il, ne conduisent qu’à des horreurs telles que l’utilisation des forces de la Première Guerre mondiale, même si dans un nouveau mariage sans précédent avec les pouvoirs cosmiques (…) la technologie a trahi l’humanité et transformé le lit nuptial en une mer de sang (5). Pour Benjamin tout comme pour les bricoleurs/euses d’Hackteria, la technologie ne consiste pas à contrôler la nature, mais à explorer la relation entre l’humanité, le cosmos, et plus particulièrement les groupes opprimés partout dans le monde. La nécessité d’une telle technologie et cosmologie « auratique » se traduit par des outils qui soutiennent des expériences personnelles et communautaires à la fois proches et distantes.
L’objectif des prototypes sérieux destinés à la cosmologie ludique est d’inclure tout le monde dans le nouveau rôle de l’humanité vis-à-vis du cosmos et de ses différentes forces et échelles, que nous tentons peu à peu d’aborder. Communiquer de manière extatique (voire ludique et créative avec le monde extérieur grâce à la science et à la technologie) signifie adopter les valeurs de ces prototypes en tant que sondes dans de nouveaux collectifs et réseaux à la place de solutions qui perpétuent le statu quo. La seule autre alternative à ce nouveau mariage sans précédent des pouvoirs cosmiques à travers des prototypes est la guerre totale, contre laquelle un autre auteur du XXe siècle nous met en garde à travers son histoire du Projet Vietnam (6). J.M. Coetzee s’est également intéressé à l’étrange rapport (lorsqu’il n’est pas réfléchi) que la technologie entretient avec la mythologie et la cosmologie, souvent utilisé aux fins de destruction. Le début de l’histoire montre les différentes possibilités de la propagande de guerre et du détournement des technologies au Vietnam résumant avec brio les horreurs liées à tout notre arsenal militaire comme une tentative de briser la règle et les confins des « terres mères ».
Derrière toutes les vues de la techno militaire, nous percevons les ambitions cosmiques des « fils célestes » de la Terre (les humains et leurs fusées, etc.), qui tentent de briser un vieux mythe et de permettre à leur terre mère de s’accoupler avec de nouveaux mondes : pourtant le mythe fondateur de l’histoire n’a-t-il pas rendu obsolète la fiction de la terre et du ciel ? Nous ne vivons plus en labourant la terre, mais en la dévorant, elle et ses déchets. Nous avons signé sa répudiation par des vols en direction de nouvelles amours célestes. Nous avons la capacité de produire des créatures par le biais de notre pensée… En Indochine nous jouons la dramaturgie de la fin de l’ère tellurique et l’alliance du dieu-ciel avec sa fille-reine parthonégène. Si la pièce est mauvaise, c’est que nous avons été propulsés sur scène, encore endormis, sans connaître le sens de nos actes. À présent, je porte leur sens à la lumière dans ce moment aveuglant de la conscience méta-historique ascendante dans laquelle nous commençons à façonner nos propres mythes (7).
Dusklands (Terre de Crépuscule) est probablement le roman, qui résume le mieux ce côté sombre de l’Homo Faber et les technologies impliquées dans la cosmologie ou l’Anthropocène. Nos outils et nos technologies font toujours partie de certaines mythologies et cosmologies étranges, comme de plusieurs régimes de puissance et nous devons les interroger, expérimenter, impliquer les autres pour finalement éviter les horreurs de la destruction, de la guerre et de l’anéantissement afin de définir l’ère Anthropocène des bricoleurs/euses ludiques plutôt que celui des destructeurs : Notre avenir n’appartient pas à la terre, mais aux étoiles. Montrons à l’ennemi qu’il se dresse nu dans un paysage en train de mourir (8).
Denisa Kera
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015
traduction: Valérie Vivancos
(1) http://hackteria.org/wiki/BioAutonomy. Par Klau Kinky et Paula Pin.
(2) « Do-It-Yourself Biology (Diybio): Return Of The Folly Of Empiricism And Living Instruments » dans Bureaud, Annick & Malina , Roger & Whiteley, L. (Eds.) MetaLife. Biotechnologies, Synthetic Biology, A.Life and the arts. Cambridge, MIT Press, Leonardo e-Book series, 2014.
(3) One-Way Street and Other Writings, Penguin Modern Classics, 2009.
(4) ibid. 113.
(5) ibid. 114.
(6) J M Coetzee, Dusklands, Vintage, 1998.
(7) ibid. 28.
(8) ibid. 30-31.