La valeur des transactions virtuelles est passée de 819 milliards de dollars en 2001 à un quadrillion de dollars aujourd’hui. Cette croissance exponentielle est à mettre en regard du succès du bitcoin. Un bon exemple du potentiel de la coopération sociale. Laquelle pourrait générer l’argent des Commons [communs] et s’intégrer au pouvoir de la finance par sa capacité à mobiliser, distribuer et multiplier la richesse pour nourrir la qualité de la vie et la puissance de l’intelligence sociale.
Depuis que l’argent a perdu son référent en or, sa réserve de valeur, et trouvé un nouvel amarrage dans le silicium, le deuxième élément le plus abondant sur terre, il s’est multiplié de façon exponentielle. Bien entendu, ce glissement de l’or vers le silicium ne s’applique pas à deux substances équivalentes. Autrefois, l’or était stocké dans des coffres forts garantissant la valeur de la monnaie. Le silicium, quant à lui, est traité pour fabriquer le substrat qui permet la construction de machines logiques de plus en plus rapides, omniprésentes et reliées. Si l’or s’efforçait de stabiliser la valeur de la monnaie (avec des conséquences désastreuses lorsqu’il est devenu trop abondant, perdant ainsi de sa valeur), le silicium peut se démultiplier à l’infini.
La croissance exponentielle de la monétisation
Dans son exposé sur le fonctionnement de la finance contemporaine présenté à la conférence Money Lab à Amsterdam en 2014, Saskia Sassen décrit la finance comme une capacité et comme la machine à vapeur de notre époque, son énergie. Elle explique que la valeur des transactions virtuelles utilisant le silicium entre 2001 et 2014 est passée de 819 milliards de dollars en 2001 à 62,2 billions de dollars en 2008 et maintenant à un quadrillion de dollars. Cette trans-activité accélérée et multidirectionnelle rendue possible par les technologies numériques explique la croissance exponentielle de la monétisation.
Un bien matériel tel qu’une « petite maison » est transformé en titre adossé à des actifs et incorporé à des instruments financiers dont la complexité ne peut être gérée que par des calculs de mathématiciens. En tant que capacité, la finance crée un mode virtuel d’argent, qui ne reflète pas simplement la valeur de l’actif sous-jacent, mais les calculs, les opinions et les jugements des institutions et des réseaux d’humains et de machines. Comme dans les crises de dette souveraine, les risques de ces opérations retombent sur ceux qui possèdent l’actif matériel (les propriétaires, les citoyens ordinaires), tandis que le nombre de saisies et d’expulsions, mais aussi de réduction et de privatisation des services publics et sociaux ne cesse d’augmenter.
L’accumulation de valeur et de puissance générée par la finance reste donc une puissance dirigée contre la société — telle une armée qui utiliserait la dette comme tête de pont pour conquérir un territoire. L’histoire brève et brutale de l’augmentation exponentielle de l’argent du silicium dans les premières décennies du XXIème siècle, conclut Sassen, voit les pouvoirs prédateurs de la finance affairés à s’emparer à nouveau concrètement de terres (à la fois dans un contexte urbain et rural, dans les centres-villes à travers le monde et les terres d’Afrique), ce qui est en passe de changer l’ADN même de la société.
Activité pure
Pour les marxistes post-opéraïstes et autres critiques contemporains de l’économie, l’émergence de la finance illustre aussi la réponse du capitalisme à l’arrivée d’une nouvelle composition hétérogène de main-d’œuvre vivante dans la production. Le capitalisme n’accumule pas de plus-value uniquement en sous-payant sa main-d’œuvre, mais il extrait de la valeur de la société dans son ensemble — des activités sociales ordinaires comme parler, commenter, aimer, écouter, lire, exprimer une opinion, cuisiner, faire de la musique ou de l’art, s’habiller à la mode, prendre des photos, enregistrer des vidéos, marcher, faire la fête, etc.
Au lieu de réduire l’argent virtuel à une simulation qui se réfèrerait uniquement aux processus de mimétisme du marché boursier, les auteurs post-opéraïstes pensent qu’il exprime le moyen de saisir une nouvelle qualité de ce qui ne peut même plus se définir comme du travail, mais une sorte d’activité pure : qu’elle soit décrite comme puissance de communication et linguistique de travail (par Paolo Virno, Antonio Negri et Christian Marazzi) ou puissance pré-cognitive et pré-linguistique de la force virtuelle et subjective de la mémoire (par Maurizio Lazzarato et Brian Massumi), il s’agit d’une énergie qui ne s’épuise pas dans ses produits matériels, mais qui génère avant tout de nouveaux modes d’existence et de représentation du soi.
La valeur de la petite maison transformée en titre adossé à des actifs ne devrait donc pas être indexée en priorité à la substance matérielle de la maison, mais au travail sensible, intellectuel et affectif que les architectes, des bâtisseurs et des propriétaires ont mis en œuvre pour la construire; à la beauté de l’architecture urbaine qui l’entoure, constituée de parcs, d’hôpitaux, de musées, d’écoles et d’université; à la densité et à l’animation de sa vie sociale, de ses cafés, ses restaurants et ses marchés ; ainsi qu’aux qualités esthétiques de ses formes culturelles que sont sa musique, sa nourriture, son art, sa mode. L’activité qui a créé de la valeur pour la petite maison fonctionne avec les limites ou l’insuffisance naturelles/écologiques des ressources matérielles tout en étant alimentée par le désir croissant de vie sociale. Ceci répond à la pénurie et aux limites de la nature par de nouvelles façons d’accomplir les choses, de profiter et de prendre soin du monde et des autres en adoptant de nouvelles façons d’agir délibérément collectives.
Comme l’a souligné Maurizio Lazzarato, la coopération sociale ne concerne en rien la répartition des ressources rares, mais la réinvention et le ré-enchantement continus du monde. Elle ne s’opère pas à travers l’harmonisation d’une main invisible, mais par un jeu de sympathies et d’antipathies, de goûts et de dégoûts, des saisies mutuelles ou asymétriques modulant le flot incessant des courants ou des affects pré-individuels, des croyances et des désirs qui sous-tendent la vie sociale.
La chute généralisée du coût marginal
Contrairement à ce que Jeremy Rifkin soutient, le capital, par ailleurs, n’est pas un système complexe voué à accepter sans broncher sa propre disparition en vertu de la chute généralisée du coût marginal. En tant que rapport social basé sur la domination, sa réponse à la baisse du taux de profit est de réinjecter de la rareté et du contrôle là où il y a abondance et liberté potentielles. Par le biais de la guerre, des bulles financières et des coupes dans les services vitaux, il détruit la richesse qu’il a générée afin de pouvoir recommencer ailleurs son cycle d’accumulation. La plupart d’entre nous doit travailler et accepter le prix que le marché accorde individuellement à nos capacités et nos compétences (notre capital humain) : étant donné que nos capacités communicatives, sociales et de coopération sont aussi banales que le silicium, on ne leur accorde, dans leur ensemble, que très peu de valeur.
Le peu d’argent qui sert d’ordinaire à rétribuer le travail est pris en compte et attribué par anticipation : il servira à payer le loyer, l’hypothèque, les factures, la nourriture, les frais de cartes bancaires, les prêts, les impôts, les intérêts, les assurances et tout ce que le marché mondial estime que vous êtes capables de consommer. L’argent des salaires est la mesure de votre impuissance à vous connecter au « moteur du pouvoir », c’est-à-dire à façonner l’avenir de la société en tant que telle — pour modifier son ADN, comme l’explique Sassen.
L’hégémonie de l’argent en silicium
Le mouvement de la monnaie virtuelle a eu le mérite de montrer que dans les conditions actuelles d’hégémonie de la monnaie du silicium, l’argent peut être fabriqué de toutes pièces. La conception d’une monnaie qui ne se comporte pas comme une armée d’invasion vis-à-vis de la dynamique sociale passe probablement par des devises comme le bitcoin, mais on ne peut s’arrêter là. Le protocole du bitcoin comporte des éléments précieux que l’argent des commons (Andrea Fumagalli) pourrait adopter à des fins utiles (comme le registre comptable de toutes les transactions, le blockchain), mais les mécanismes de création monétaire adoptés par les protocoles du bitcoin ne semblent pas être adaptés à la tâche.
L’invention et le succès du bitcoin sont des exemples du potentiel de la coopération sociale, mais son système de fonctionnement n’aide pas à le promouvoir. Le bitcoin est toujours généré par le travail, c’est-à-dire un travail de minage de bitcoins, même si ce travail est essentiellement effectué par la puissance de calcul de machines logiques à base de silicium. La valeur d’un bitcoin est toujours déterminée par l’utilité, c’est-à-dire sa capacité à être dépensé pour acheter quelque chose et satisfaire ainsi un besoin individuel. Les deux mécanismes de création d’argent produisent une monnaie notoirement instable et sujette à l’accumulation tandis que le travail de minage de bitcoins devient plus difficile (produisant ainsi de la rareté) et que, dans le même temps, son utilité-valeur dépend des prix du marché et de l’utilité accordée au bitcoin en tant que valeur de réserve ou moyen d’échange.
L’argent des Commons devrait être directement généré par la coopération sociale et s’intégrer au pouvoir de la finance par sa capacité à mobiliser, distribuer et multiplier la richesse pour nourrir les biens communs sociaux — c’est-à-dire la qualité de la vie sociale et la puissance de l’intelligence sociale. Il devrait avoir sa propre logique de financement et d’investissement mobilisés, ici, pour créer de nouvelles institutions de commonfare (Carlo Vercellone) — c’est à dire des réseaux d’institutions constitutifs de nouveaux systèmes de protection sociale, de démocratie participative et soucieuse de garantir l’éducation, la recherche, la santé, le logement ainsi qu’un revenu de base. L’argent des Commons devrait donc être à la fois un objectif et un principe fondamental servant une économie où quelque chose d’aussi banal et ordinaire que l’existence sociale serait la source de tout ce qui rend la vie digne d’être vécue.
Tiziana Terranova
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015
Tiziana Terranova est professeur et chercheuse en cultures numériques et de réseau à Naples, en Italie. Elle est l’auteur de Network Culture (Pluto Press, 2004) et fait partie du réseau de l’université libre Euronomade.