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    L’art au-delà du digital

    Attention au contresens… Contrairement à ce que l’on pourrait penser, au travers de son ouvrage L’art au-delà du digital, Dominique Moulon ne propose pas une lecture de l’art « post-digital ». Il est de toute façon encore trop tôt pour se livrer à une telle prospective. Par contre, il s’agit de changer de regard sur l’art à l’ère du numérique, de s’affranchir du prisme technologique pour remettre en perspective des pratiques artistiques qui s’enracinent effectivement bien au-delà du digital. Faire en sorte que la technique ne masque pas l’horizon historique sur lequel s’inscrivent les œuvres.

    Un premier constat s’impose, le digital est partout et l’art numérique a déjà une histoire, est déjà dans l’histoire… Bien que loin d’être achevée, la révolution informatique remodèle notre quotidien depuis trois bonnes décennies. Nous baignons dans un monde qui est de plus en plus sous l’emprise des nouvelles technologies. C’est une « donnée immédiate » partagée par le plus grand nombre. De fait, sur ce plan, le temps de la pédagogie est fini. La démocratisation des outils, médias et médiums numériques dessine notre présent. L’avenir appartient déjà aux digital natives.

    Même si elles exercent toujours un pouvoir de fascination, les nouvelles technologies ont vu leur « magie » un peu s’estomper comparé au temps désormais héroïque du surgissement de l’informatique. Il est donc temps de s’intéresser aux œuvres sans se focaliser sur leur « coefficient du numérique ». De considérer les pratiques et créations artistiques actuelles en mettant entre parenthèses leur aspect purement technique, pour mieux restituer le lien, la « continuité » qui les rattache aux œuvres anté-numériques. Par ailleurs, le fait qu’une œuvre soit impossible à réaliser avant l’ère numérique n’en fait pas pour autant une œuvre intrinsèquement numérique…

    Les changements de perception et d’utilisation de certaines techniques s’avèrent parlants sur ce point. Ainsi, pour le net art — symbole par excellence à son émergence, au milieu des années 90s, de « l’art du numérique » — et les pratiques qui s’y rattachent encore, Internet a vu son statut de « médium » se dissoudre au fil de la banalisation des équipements publics (ADSL, téléphone portable, etc.) pour devenir une « source » et/ou un matériau parmi d’autres. En tant que générateur d’images et de données quasi infini, Internet est désormais utilisé par beaucoup d’artistes qui ne s’inscrivent plus nécessairement dans le « net-art », mais en utilisant les flux ou la géolocalisation, ils forgent une « version 2.0 » de pratiques antérieures comme le land-art par exemple.

    Jan Robert Leegte, BlueMonochrome.com, 2008. Photo: D.R.

    C’est en cela que l’on peut parler réellement d’art post-digital : d’une part parce que les pratiques artistiques de l’ère numérique ne surgissent pas ex nihilo, ensuite parce que leur dimension technologique ne saurait seule en constituer l’épaisseur esthétique, enfin (surtout) parce qu’elles renouvellent des démarches et des courants pré-existants.

    Le numérique permet ainsi de développer d’autres propositions, d’autres déclinaisons artistiques, en s’installant un peu comme un coucou dans le creuset d’un média. Ainsi le cinéma s’affranchit du « cinéma » sous l’impulsion des nouvelles technologies — un « mouvement » antérieur au digital qui commence aussi avec l’arrivée de nouvelles caméras — et rejoint ainsi l’art expérimental (found-footage, installation vidéo, etc.).

    Mais la parenté de l’art numérique avec des courants artistiques antérieurs (dadaïsme, surréalisme, futurisme…) est surtout une évidence pour des œuvres faisant appel à des pratiques de détournement, de collage, de récupération, d’appropriation, de décontextualisation. Les technologies numériques favorisent ce type de déplacement. Il en est de même pour l’utilisation du mouvement, de la lumière et de l’interaction, décuplés par l’arrivée des capteurs, qui acte une continuité avec l’art cinétique notamment.

    Antoine Schmitt, Pixel noir, 2010. Photo: D.R.

    Plus en historien qu’en théoricien, presque en curateur, Dominique Moulon (enseignant, journaliste et commissaire d’expositions) se livre à un formidable inventaire qui rassemble une multitude d’œuvres présentées dans les contextes de leurs monstrations, pour mieux les analyser, les comprendre, les mettre en relation, les assembler sans tenir compte de leurs proximités formelles…

    Ce « Mécano du digital » permet aussi de mettre en exergue cette continuité qui relie Antoine Schmitt (Pixel noir, 2010) à Malevitch (Carré noir sur fond blanc, 1915), Pablo Garcia & Addie Wagenknecht (Webcam Venus, 2012) à Edgar Degas (Femme se peignant, 1884-1886), Jan Robert Leegte (BlueMonochrome.com, 2008) à Yves Klein (Monochrome bleu (IKB 3), 1960), Caroline Delieutraz (Deux visions, 2012) à Raymond Depardon (La France, 2004-2010)…

    Une mise en perspective qui permet aussi de relativiser la dimension disruptive des œuvres numériques en les replaçant dans l’histoire de l’art, tout en confirmant le rôle des artistes : ils témoignent et agissent comme des révélateurs, au sens photographique du terme. Ils mettent en exergue les angles morts, les limites et dangers de cette « numérisation du monde ». De manière assez simple finalement, puisque les technologies qu’ils exploitent à des fins artistiques sont porteuses, dès leur origine, des dérives de leur devenir… Paradoxalement, c’est peut-être la seule vraie « raison d’être » de la technologie au cœur d’une configuration artistique. Il n’y a que dans le monde de l’art où les machines sont inutiles, en apparence…

    Laurent Diouf

    Dominique Moulon, L’art au-delà du digital (Nouvelles éditions Scala, 2018)

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