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    Isabelle Bonté

    Isabelle Bonté. Photo: D.R.

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Je m’appelle Isabelle Bonté, artiste « plasticienne », j’ai un parcours qui n’est pas tout à fait en ligne droite, un parcours hybride.
Après des études de Mathématiques (Paris VI / Jussieu) pour lesquelles j’ai obtenu une licence et de Philosophie (Paris I / Panthéon-Sorbonne), avec l’obtention en 1988 d’un DEA de Philosophie avec M. Revault d’Allones, je m’engage dans des études d’Art à l’ENSBA-Paris avec M. Perrin, en « auditeur libre », complétées par des cours de dessins d’après modèle vivant et d’anatomie.
Depuis 2000 j’ai commencé à exposer régulièrement, dans des galeries, centres d’art ; à construire tout un travail autour de la fragilité et la disparition, mais aussi du lien…

    // À la question à quelle histoire et en quels termes se conjuguent « art numérique et lien social » ?, je réponds par ces quelques mots : un désir d’avenir commun; à l’endroit même où a lieu une révolution sociale, c’est-à-dire le numérique.Je vais donc commencer par parler de ma propre expérience afin de pouvoir, ensuite, généraliser cette approche.
Tout commença par une rencontre entre une question — « quelle est la place de l’artiste dans la société ? »
et un lieu, la dalle des Olympiades dans le 13ème arrondissement de Paris, en Juin 2004. Un lieu, mais également des habitants, des histoires, une histoire… 
Et en 2005, je crée l’association DEDAL(L)E, qui a pour objet de créer et d’organiser des événements artistiques dans le domaine des arts plastiques, mais également des arts vivants. 
Une évidence s’est petit à petit mise en place : l’art numérique me permettait d’exprimer ce besoin d’interactivité avec la population, la société.

    C’est donc par un premier constat que « nous ne créons jamais en vase clos », que j’en suis arrivée à privilégier l’installation et toujours en interactivité avec celui qui regarde. 
Mais plutôt qu’installation, je parlerai de « processus », car c’est un espace/temps à parcourir, à éprouver, à expérimenter.
Par exemple avec le projet Dédalle de mots : à travers la réalisation de cette œuvre, se trouve mise en jeu une sensibilisation à l’art contemporain, aux nouvelles technologies, mais également une création symbole de lien. Dédalle de mots permet de construire un tag-cloud en direct au fur et à mesure des participations, puis devient une sculpture par impression 3D.

    Dédale de mots (impression 3D). Isabelle Bonté. Photo: D.R.

    /// Pour moi, il s’agit surtout d’exprimer un mode de pensée où l’œuvre est déterminée par son potentiel de mise en action au sein de l’espace, de tout ce qui est présent, le visible comme l’invisible. 
C’est-à-dire que l’œuvre se veut interrelation, présence à l’événement vécu en une co-présence. Le processus de création est alors avant tout relation au monde qui l’entoure, avec toute la fragilité de cette relation. L’espace de création ainsi créé reste un espace fragile. 
Mais c’est dans et avec le monde que l’on crée : toujours. Et pour moi, il s’agit d’interroger l’espace social, au travers de protocoles esthétiques producteurs de savoirs et d’expériences, inducteurs de transdisciplinarités, créateurs de nouveaux repères, d’autres partages du sensible, d’autres visibilités et régimes de vérité. 
Contre un art du consensus, platement insignifiant. 
Et pour un art du dissensus, qui signifie politiquement. 
Voilà pourquoi j’ai choisi des « œuvres-processus »; des œuvres processuelles, y compris les plus matérielles et les plus représentatives, qui renvoient à des idées, des impressions, des pensées, des phénomènes, des questions (sociales, éthiques, environnementales, etc.), qui sont porteuses de problématiques et d’expériences. Il s’agit d’impliquer le corps des visiteurs dans une expérience dont l’intensité physique et émotionnelle soit productrice de sens. Je reviens donc à ce désir d’avenir commun, dont je parlais tout à l’heure.

    Au XXe siècle, une esthétique nouvelle s’est mise en place, fonctionnalisant la dimension affective et esthétique de l’individu pour en faire un consommateur. 
Par mes projets je veux revenir à la source de ce qu’est une expérience esthétique : une expérience symbolique.Et par ces interactivités misent en place dans mes œuvres, par ces processus, JE suis singulier : celui qui participe à l’œuvre y participe en tant qu’être singulier; car s’établit une singularité à travers les œuvres avec lesquelles je suis mis en relation.
C’est donc aussi lutter contre la standardisation des objets industriels, dans lesquels je me perds comme singularité. 
Mes créations se veulent une expérience et un soutien de cette singularité sensible, comme invitation à l’activité symbolique, à la production et à la rencontre de traces dans le temps collectif.
Or on ne peut s’aimer soi-même qu’à partir du savoir intime que l’on a de sa propre singularité. Ce qui induit beaucoup de choses quant au comportement en société : si je ne m’aime pas moi-même, je ne peux aimer les autres. Et c’est là que se travaille le lien social.

    Je refuse, par exemple, lorsque j’interviens dans l’espace public, de juste corriger une esthétique urbaine… ce qui me semble un peu superficiel. Mais à partir du moment où je parle « d’expérience symbolique », je travaille sur la notion même de lien, et donc d’invention de relations entre sujets.
Donc cette dimension sociale se double d’une portée politique, dans la mesure où ses projets interrogent l’exister ensemble, la solidarité, la construction ensemble, la notion de frontière… etc.
Je vais donner un exemple pour me faire comprendre : le projet Zeugma.
Concrètement, l’œuvre se déroule selon un processus temporel et spatial : une personne regarde un écran où seules quelques lettres en mouvement font leur apparition. 
Il faudra alors une deuxième personne qui se joint à la première, pour créer ensuite des mots sur l’écran…

    Ensuite, le texte se faisant de plus en plus visible au fur et à mesure de l’augmentation du nombre de personnes qui regardent l’écran.
Le texte est enfin lisible lorsque la majorité des personnes se trouvent face à l’écran.
On comprend à travers cette œuvre comment le lien social s’y joue. Il s’agit alors de créer un environnement d’intelligence collective et de mettre en évidence les interactions des individus en groupe, afin de construire ensemble un objet lisible.
Seul, un individu ne peut rien, mais dans le groupe, il devra composer avec les autres.
Aussi si une personne décide de ne pas « jouer le jeu », le texte se déconstruira ou le texte ne se construira pas…
 Cette œuvre s’élabore suivant notre détermination à vouloir créer une relation aux autres, au groupe : jouant sur la portée, à la fois philosophique, sociale et symbolique, d’un texte à construire.

    Ponton Sonore. Isabelle Bonté. Festival Digitalement vôtre, Maison des Métallos, 2010. Photo: © Isabelle Bonté

    //// Pour l’instant, dans mes œuvres je cherche avant tout une confrontation directe et physique, une expérience de la proximité, mais qui peut être aussi des mises en situation, comme dans Zeugma.
Pour revenir sur cette œuvre Zeugma, si sa finalité apparente est l’obtention d’un texte lisible, ce n’est pas son enjeu premier. Celui-ci réside en fait, dans la phase intermédiaire entre le « rien de construit » (les lettres qui voltigent), et le texte construit. Ce que je souhaite faire expérimenter au public, c’est la question de la constitution d’un groupe et du maintien de sa cohésion.
La volonté de chacun d’entrer dans un groupe, de communiquer et de respecter les normes qui le régissent permettra l’union, la force et la résistance de ce groupe. Selon la pensée qui structure cette création, ce n’est que de cette manière qu’il est possible de réaliser de puissantes et solides constructions.
Par exemple, en travaillant sur les questions autour de la thématique « qu’est-ce qu’exister ensemble ? », avec les habitants de la dalle des Olympiades pour l’œuvre Heure bleue de la Nuit Blanche 2007 à Paris; mais également pour une Nuit Blanche à Bruxelles en octobre 2010, ou encore avec un foyer de travailleurs africains sur la question « qu’est-ce que cela veut dire embarquer / débarquer dans un pays » pour le Ponton sonore lors du festival Digitalement vôtre en décembre 2010.

    ///// J’ai été très marqué par la fermeture de l’usine de PSA en 2012 à Aulnay.
Immédiatement j’ai voulu réaliser un projet avec les ouvriers de 
PSA-Aulnay sur la mémoire de leur métier, leur mémoire d’ouvrier.J’ai saisi leurs témoignages et fait une empreinte de leurs mains, par moulage. Intégrées dans une installation, ces mains sculptées doivent être caressées pour entendre la voix de ces ouvriers. Allez à la rencontre de ces mains permet l’écoute de ces hommes et femmes, d’entendre ce qu’ils ont à dire sur leur métier.
Pourquoi les mains ? Parce que je tiens à valoriser ce qui est leur outil le plus précieux, mais dénigré dans notre société. Les mains nous racontent leur histoire. Et qui sait, peut-être, leurs lignes de vie nous diront-elles aussi quelque chose de l’avenir… 
Je veux faire, de ces témoignages d’ouvriers, un repère et une mémoire. Je souhaite donc créer un lieu d’arrêt, d’écoute autour d’une œuvre que chacun reconnaisse et dans laquelle chacun puisse s’investir : caresser les mains c’est prendre le temps d’aller à la rencontre de l’Autre, bien plus fort qu’une simple écoute. Ce projet sera montré à la Maison des Métallos en Janvier ; il s’intitule : Équation différentielle stochastique

    réponses de Isabelle Bonté
    publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct. / déc. 2013

    > http://www.isabelle-bonte.com/

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