reflet de la communauté matérielle humaine d’Internet
À y regarder de plus près, le bitcoin pose toutes les bonnes questions révolutionnaires, la première étant : quel est le lien entre monnaie et valeur, entre monnaie et technologie ?
Le bitcoin est la monnaie réelle d’une communauté imaginaire, la communauté d’Internet. Bien que le bitcoin ait vu le jour des années plus tôt, son acmé historique coïncide avec le moment où Wikileaks s’est rendu compte que les donations qui lui étaient destinées depuis Paypal et Visa étaient bloquées par les États-Unis pour des raisons juridiques douteuses. Au regard de l’hégémonie impériale des États-Unis, seule une monnaie sans État pouvait alors sauver Wikileaks. Malheureusement, jusque-là, toutes les monnaies étaient imprimées sur des presses contrôlées par l’État.
Le bitcoin offrait donc une véritable alternative : une devise pour laquelle la production de monnaie était décentralisée à travers un réseau P2P partagé sur Internet. L’inflation est maîtrisée à travers le « block chain », une base de données partagée entre tous les nœuds participant au protocole bitcoin. Le bitcoin en tant que monnaie sans frontières est apparu aux yeux des activistes d’Internet comme une manne issue d’Internet — une monnaie adaptée à la nouvelle génération révolutionnaire.
Existe-t-il une communauté bitcoin ?
Toutefois, si le pouvoir du bitcoin dérive de la communauté, qu’est donc cette communauté ? S’agit-il uniquement des utilisateurs effectifs du bitcoin ? De tous les internautes ? Si l’on considère que 40% de la population mondiale seulement a accès à l’Internet, la communauté du bitcoin est-elle la communauté hypothétique de tous ceux qui pourraient avoir accès à Internet — la communauté humaine elle-même ? Un mouvement de boucle historique ramène à l’expression depuis longtemps oubliée de Gemeinwesen, la communauté humaine matérielle : Puisque l’essence de l’homme constitue la véritable communauté de l’homme, en activant leur propre essence, les hommes créent cette communauté humaine (Gemeinwesen), écrit Karl Marx (1).
Ce même imaginaire révolutionnaire est partagé par quelques partisans du bitcoin ; à travers nos libres associations et activités, nous, humains, pouvons atteindre notre potentiel maximum — notre être-espèce — dégagés des entraves de l’État-Nation et du capitalisme moderne. Cependant, il existe un différend irréductible entre Marx et le bitcoin, au sens où le bitcoin — comme la plupart des activistes d’Internet — exige que l’État soit aboli sans pour autant exiger la fin du capitalisme.
Selon Marx, au sein du capitalisme, les humains n’existent qu’en étant réifiés l’un pour l’autre, ce qui, au fond, se développe uniquement dans la relation à l’argent, où la communauté (Gemeinwesen) apparaît comme un élément externe, donc accidentel face à eux (2). Dans le cadre du capitalisme, la communauté humaine universelle constitue le marché global au sein duquel nous ne nous connaissons les uns les autres qu’à travers un échange reposant sur des devises — ce qui, pour Marx, contrairement à Hayek, constitue une perversion.
Le bitcoin n’est-il qu’une monnaie ?
Le bitcoin est-il simplement la manifestation de la communauté universelle d’Internet, représentée sous la forme aliénée d’une simple monnaie ? Tandis que le concept d’une devise nationale produite par une banque centrale est affaibli par le bitcoin, le concept d’une valeur abstraite représentée par n’importe quelle monnaie n’est jamais remis en question. C’est précisément ce manque de questionnement relatif à la valeur abstraite qui confère au bitcoin son statut de paradis pour les zélés du libre marché et de leur tentative idéaliste et physiocratique de réattribuer à la valeur quelque origine mythique comme celle de l’étalon or.
Le bitcoin endosse la fonction du nouvel or du Net, produit de manière acceptable par un nouveau type d’acte appelé le « minage » (mining) du bitcoin. Alors que l’or est limité par sa rareté et sa disponibilité tarissable, la valeur du bitcoin se définit par rapport à la quantité d’énergie informatique disponible dans le monde à tout moment. La transformation magique cruciale de la puissance des processeurs en valeur abstraite est produite par l’activation sans relâche de la fonction cryptographique du hachage, afin de créer de nouveaux blocs dans le block chain.
Cette fonction de hachage est le grand mystère non révélé du bitcoin et une réfutation de la théorie de la valeur de Marx, car aucune valeur d’usage réelle ne se cache sous la valeur d’échange du bitcoin, en raison de l’étonnante « preuve-de-travail » cryptographique qui définit le block chain. La nature fétichiste du bitcoin se révèle dans tous les nombres arbitraires intégrés à sa conception, comme la mystérieuse formule utilisée pour calculer les frais de transaction — sans parler du montant total de bitcoins en circulation, limité à 21 millions, ni du curieux langage adopté par ses utilisateurs, ATH (All-time-high : plus haut niveau historique), To the Moon! (jusqu’à la lune !). La seule différence entre la théologie médiévale et le bitcoin est qu’aujourd’hui un algorithme déconcertant règne à la place de Dieu.
Bien que la capacité du bitcoin à être utilisé comme devise pour échanger des marchandises ne soit qu’un simple effet secondaire de sa production de monnaie vérifiable par cryptographie — le capitalisme global s’affaire déjà à récupérer le bitcoin ; l’usage premier du bitcoin n’est pas d’acheter des articles illicites par le biais de sites tels que Silk Road, mais d’éviter les contrôles monétaires et les marchés spéculatifs de fonds d’investissement. Le bitcoin étant entièrement déconnecté du monde tangible hormis la taille de sa communauté d’utilisateurs et sa puissance de calcul informatique, il représente le produit idéal pour le capitalisme spéculatif, car sa valeur, détachée de toute valeur d’usage, ne peut être prévue d’avance.
C’est aussi la planche de salut du bitcoin, car le bitcoin est également un projet d’ingénierie qui peut être reproduit en un million de devises numériques pour un million de communautés : depuis les sérieuses tentatives (ratées) de remplacer les noms de domaines (comme www.example.org/) avec NameCoin jusqu’à l’absurde Dogecoin de la communauté des fans du mème Shiba. Un examen plus approfondi révèle que le bitcoin pose les bonnes questions révolutionnaires en se demandant notamment : quel est le lien entre monnaie et valeur ? Entre monnaie et technologie ? En vertu des transformations ontologiques engendrées par l’essor d’Internet, les catégories ontologiques soulevées — pire, naturalisées — par l’économie doivent être extraites du prisme d’Internet et repensées depuis le départ.
Comment la décentralisation peut-elle fonctionner ?
Le bitcoin répond également à une question fort utile pour des révolutionnaires en puissance, de la place Tahrir à #Occupy : comment la décentralisation peut-elle fonctionner dans une communauté où les gens ont la possibilité de tricher ? L’ingénieuse solution technique qui empêche de simplement « inventer du bitcoin » pourrait être appliquée à bien d’autres problématiques plus sérieuses que celle de la pure spéculation fiscale. Dans le détail, le bitcoin comprend un registre comptable distribué (le block chain) à travers lequel chaque utilisateur devient la banque, tout comme, à l’aube du nouveau millénaire, Indymedia avait demandé à une génération de personnes d’incarner les médias.
Le block chain est décentralisé, car chaque utilisateur de bitcoins possède un exemplaire du registre dans son intégralité. Indépendamment d’une autorité centrale de type banque, un algorithme de vote à l’échelle de la communauté détermine alors à la majorité par consensus à qui sont assignés tels bitcoins. Ce vote permanent empêche les membres de mentir sur les transferts de bitcoins — tout comme sont tenus à la vérité les propriétaires de nouveaux bitcoins produits par le minage !
La « preuve-de-travail » du hachage cryptographique pourrait être remplacée par quasiment n’importe quoi, par n’importe quelle mesure d’élément vérifiable de manière décentralisée. Il y aurait beaucoup à dire quant à l’utilité d’une forme de comptabilité décentralisée qui ne repose sur aucune autorité centrale. C’est précisément ce type d’ingénierie pratique qui doit être opposé aux postures foncièrement inutiles déguisées en pensée révolutionnaire contemporaine, de crainte que les révolutions futures ne se soldent par un échec.
Dans l’un de ses derniers ouvrages, Amadeo Bordiga nous rappelle avec véhémence que le but du parti révolutionnaire n’a jamais été l’expansion d’un État centralisé dans tous les aspects de la vie comme l’a fait Staline en Union soviétique, que Bordiga fut le dernier à critiquer tout en survivant (3). La tache historique du parti est de transmettre l’idée invariable que le communisme est la réalisation d’une communauté matérielle humaine : Le camarade militant […] révolutionnaire est celui […] qui se voit et se reconnaît dans tout l’arc millénaire qui unit l’ancien homme tribal en lutte contre les bêtes féroces au membre de la future communauté fraternelle, dans l’harmonie joyeuse de l’homme social (Bordiga, 1965).
Internet peut-il être une communauté humaine matérielle ?
Aujourd’hui, il nous semble que la vision d’un monde libéré de la domination et de l’exploitation parle toujours aux jeunes révolutionnaires, même si le communisme en tant qu’idée est totalement discrédité. La vision d’un monde dans lequel chacun peut réaliser son plein potentiel à travers des réseaux d’association décentralisés ne parle plus à travers la voix du parti, mais à travers la myriade de jeunes qui se rencontrent sur Internet. Héritiers d’un capitalisme brisé, ils se retrouvent à parler la même langue étrange qui mélange dignité et révolution, mais aussi lolcats et bitcoin. L’Internet peut-il être une communauté humaine matérielle ? Tout programmeur connaît la réponse. La communauté humaine matérielle n’existe pas. Elle est à construite.
Harry Halpin
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015
(1) Marx, Karl (1992). Early Writings. New York: Penguin. pp. 265-6.
(2) Marx, Karl (1980). 1980. Ökonomische Manuskripte und Schriften, 1858–1861. Vol. 2 of Gesam-tausgabe 2. Berlin: Akademie Verlag, p. 53.
(3) Considerations on the party’s organic activity when the general situation is historically unfavourable, Bordiga, Amadeo (1965). www.marxists.org/archive/bordiga/works/1965/consider.htm