art-science : dialogue sur deux systèmes du monde
Jean-Marc Lévy-Leblond et Roger Malina sont deux scientifiques, deux physiciens, tous deux directeurs de revues — Alliage et Leonardo —, engagés depuis de nombreuses années dans ces territoires à la croisée de l’art et de la science. S’ils partagent une large analyse commune sur la relation art-science, dont le refus de l’illusion de l’émergence d’une « troisième culture », ils divergent sur d’autres points dont les actions à mettre en œuvre : « brèves rencontres » pour l’un, institutionnalisation des pratiques pour l’autre. Rencontre et dialogue.
Quelle est votre approche de la relation art-science ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Peut-on vraiment parler aujourd’hui d’une relation entre art et science si on les considère l’un et l’autre au singulier, comme termes génériques ? De fait, dans les multiples écrits, rencontres, expositions, etc. consacrés à ce sujet, force est de constater qu’il ne s’agit dans la très grande majorité des cas que des arts plastiques, parfois de la musique ou du théâtre, rarement de la littérature ou du cinéma. Quant à la science, elle est pour l’essentiel représentée par la physique, l’astronomie et la biologie, éventuellement les mathématiques ou la chimie, presque jamais les sciences de la Terre — sans parler des sciences sociales et humaines.
La question en vérité concerne rien moins que la globalité du lien entre science et culture. La science moderne se développa au début du XVIIe siècle au sein de la culture de l’époque. Les protagonistes de la « révolution scientifique », étaient moins spécifiquement intéressés par la physique ou les mathématiques, que, selon leur propre assertion, par la « philosophie naturelle ». Ils entretenaient, comme le cas d’un Galilée le montre magnifiquement, des liens étroits avec les activités artistiques, littéraires, musicales et évidemment philosophiques de leur temps. Cette relation constitutive entre culture et science s’est distendue progressivement, au fur et à mesure de la séparation et de la spécialisation des sciences, de la montée en puissance des institutions scientifiques au XIXe siècle, puis de l’arraisonnement des connaissances scientifiques par l’économie et la politique au XXe siècle.
De la bombe A au Viagra, les réalités sociales effectives de l’activité scientifique moderne ne montrent aujourd’hui que d’assez lointains rapports avec la production artistique. Poser la question des rapports art-science a donc pour première vertu de mettre en lumière la profonde mutation historique qu’a connue la science moderne depuis le milieu du XXe siècle — et sans doute en va-t-il de même pour l’art. Peut-être leur plus fort point commun est-il aujourd’hui leur assujettissement toujours croissant à la loi du marché. Ne considérer l’art que d’un point de vue esthétique et la science que d’un point de vue épistémique ne rend guère justice à leur réalité contemporaine.
Roger Malina : Je suis scientifique de formation (1), en physique (surtout l’optique) et en astrophysique spatiale. Je suis instrumentaliste, c’est-à-dire qu’afin de tirer des conclusions scientifiques j’ai développé des instruments qui permettent d’observer l’univers de façon nouvelle. J’insiste sur ce point, car cela a eu une influence sur mon approche de l’art et en particulier mon intérêt pour les arts technologiques où les artistes s’approprient les technologies de leur époque pour créer de nouvelles expériences esthétiques. Il me semble que cette démarche, d’appropriation ou de développement des technologies à des fins artistiques est importante en soi et doit être soutenue.
De fait, il y a une appropriation culturelle, ce qui rejoint les arguments de Lévy-Leblond sur la nécessité d’ancrer la culture scientifique, et la formation des scientifiques, dans leur contexte sociétal et culturel. Je partage son point de vue quant aux limites de la science sur les questions sociétales. Il me semble qu’investir dans les activités arts/technologies/sciences fait partie d’une stratégie de construction d’une « science socialement fiable » (socially robust science) selon l’expression d’Helga Nowotny (2) ou de « (re)mise en culture » de la science dans les termes de Lévy-Leblond. Dans les discussions arts-sciences, il y a aussi la nécessité de différencier les pratiques arts-sciences, arts-ingénieries et arts et technosciences. À mon avis il y a une multiplicité de pratiques à encourager, mais il faut une rigueur d’analyse quant aux finalités.
Je viens d’ouvrir récemment le laboratoire ArtSciLab (3) à l’Université du Texas à Dallas. Des scientifiques, en neurobiologie et en informatique, et des artistes, visuels et sonores, y travaillent ensemble sur des projets communs de développement d’outils à finalités aussi bien scientifique qu’artistique. Notre espoir est de créer un contexte pour des découvertes scientifiques qui ne se seraient pas faites autrement, et des œuvres artistiques percutantes, de notre temps.
À la lecture de vos réponses réciproques, y a-t-il un point de convergence ou de divergence que vous voudriez souligner ?
RM : Je voudrais reprendre les remarques de Jean-Marc sur l’évolution au cours des siècles des relations sciences et culture. Je suis le fils de Frank Malina, chercheur et ingénieur de recherche, co-fondateur du laboratoire JPL (Jet Propulsion Laboratory) de la NASA. Mais je l’ai connu, quand j’étais enfant, en tant qu’artiste plasticien. Mon père a eu une carrière « hybride » en tant que chercheur, mais aussi en tant qu’artiste. Les relations arts-sciences pour lui étaient intégrées dans sa personnalité et ses motivations. Les études de Robert Root-Bernstein (4) ont démontré que ce type d’hybridité professionnelle est très courant parmi les chercheurs et ingénieurs qui ont les meilleurs résultats.
Dans une interview à France Culture, Lévy-Leblond note qu’au lycée il avait des passions multiples pour les sciences, mais aussi pour la philosophie et la littérature, et que son choix s’est fait en partie parce qu’il s’est imposé, mais aussi par « facilité » : il avait l’impression qu’en science les critères d’évaluation et de réussite étaient mieux définis, au sein de la méthode scientifique, alors que dans les sciences humaines et les arts il était très difficile de « savoir ce qu’on attendait de vous ». Ceci est incontestable, et fait partie des systèmes de connaissances différents.
Comme lui, je suis dubitatif sur une fusion euphorique des arts et des sciences. Il y a de très bonnes raisons pour lesquelles des disciplines différentes, avec finalités et méthodes différentes, ont été développées. En revanche, il me semble intéressant et important aujourd’hui d’investir plus dans les démarches arts-sciences hybrides de certains individus (et d’équipes) dans chaque génération, et de créer des structures et des systèmes de soutien pour encourager ce type travail. Les agences scientifiques commencent à financer ce type de démarches arts-sciences en tant que frontière de la recherche scientifique.
Les objectifs sont multiples : aussi bien d’influencer les méthodes et directions de la recherche scientifique que la création de formes d’arts et d’une culture contemporaines qui s’approprient ce qui est pertinent dans les sciences et les technologies aujourd’hui. Lévy-Leblond propose la notion de « brèves rencontres », singulières, entre artistes et scientifiques pour éviter les risques et les illusions de trop vagues convergences. À mon avis, ces « brèves rencontres » ne répondent pas à l’opportunité de mettre en place, de façon systémique, des passerelles productives entre les arts et les sciences, utilisant des méthodologies des théories de la collaboration, de la créativité et de l’innovation actuelles.
JMLL : Les perspectives qu’évoque Roger posent à mon avis une question essentielle, celle du rapport entre science(s) et technologie(s). Car bien des initiatives étiquetées art-science se limitent en réalité à un usage artistique des technologies contemporaines. Rien là de critiquable, au contraire, et l’on ne peut qu’approuver et encourager l’appropriation par les artistes de nouveaux moyens techniques — comme ils l’ont toujours fait d’ailleurs. Mais ces pratiques ne mettent guère en jeu les connaissances scientifiques sous-jacentes à ces techniques dans leur dimension proprement intellectuelle et spéculative.
En d’autres termes, que la forme artistique d’une œuvre dépende étroitement d’une avancée technoscientifique, n’implique nullement que la signification de cette œuvre ait quoi que ce soit à voir avec le sens et la portée de cette avancée. La réciproque est d’ailleurs vraie : certaines œuvres plastiques dont la facture n’a rien de technologiquement novateur peuvent permettre de jeter un regard des plus aigus sur le développement technoscientifique (de Delaunay et Duchamp à Rebeyrolle ou Kiefer, les exemples seraient nombreux).
La question est d’autant plus cruciale que la science fondamentale est aujourd’hui en passe d’être réduite à la portion congrue par le développement de ses propres applications techniques, se transformant en une technoscience essentiellement utilitaire au détriment de sa valeur intellectuelle et culturelle. Il faut donc prendre garde que la valorisation artistique des nouvelles technologies ne consiste finalement en une justification de cette mutation. En ce qui me concerne en tout cas, j’attends du dialogue art-science autre chose qu’une connivence apologétique mutuelle et souhaite une véritable confrontation, qui explicite les différences, voire les oppositions, et éclaire donc les limites et les contraintes de ces deux activités humaines majeures, pour leur permettre de les dépasser.
Selon vous, vers quoi devraient tendre les relations arts-sciences ? Comment voyez-vous l’avenir ?
JMLL : Les rencontres arts et sciences demandent pour être intéressantes, voire fécondes, qu’il s’agisse de relations concrètes entre artistes et scientifiques (5), et que, pour commencer, les uns et les autres soient conscients des profondes différences entre leurs intentions, leurs statuts socioéconomiques, leur reconnaissance sociale, leurs moyens de création, etc. Or la dissymétrie reste grande à cet égard : si nombre d’artistes sont au moins curieux de science, la plupart des scientifiques sont peu intéressés par l’art contemporain.
Leurs relations ne peuvent donc dans la situation présente qu’être minoritaires, voire marginales. Bien entendu, c’est là une raison de plus pour s’y intéresser et tenter de les développer. Mais ceci n’a de sens, de mon point de vue, que dans une perspective critique. Les forces actuellement dominantes poussent la recherche scientifique à se contenter de répondre à la demande à court terme de l’entreprise techno-économique comme la création artistique à se satisfaire d’alimenter la spéculation financière et le divertissement médiatique.
C’est pour tenter de résister à cette pression, peut-être fatale pour l’une et l’autre, que leurs perspectives d’alliances me paraissent porteuses d’espoir. Il paraît clair que, à cet égard, les sciences humaines et sociales ont un rôle essentiel à jouer. Or force est de constater que, jusqu’à présent, elles ne sont que rarement parties prenantes actives du dialogue art-science, et jouent au mieux un rôle de témoins ou d’interprètes. Il faudrait, me semble-t-il, ouvrir plus largement l’éventail des arts et des sciences pour les mettre en relations, dans une pluralité nécessaire et féconde.
RM : Je rejoins complètement Jean-Marc sur le fait que nous avons besoin « d’ouvrir plus largement l’éventail » et de prendre en compte les énormes asymétries et dissymétries entre les mondes des chercheurs et ceux des artistes. Comme lui, je constate que les relations arts-sciences mises en avant ne sont très souvent que dans le champ de certaines technosciences. Elles sont aussi parfois instrumentalisées dans un discours créativité/innovation/entrepreneuriat/emploi qui ne met pas en avant les questions de fond sur nos modèles de société. Si nous devons créer une civilisation humaine « durable » sur notre planète, qui prenne en compte les limites réelles de notre écosystème, il est peu probable que ce soit par une extrapolation de notre mode de vie actuel.
Donc oui à des pluralités de pratiques, sur un éventail large des sciences allant des sciences physiques, biologiques aux sciences humaines et sociales. Mais pour cela il va falloir se retrousser les manches et apprendre à travailler autrement. Un récent rapport américain Enhancing the Effectiveness of Team Science de 2015 (6) détaille les difficultés réelles pour faire travailler ensemble des disciplines différentes avec leurs finalités propres et souvent divergentes. Les rencontres arts et sciences demandent pour être intéressantes un vrai investissement méthodologique, institutionnel, et une prise de risque par des individus et des groupes.
Vous dirigez tous les deux des revues dans le champ arts-sciences. Pouvez-vous les présenter ?
JMLL : La revue Alliage (7), sous-titrée « culture, science, technique » — dans cet ordre, ce qui n’est pas innocent — existe depuis maintenant plus de 25 ans. Elle se veut une référence en matière de culture scientifique et technique. Contribuent à la revue, artistes, écrivains, philosophes, et, bien entendu, scientifiques. L’art n’y est pas limité aux arts plastiques — la musique, la photographie, le théâtre, le cinéma sont présents dans nos pages. Et les sciences humaines et sociales, l’histoire sont aussi bien représentées que les sciences naturelles.
Alliage s’efforce de contribuer aux débats sur le rôle social de la science et de la technologie contemporaines, à la confrontation culturelle régulière entre sciences, arts et lettres, aux nécessaires discussions sur les finalités et les modalités des actions de culture scientifique. Alliage est aussi un lieu de création, qui présente les œuvres d’artistes en résonance avec les perspectives de la revue, des nouvelles de fiction, des pages de poésie. Et, en dépit (ou à cause) du sérieux des préoccupations de la revue, l’humour n’en est jamais absent.
RM : Les publications Leonardo à MIT Press ont pour vocation première de documenter les créations d’artistes qui travaillent en liaison étroite avec les sciences et technologies contemporaines, mais aussi le travail de chercheurs et théoriciens. Cela inclut la revue Leonardo (fondée en 1968 par Frank Malina), le Leonardo Music Journal, une collection de livres ainsi que les publications numériques Leonardo Electronic Almanac et Leonardo Reviews et plus récemment la plateforme de podcasts multilingue : Creative Disturbance (8). Nous souhaitons faire évoluer nos modes d’éditions pour répondre aux nouvelles pratiques de création, de monstration et de publication, mais aussi pour toucher des publics différents.
Nos publications sont adossées à deux associations, Leonardo, International Society for the Arts, Sciences and Technology à San Francisco (9), et l’Association Leonardo à Paris (10) qui organisent des programmes d’artistes en résidence, des ateliers et des rencontres. Ces « outils » sont utilisés par une « communauté de pratique » dont les centres d’intérêt évoluent avec le temps : arts informatiques dans les années 1970-1980, art et biologie dans les années 1990, aujourd’hui environnement et changement climatique.
Annick Bureaud
(dialogue établi par courrier électronique en juillet 2015)
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016
(1) Malina.diatrope.com
(2) http://spp.oxfordjournals.org/content/30/3/151.abstract
(3) http://artscilab.utdallas.edu/
(4) http://creativedisturbance.org/podcast/successful-scientists/
(5) Jean-Marc Lévy-Leblond, La science (n’)e(s)t (pas) l’art, Hermann, 2010
(6) www.nap.edu/openbook.php?record_id=19007
(7) http://revel.unice.fr/alliage/
(8) http://creativedisturbance.org/
(9) www.leonardo.info
(10) www.olats.org