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    Illusoire Numérisation Du Vivant (1)

    Le 8 décembre 2013, Mehdi Belhaj Kacem (2), lors de la séance introductive de son séminaire sur le nihilisme, formulait, sur le ton de la boutade il est vrai, son impatience à ce que la science arrive enfin à ressusciter Platon, Descartes et Spinoza, sur la base de quelques reliques d’ADN que ces illustres personnages auraient laissé ici ou là.

    Que cela puisse faire l’objet d’une boutade implique que, déjà bien ancrée dans notre imaginaire collectif, existe l’idée selon laquelle un être vivant peut être entièrement codé, numérisé, par son ADN. C’est en fait un lieu commun de nombreux produits culturels, films, romans à succès ou jeux vidéo, alors même que, dans la communauté scientifique, rares sont ceux qui soutiennent que le phénomène de la vie puisse se réduire à quelques dizaines de milliers d’instructions (gènes) contenues dans notre patrimoine génétique.

    Wanted : advanturous women to give birth to Neanderthal man (3)
    Mais il est vrai que cette même communauté scientifique, pour toute sorte de raisons plus ou moins avouables, aime entretenir l’ambiguïté. Ainsi, en 2012, George Church, l’un des acteurs de premier plan de la biologie synthétique (professeur à Harvard aux allures de sympathique père Noël, il n’oublie pas de faire fructifier son expertise dans plusieurs start-ups médicales), expliquait, dans une interview au magazine Der Speigel (4) reprise ensuite de manière virale sur le net, qu’il ne lui manquait essentiellement plus qu’une mère porteuse pour donner naissance au premier bébé néandertalien depuis 30.000 ans (toujours sur la base de reliquats d’ADN). George Church n’est a priori pas un spécialiste, ni de la reproduction ni du clonage animal, et les experts sont unanimes, une telle opération est, pour de multiples raisons, tout à fait hors de portée des techniques actuelles ou même simplement actuellement envisageable. Il s’agit probablement pour Mr Church de créer le buzz et de mettre en valeur les bien réelles compétences de ses équipes dans les techniques d’édition de l’ADN. Dans une communauté scientifique toujours plus soumise à la pression de la compétition, de la publication et des brevets, et dont la recherche principale est celle des financements, les chefs de labos sont devenus experts en storytelling, et ce genre d’écart de langage est devenu commun et accepté. Les scientifiques savent lire entre les lignes, mais l’impact sur le grand public est incontrôlable. S’alimente ainsi le fantasme d’une numérisation du vivant, croyance populaire dont on peut par ailleurs se demander si elle ne sert pas des intérêts mercantiles dans les sphères de la médecine (où l’on doit convaincre du bien-fondé des nouveaux tests et médicaments commercialisés) ou de l’agro-industrie (où l’on doit faire passer l’idée que l’on a une bonne maîtrise des techniques OGM).

    En décembre 2013, à l’heure où ces lignes s’écrivent, la société 23andMe fait les gros titres des journaux suite à ses démêlés avec la FDA, l’agence de sécurité sanitaire américaine. Cette affaire est emblématique du statut de la biologie à l’heure de l’économie numérique. 23andMe commercialise auprès des particuliers, via Internet et à des prix très accessibles, des offres de séquençage du génome, et proposait l’accès en ligne à divers services de génomique personnelle (5). Concrètement, contre l’envoi d’un peu de salive et de 99 USD, on obtenait quelques indications sur d’éventuelles prédispositions à certaines maladies, celles que l’on peut relier statistiquement à l’état de tel ou tel gène. C’est la difficulté de l’interprétation de ces statistiques, due au fait que les prédispositions sont la plupart du temps très ténues, voire non significatives, qui motive l’avis de la FDA : il y aurait danger à (sur)interpréter ces données sans l’avis d’un spécialiste. Danger, par exemple, de prendre des mesures préventives inadaptées (telle une double mastectomie). En réalité, 23andMe, suivant en cela les comportements au-dessus de lois de certaines majors du numérique auxquelles elle est d’ailleurs historiquement reliée, a, au fil des années, sciemment négligé les rappels à l’ordre de la FDA, et l’on peut soupçonner que le but ultime d’une telle compagnie n’est pas de vendre un service au particulier, mais bien de constituer, sur le modèle de Facebook, Google ou Apple avec les données personnelles de leurs clients, une formidable base de données génétique, qu’il sera bien temps de valoriser plus tard.

    Le paradigme numérique en biologie et l’ingénierie du vivant.
    Les inquiétudes de la FDA à propos de 23andMe sont à placer dans le contexte plus général de la montée en puissance d’une forme de réductionnisme génétique en médecine et en biologie. Depuis la découverte, en 1953, par Francis Crick, Rosalind Franklin et James Watson de la structure en double hélice de l’ADN, la biologie s’est peu à peu recentrée autour de ce que Crick lui-même a nommé le « dogme central de la biologie moléculaire » (6). Il s’agit d’un modèle qui décrit comment, en première approximation, l’information génétique contenue dans l’ADN est transmise, reproduite, interprétée en protéines, etc. Ce modèle simplifié, bottom-up, où l’on cherche à expliquer la construction et le fonctionnement d’un organisme macroscopique en fonction d’instructions élémentaires microscopiques, assemblées linéairement comme dans un programme caché au plus profond des cellules, conduit naturellement à développer une analogie avec l’informatique. Le vocabulaire en vogue dans certaines branches de la génétique en fait foi : on parle non seulement de programme génétique, mais parfois même de machine de Turing et de système d’exploitation (pour parler du contrôle de l’expression des gènes au sein de la cellule).

    Une locution, biologie synthétique, a fait fortune hors des labos. Utilisée, semble-t-il, pour la première fois en 1912 par Stéphane Leduc, sa gloire actuelle est à mettre au crédit de Craig Venter, l’entrepreneur pionnier du séquençage du génome humain qui est aussi à l’origine de la création ex nihilo d’ADN « viables », entièrement synthétiques. C’est une remarquable prouesse technologique, mais qui reste marginale et surtout limitée à certains cas très simples. Dans les milieux de la recherche, on parle plutôt de « biologie de synthèse ». Les objectifs sont plus modestes et mieux circonscrits (voir par exemple l’article prospectif de François Kepes) (7), et le terme recouvre l’ensemble des techniques permettant de concevoir et d’éditer des génomes aussi rationnellement que possible, dans le but de transformer des cellules en petites usines chimiques (production d’insuline, de biocarburant…). On est très éloigné des promesses mirobolantes que l’on sert au grand public (voir par exemple cette conférence TED où un chercheur du Génopôle d’Évry explique que des arbres seront reprogrammés pour croître en forme de maison, et qu’à terme, en 2030, on pourra planter son habitation) (8).

    Le séquençage proprement dit produit une liste de données brutes organisées linéairement, que l’on doit ensuite analyser avec toute la puissance de l’outil mathématique, statistique et informatique. De ce point de vue la contribution du monde numérique à l’essor de la biologie moderne est fondamentale. L’automatisation, voire la robotisation des procédés est aussi un point clé des analyses génétiques à grande échelle, et à ce titre on peut considérer que les progrès de la biologie moderne sont à créditer plus à cette mécanisation des techniques qu’à une révolution conceptuelle qui n’a pas vraiment eu lieu depuis l’époque du « dogme ». Ce modèle et ces techniques « numériques » ont leurs limites, il est clair qu’on ne peut raconter un être humain en quelques dizaines de milliers d’instructions. Le cas des bactéries, organismes unicellulaires et sans noyau, est déjà remarquablement complexe et en grande partie encore mystérieux. Au-delà de cette structure linéaire, il n’est pas aisé de comprendre la structure spatiale des molécules biologiques, ADN, protéines, manifestement très importante, ainsi que les réseaux de régulation de l’expression des gènes. Le même ADN est présent dans un neurone ou une cellule du derme, mais il s’exprime bien évidemment de manière radicalement différente dans les deux cas. Et ne parlons pas des parties qui ont résisté au séquençage (9), ou de « l’ADN poubelle » (junk DNA), les parties non directement codantes, qui forment en réalité la plus grande partie de notre génome (98% chez l’homme), et dont la fonction, loin d’être élucidée, mais probablement bien réelle, est ignorée par le « dogme ». Remarquons enfin que 23andMe, dans son offre standard, ne séquence en fait que 0,3 % des génomes de ses clients, et ce avec un taux d’erreur non négligeable (10).

    Une infinité de nuances de gris
    Quoi qu’il en soit, rares sont les situations où un gène correspond à un caractère précis, de sorte qu’une mutation corresponde précisément à une maladie. On est en fait en présence d’un exemple typique de système complexe, où des ensembles de gènes interagissent mutuellement et avec l’environnement, via de nombreuses boucles de rétroaction. La biologie à ceci de particulier qu’elle ne connaît guère les 0 et les 1, le blanc ou le noir, mais plutôt les nuances de gris, les probabilités, les tendances, les écarts statistiques. De ce point de vue, les inquiétudes de la FDA au sujet de 23andMe sont, comme on l’a vu, en partie justifiées, car des données de ce type sont réellement délicates à interpréter, et l’on peut craindre une automédication naïve et dangereuse. À côté de cela, il est facile de saisir le potentiel commercial que représente l’exploitation de la crédulité populaire relativement à ces données génétiques.

    En réalité, tout de passe comme si la nature considérait ce système complexe, où l’on peut difficilement isoler la cellule du continuum de son environnement externe ou interne, à l’inverse de la vision « bottom-up » du dogme. S’il est une branche de la biologie qui a conduit à des bouleversements conceptuels profonds dans notre vision du vivant, c’est bien les sciences de l’évolution, c’est-à-dire la compréhension des effets subtils de la sélection naturelle, selon un point de vue qui repose sur l’observation statistique de grandes populations d’organismes vivants, et ce sur de nombreuses générations. Bien entendu, le génome joue un rôle fondamental et central dans la compréhension de l’évolution, mais l’information génétique n’y a pas de sens lorsqu’elle est isolée. Elle doit toujours être replacée dans son contexte évolutif, temporel et dynamique. Une bonne partie des critiques sérieuses visant l’usage des technologies OGM dans l’agro-industrie pointent l’ignorance de ce fait et de ses conséquences (11).

    Biomimétisme
    Les solutions « trouvées » par la nature ne doivent rien à un ingénieur qui en aurait développé les éléments, tels ceux d’une voiture, pièce par pièce, par l’édition locale de l’ADN via des opérations de type copier-coller. Ces « solutions naturelles » sont d’ailleurs souvent bien plus efficaces, économes et optimales que nos réalisations technologiques, et elles restent en grande partie mal comprises. Que l’on compare, en termes de degrés de liberté, de souplesse et d’efficacité énergétique, un bras humain, muni de ces moteurs extraordinaires que sont les muscles, et un bras robotisé, articulé autour de moteurs électriques. Que l’on compare la photosynthèse et nos technologies solaires à base de silicium. La vogue actuelle du biomimétisme, qui consiste à s’inspirer de ces « solutions naturelles » pour faire avancer nos technologies, quoi que très prometteuse, en reste bien souvent à l’idée de copier la nature via la traditionnelle approche bottom up de l’ingénierie, sans en assimiler les méthodes.

    Numérisation et dévitalisation de l’ADN.
    La molécule d’ADN possède des propriétés physico-chimiques remarquables, qui font que, en assemblant des paires de base le long de cette double hélice, on peut y coder formellement, indépendamment de tout sens biologique, à peu près n’importe quelle information, et ce en grande quantité. Si elle est conservée dans de bonnes conditions, cette molécule est stable et pérenne, et on peut imaginer de véritables disques durs à ADN (12), si toutefois l’on surmonte la lenteur des procédés d’écritures et de lecture. Mais en aucun cas il ne s’agira de disques durs vivants ! Bien au contraire, cette même molécule d’ADN, replacée dans son contexte vivant se trouvera constamment altérée et transformée, et l’information non reliée à la vie de la cellule sera remixée, rapidement diluée et finalement en grande partie détruite. Par exemple, les parties du génome de l’artiste Eduardo Kac, que celui-ci a fait intégrer dans une lignée de pétunias (Edunia), sont insignifiantes du point de vue la théorie de l’évolution. On peut espérer les préserver uniquement parce que cette plante est soigneusement cultivée. Il en va de même des caractères ornementaux de la plante. Son côté « non naturel », revendiqué par Kac, n’a donc pas grand-chose à voir avec la manipulation génétique effectuée. Une autre œuvre d’Eduardo Kac, Genesis, met d’ailleurs remarquablement en valeur ces phénomènes d’évolution du génome : une phrase de la bible est codée dans l’ADN d’une population de bactéries. Soumise à des ultraviolets accélérant le taux de mutation, la phrase transformée et méconnaissable est redécodée à la fin de la performance (13).

    L’une des formes extrêmes de la biologie synthétique, l’approche par biobricks, popularisée par Drew Endy du MIT, et le concours iGEM, mais qui est contestée au sein même de la communauté (14), touche un public d’amateurs avertis (pour la plupart étudiants) et le mouvement bio-DIY des biohackers. On pourrait dire que la biologie synthétique est à la biologie ce que la norme MIDI est à la musique, et, de ce point de vue, la contribution des biohackers relèverait de la musique 8 bit et des chiptunes, jusque dans son côté bricolé et open source. C’est à dire quelque chose d’intéressant et de créatif — le concours iGEM a donné lieu, entre autres choses, à des procédés de détection de polluants —, mais tout de même de limité dans son ensemble. Malgré ce côté libre et collaboratif, iGEM se présente ouvertement comme une entreprise pédagogique volontariste destinée à renforcer l’acceptabilité par le public des techniques transgéniques (15).

    The inner life of the cell (16)
    Ce petit film en images de synthèse a connu un petit succès sur le net. Issu de la prestigieuse université de Harvard, il décrit le fonctionnement de la cellule, dépeinte sur le mode d’une usine où s’activent divers agents, des moteurs moléculaires, des protéines-robots évoluant le long des microtubules, dont la représentation semble librement inspirée de l’imaginaire visuel de la science-fiction. Il s’agit certainement d’un schéma simplificateur fécond pour penser la complexité de la cellule, mais cette présentation mécaniste ne laisse plus beaucoup de place à l’aléatoire et aux équilibres incertains qui font la spécificité du biologique. Après le canard de Vaucanson, l’explication physico-chimique de la vie à la Stéphane Leduc, les dérives scientistes et eugénistes du XXème siècle et la vague cybernétique des années 50, c’est donc un nouvel avatar de la vision mécaniste de la vie qui est à l’œuvre aujourd’hui comme schéma dominant de pensée de la biologie moderne. À tout le moins est-ce cela que l’on sert au grand public via les média, les conférences TED, voire même dans les musées où l’on assiste à un développement exponentiel des initiatives art-science.

    Art washing
    En effet, les grandes conférences scientifiques internationales de biologie de synthèse sont maintenant dotées de sections « bio-art » (17), et les grandes institutions de la technoscience, publiques ou privées, ne se privent pas de financer des prix artistiques, des résidences d’artistes ou des expositions. On peut les soupçonner de vouloir en profiter pour redorer leur blason parfois quelque peu terni. Quel meilleur vecteur que le financement des artistes, pour asseoir l’acceptabilité d’une technique auprès du grand public ? L’artiste va parfois revendiquer un discours critique, mais si celui-ci s’inscrit en toute bonne foi au sein du dogme et prend pour acquis l’approche réductionniste, afin éventuellement d’en interroger les réalisations et les perspectives, le tour est joué. Pour pas cher, on peut diffuser un schéma de pensée auprès d’un public cultivé et prescripteur (18).

    La biologie est-elle un art numérique ?
    Les institutions du monde de l’art, musées ou festivals, spécialisées dans l’art numérique et des nouveaux médias ont pour la plupart étendu leur compétence au domaine du « bio-art ». Mais il ne s’agit pas d’une ouverture aux artistes qui, tel Michel Blazy, sont en prise directe avec le vivant. Ce qui frappe en premier lieu lors de la visite de l’exposition En Vie / Alive (19) qui s’est tenue à Paris l’été dernier à la fondation EDF, c’est l’omniprésence d’écrans, de machines, de schémas et de wishfull thinking, qui contraste avec le confinement dans lequel étaient tenues les rares formes de vie présentées, tel ce cactus chevelu de Laura Cinti (20), provocation très subtile, mais pas clairement assumée : les poils qui remplacent les épines, contrairement à ce que le public est invité à s’imaginer, ne sont en rien le résultat de l’introduction d’un gène de kératine. Impossible aussi de ne pas remarquer le discours de remédiation environnementaliste, qui relève de choix curatoriaux, et qui donne à voir des œuvres transgéniques, pour la plupart virtuelles, comme des manières de palier les effets du réchauffement climatique et de l’extinction massive et rapide des espèces. On rejoint ainsi le fantasme de « dé-extinction », (recréer de la biodiversité par génie génétique), dont le bébé néandertalien de George Church est un symptôme. Le message implicite n’est-il pas que finalement on peut continuer à polluer, les ressources infinies d’une géo-ingénierie version bio nous permettrons de trouver des solutions élégantes ?

    The Human Brain Project
    À moins que la solution la plus élégante ne soit tout simplement d’abandonner notre enveloppe corporelle et de se fondre dans le réseau ? L’analogue contemporain du Human Genome Project des années 90 (séquençage du génome humain), le Human Brain Project, ne manque pas d’alimenter ce genre de fantasmes. Basée en Suisse, cette initiative internationale déjà financée à hauteur de 1 milliard d’euros s’est fixée pour but de réaliser rien de moins que la modélisation complète, à l’aide de supercalculateurs, du cerveau humain. L’histoire dira si cet espoir est raisonnable, ou si ces effets d’annonce, inévitablement accompagnés de perspectives thérapeutiques grandioses (Alzheimer et Parkinson ne sont jamais loin), ne sont là que pour faire rêver les décideurs et les financeurs. Il est fort possible, que, comme pour le Human Genome Project, ces espoirs soient déçus, mais qu’il en résulte de nombreuses découvertes importantes, inattendues et orthogonales aux idées initiales (chaque scientifique sait bien cela lorsqu’il dépose une demande de financement). Mais le message qui persiste auprès du grand public reste conforme au paradigme réductionniste et alimente les délires transhumanistes à la Ray Kurzweil (21) : l’homme est une machine, qu’avec un peu d’efforts nous pourrons réparer, dupliquer, voire améliorer, synthétiser, et finalement uploader dans un nuage.

    Le Human Brain Project s’intègre naturellement dans l’évolution récente des neurosciences, marquée par les progrès des technologies d’imagerie médicale, qui permettent chaque jour de voir un peu plus loin dans le cerveau. Mais là aussi, la sur-interprétation guette, et l’idéologie pointe souvent le bout de son nez. Les recherches, encore onéreuses et effectuées sur de faibles cohortes de patients, sont souvent entachées de biais statistiques et de présupposés idéologiques (expliquer la violence par des schémas neuronaux), voire de fraudes (22). L’une des marques de ces idéologies en vogue est de vouloir tout ramener à des quantités mesurables, à des indices, à des classements (QI, violence, bonheur…), et, de ce point de vue, on assiste bien à une numérisation, un échantillonnage, une discrétisation de l’humain, qui laisse passer entre ses mailles toute sorte d’aspects qualitatifs du vivant.

    Dans l’univers discret, fini et élémentaire du célèbre jeu de la vie de John H. Conway (23), on peut voir apparaître des comportements arbitrairement complexes (en réalité, tous les phénomènes calculables). Le Human Brain Project, interprété au sens fort (celui que l’on vend au grand public), revient à faire l’acte de foi que la conscience humaine est une propriété émergente d’un tel système, certes complexe, mais fini. On peut à l’inverse faire l’acte de foi que l’image numérique du vivant (données génétiques, flux d’informations dans un graphe neuronal, mesures biologiques…) n’est qu’une projection, certes importante et concrètement utilisable, permettant par exemple d’identifier un criminel avec une certaine probabilité ou de ficher les citoyens, mais offrant une image radicalement réduite du phénomène biologique.

    Par exemple, décrire un être vivant par un ensemble des données numériques implique que l’on puisse le circonscrire assez précisément dans le temps et dans l’espace. Rien n’est moins clair dans le monde biologique. Qu’est-ce qu’un gène ? Les définitions varient selon les contextes. Qu’est-ce qu’un virus ? Est-il une forme vivante ? La prise de conscience récente de l’omniprésence des virus et de leur rôle fondamental fait bouger des lignes que l’on croyait bien établies, en particulier via la découverte de virus géants (24). Qu’est-ce qu’une plante ? Peut-on la considérer indépendamment des micro-organismes du sol dans lequel elle croît ? Peut-on isoler l’homme de l’écosystème complexe qui peuple ses muqueuses ? La réponse est tellement clairement négative que, comme dans une sorte de fuite en avant, on explore maintenant l’ensemble des génomes de notre flore intestinale, un métagénome que l’on estime 150 fois plus grand que le nôtre.

    Il ne s’agit pas ici de fournir des arguments en faveur d’un obscur vitalisme qui rendrait le biologique inaccessible à la technique, ni même d’une critique du réductionnisme en général, dont on peut considérer qu’une certaine dose est consubstantielle à la démarche scientifique, et encore moins de nier les progrès fulgurants des technologies du vivant. Il s’agit uniquement de montrer les limites d’un réductionnisme véritablement réducteur, qui fait fi de la nécessaire modestie de la science, dans un contexte où chaque nouvelle découverte fait en réalité apparaître une complexité supplémentaire et inattendue. Il s’agit aussi d’identifier les dérives idéologiques et les manipulations qui se cachent derrière la sur-interprétation démesurée des bien réelles convergences entre numérique et biologique dont nous sommes les témoins.

    Dans une société où notre rapport à la nature est de plus en plus distant, où le commun des mortels n’a plus de contact direct avec les animaux ou avec les cycles de la nature via les travaux de champs, dans une société aseptisée, exempte des odeurs de la pourriture et de la mort et où l’on cache dans des nuggets de poulet (25) les bas morceaux des animaux que notre industrie produit en masse, la numérisation du vivant telle qu’elle s’engage revient à élargir plus encore ce fossé béant, à renforcer l’idée présomptueuse d’un contrôle que l’on aurait sur la vie et la nature, voire à valider des choix favorables à quelques grands groupes dont les intérêts n’existent qu’à court terme. Mais la vie, qui n’a pas attendu l’homme pour établir ses réseaux hautement connectés (26), se moque bien de nos prétentions.

    Emmanuel Ferrand
    publié dans MCD #73, « La numérisation du monde », janv. / avril 2014

    Emmanuel Ferrand est Maître de conférences à l’Institut Mathématique de Jussieu / Projet Analyse Algébrique.

    (1) Ce titre est un clin d’œil à l’article de Johan Söderberg, « Illusoire émancipation par la technologie », Le Monde Diplomatique, Janvier 2013. www.monde-diplomatique.fr/2013/01/SODERBERG/48629

    (2) Mehdi Belhaj Kacem, séminaire à La Générale, le 8 décembre 2013. http://youtu.be/_g04bug65ZE

    (3) Le Daily Mail, 20 janvier 2013 a reproduit les informations du Spiegel (ci-dessous) en prêtant à George Church cet appel à une mère porteuse qu’il n’avait pas lancé. C’est cet article qui s’est répandu de manière virale sur le net. www.dailymail.co.uk/news/article-2265402/Adventurous-human-woman-wanted-birth-Neanderthal-man-Harvard-professor.html

    (4) Spiegel Online International, 18 janvier 2013. Interview with George Church : Can Neanderthal be brought back from the dead ? www.spiegel.de/international/zeitgeist/george-church-explains-how-dna-will-be-construction-material-of-the-future-a-877634.html

    (5) Un exposé très clair de l’affaire 23andMe par Rémi Soussan, blog de Lemonde.fr, 20 décembre 2013. http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/12/20/la-genomique-personnelle-dans-la-tourmente/

    (6) Le mot « dogme » est improprement employé ici pour une théorie.

    (7) François Kepes, « La biologie de synthèse : développements, potentialités et défis ». Réalités industrielles, février 2010. http://www.annales.org/ri/2010/ri-fevrier-2010/Kepes.pdf

    (8) Franck Deleplace, Programmer les organismes vivants, TEDxParisSalon, 17 octobre 2012, Gaité Lyrique, Paris. http://youtu.be/S0OFfuUOX5U

    (9) L’hétérochromatine reste une composante mal séquencée des génomes : « Mysteries of heterochromatic sequences unravelled », Nature Reviews Genetics 8, 567 (août 2007).

    (10) 23andMe sequences are all wrong, Lior Pachter,30 novembre 2013, http://liorpachter.wordpress.com/2013/11/30/23andme-genotypes-are-all-wrong/

    (11) Voir par exemple l’apparition de résistances aux toxines de maïs transgéniques : www.plosone.org/article/info%3Adoi%2F10.1371%2Fjournal.pone.0069675

    (12) Comme l’a démontré George Church en 2012.

    (13) Ingeborg Reichle, dans Art in the age of technoscience, p. 129, fait remarquer que le travail de Eduardo Kac peut être considéré comme un discours sur le flux de nouvelles sensationnelles qui nous viennent des sciences du vivant, plus qu’une réflexion sur le vivant proprement dit.

    (14) Selon la base de données PubMed, la notion de biobrick est anecdotique dans la littérature scientifique (quelques dizaines d’articles). La Biobricks Foundation définit son but de manière messianique : we envision synthetic biology as a force for good in the world. http://biobricks.org/about-foundation/

    (15) iGEM ne considère la biologie synthétique que based on standard parts. http://igem.org

    (16) The inner life of the cell, Biovisions, Harvard University. http://multimedia.mcb.harvard.edu/anim_innerlife.html

    (17) International symposium on synthetic biology, Heidelberg, décembre 2013. www.synbio-symposium.de/sb2013/index.php/schedule

    (18) Cela ne présume en rien de la qualité intrinsèque des œuvres. Que l’on pense à la postérité artistique de la cybernétique, idéologie prégnante dans les années 50.

    (19) Exposition En Vie / Alive, Fondation EDF, Paris, 2013 http://thisisalive.com

    (20) http://c-lab.co.uk/project-details/the-cactus-project.html

    (21) How to create a mind : the secret of the human thought revealed, Ray Kurzweil, 2012.

    (22) « Neurosciences, les limites de la méthode », Thomas Boraud, François Gonon, Le Monde, 30 septembre 2013. www.lemonde.fr/sciences/article/2013/09/30/neurosciences-les-limites-de-la-methode_3487335_1650684.html

    (23) Le jeu de la vie est un automate cellulaire, proposé par J.H. Conway en 1970, qui se programme en quelques lignes, mais qui montre des comportements arbitrairement complexes. Il peut simuler n’importe quelle machine de Turing.

    (24) Defining life : the virus viewpoint, Patrick Forterre, Orig Life Evol Biosph. avril 2010. www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2837877/

    (25) The autopsy of chicken nuggets reads « chicken little« , Richard D. deShazo, et al, American Journal of Medecine, novembre 2013.

    (26) Architecture of the Wood-Wide Web : Rhizopogon spp. genets link multiple Douglas-fir cohorts, New Phytologist, 2009. http://nature.berkeley.edu/brunslab/mycorrhizal/papers/beiler2009.pdf

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