S’il est connu comme l’artiste à qui l’on doit, en coréalisation avec l’architecte américano-argentin Julian Bonder, la conception du fameux Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, Krzysztof Wodiczko reste avant tout un artiste politiquement engagé, dont la vision du monde influence profondément les travaux, et inversement. Car c’est en produisant des œuvres qui changent le regard du public sur la société que ce polonais de 71 ans considéré comme un activiste culturel, compte bien mettre en application la théorie selon laquelle l’art, dans certaines situations, met l’individu face à ses conditions réelles d’existence et lui donne la volonté de les changer.
Krzysztof Wodiczko est un artiste polonais. Né à Varsovie en 1943, il est élevé dans un milieu intellectuellement très développé où l’art est considéré comme une forme de résistance contre les régimes totalitaires (1). Son père, Bohdan Wodiczko fut chef d’orchestre du Philharmonique de Varsovie, tandis que sa mère, pianiste et microbiologiste de formation, travaillait comme technicien son pour la télévision Polonaise. Étudiant des Beaux-arts de Varsovie, section design industriel, Krzysztof Wodiczko est très tôt sensibilisé aux théories artistiques de l’engagement social dans le design et les arts visuels. C’est sa découverte, dans les années 70, de The Circle of Constructivism du professeur d’histoire de l’art contemporain Andrzej Turowski, qui catalysa l’idée selon laquelle l’art peut, et doit, se concevoir comme une tentative de remettre en cause les relations imaginaires de l’individu face à ses propres conditions réelles d’existence (selon la définition de l’idéologie de Louis Althusser) comme une condition de l’action dans « le monde réel » vers le changement sociale (2).
Pour Wodiczko, qu’il s’agisse de Gustave Courbet, d’Édouard Manet, ou de la révolution constructiviste, chacun a tenté, à sa manière, de passer du monde de l’imagerie, de l’illusion, ou la représentation, au monde de l’action, de la production et de la transformation de la réalité. Le cinéaste Dziga Vertov, le peintre, sculpteur, photographe et designer Alexandre Rodchenko, ou le peintre Lazar Lissitsky étaient tous les marxistes. Les peintres réalistes du XIXe siècle n’étaient pas marxistes, mais Marx lui-même est né dans ce milieu; c’était un réaliste. Les philosophes et les politiciens ayant des tendances socialistes et anarchistes, y compris le socialiste utopique comme Saint-Simon et l’anarchiste Proudhon ont été affectés tous les deux par les artistes réalistes et constructivistes (3). C’est donc on le voit, un engagement social profond qui anime cet artiste dont on comprend mieux, à la lumière de ces influences politiques et philosophiques, la volonté d’intervenir dans l’espace public, afin de le détourner, d’en modifier la vision et d’en manipuler le message initial, bien souvent établi par les « vainqueurs » (4).
L’extérieur et l’intérieur
Krzysztof Wodiczko est également connu pour ses projections sur les monuments des villes, ainsi que pour son utilisation de média communicants et d’équipements multimédia développés avec les résidents marginalisés des zones urbaines contemporaines. Il s’engage pour une création didactique et critique au sein de la production artistique. Subtilement subversif, son travail a valeur de dénonciation. Il vise à faire réagir l’opinion publique, la forçant à entrer dans l’action. Parfois même ce sont les plus défavorisés qui sont le cœur même de la création, bénéficiaires et participants.
C’est par exemple le cas avec la série de véhicules pratiques (dits « Critical Vehicles Project »); dont les « Homeless vehicles » qu’il crée en 1988. Destinés aux sans-abris, ses véhicules semi-transparents furent créés après avoir mené des entretiens avec les intéressés. Wodiczko menant ainsi deux combats de front : d’une part, répondre aux besoins réels d’une partie marginalisée de la société New Yorkaise — les fourgons roulants permettant aux sans-abris de la ville de dormir au sec, de se laver et d’entreposer leurs objets personnels, et d’autre part, sensibiliser l’opinion publique et la Ville de New York en rendant le problème des sans-abris plus « visible », obligeants les habitants de la cité à voir ce que d’habitude ils ignoraient, volontairement ou non.
On a reproché à Krzysztof Wodiczko une esthétisation des problèmes politiques. C’est oublier l’axe de recherche de l’artiste. Celui-ci se projette constamment de l’intérieur vers l’extérieur (et vice-versa). De fait, comme tout travail artistique, l’œuvre de Wodiczko est le fruit d’une réflexion. D’une projection intellectuelle (puis technique, puisqu’artistique), de l’intérieur (de l’artiste) vers l’extérieur (dans le réel). La réalité, quant à elle, accueille le résultat de ces travaux (à l’extérieur), et renvoie le fruit de son impact, les réflexions ainsi générées, vers la sphère intérieure, dans l’esprit du public. Celle-ci devant à son tour influencer celle du politique ou de la société (en extérieur), dans une boucle sans fin.
Les projections publiques monumentales
À travers l’élaboration de ces véhicules et autres dispositifs technologiques, Krzysztof Wodiczko pose la question de la place de l’humain, de ses droits dans nos sociétés, de la raison d’être des inégalités, interrogeant ainsi le politique comme le public, selon la théorie selon laquelle la réalité est fondamentalement influencée par la façon dont nous pensons et percevons le monde. Bien évidemment, cet axe de réflexion fondamental de la théorie critique prétend également que notre rapport au monde est intimement lié à notre environnement. C’est certainement pour cela aussi que l’artiste polonais a choisi de s’exprimer dans le domaine du monumental avec ses projections utilisant des monuments et des édifices publics comme des métaphores lisibles par tous, axées sur les contradictions de la vie politique et sociale.
Depuis le début des années 80, Wodiczko a réalisé plus de 70 projections ayant toutes des thèmes différents, comme l’histoire des pays concernés, la politique, ou les grands principes de l’humanité. On le voit par exemple dans If you see something…, une œuvre qui répond aux attentats du 11 Septembre. Il s’agit de projections de silhouettes sur des vitres opaques, accompagnées d’une bande sonore composée à partir de témoignage des victimes de l’attentat, ou encore de terroristes. Wodiczko questionne avant tout l’humain dans ses choix. Le choix de s’engager, ou de rester sur le bas côté de l’histoire, en tant qu’artiste, mais aussi en tant que spectateur.
Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015
> http://www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article51
(1) Reiseman, David Richard, The social imagination: The Education Of Didactic Contemporary Artists, UMI, Michigan, 1991. p.69 à 73.
(2) Scapegoat: Realism as a Course of Life: A Conversation with Krzysztof Wodiczko, Issue 03 (2012) p. 1 à 5.
(3) Ibid
(4) Jekot, Barbara, Reinterpreting public places and spaces: a selection of Krzysztof Wodiczko’s public artwork, Department of architecture, Pretoria University, p.35.