Bernard Stiegler, dans Réenchanter le monde, par son approche critique de l’intentionnalité occidentale, montre parfaitement, que derrière le tournant de la démocratisation de la technologie, s’est produit aussi un tournant de la sensibilité humaine. Tournant se constituant comme perte de l’attention, transformation des processus d’identification.
Mise en situation de la technologie
Toutefois, loin de se laisser aller à un constat seulement négatif, il montre en quel sens ce qui peut être un poison, peut devenir aussi de par la réversibilité de tout pharmakon, remède. Si la technologie, notamment à travers l’industrie de masse que représente le spectacle, anéantit l’attention, au point de ne plus permettre de réel investissement sur des pratiques, cependant, en tant que moyen, potentialité d’existence, elle peut ouvrir l’horizon à partir duquel une forme de retournement s’effectue. De la passivité impliquée par la technologie, qui fait que l’homme est un ouvrier soumis aux logiques cybernétiques qui le cadenassent, peut se développer des armes qui remettent en cause l’idéologie dominante déterminant l’usage des technologies.
Pour bien saisir les enjeux de cette intégration du numérique au niveau des espaces scéniques, il faut tout d’abord comprendre quelle en est la nécessité. Depuis trente ans, l’accélération du développement du contrôle technologique des individus, du corps et des désirs, de la mémoire individuelle et collective, s’est constitué au niveau d’agencements qui dépassent le seul cadre de l’ordinateur, comme l’a très bien fait remarquer le Critical Art Ensemble, dans son essai La Résistance électronique. De la vidéosurveillance, à l’ensemble des moyens d’existence, la possibilité du contrôle numérique est devenue générale, le lieu même de notre être. Heidegger sur ce point avait raison : nous sommes passés dans l’ère de la vérité de l’être réduite à l’essence de la technique.
C’est pourquoi le rapport à la technologie de métaphorique a pu peu à peu devenir le medium même des recherches. Aussi bien dans la performance comme avec Stelarc (1) (Third Hand), que dans la poésie, l’homme pouvant se transformer en technologie, comme cela est apparu dans les Événements 99 de Anne-James Chaton (2). Le poète est la membrane mécanique articulant tous les codes amassés durant la journée, liant cette liste au flux événementiel de l’actualité. Loin de toute dichotomie entre le propre et l’impropre, Anne-James Chaton est tout à la fois celui qui est articulé par la société du code commercial et celui qui en crée les micro-agencements, les micro-déplacements, les perturbations.
Accident d’écriture
Face à cette ère technique, la performance s’est elle-même transformée, et suivant plus ou moins ce qui était déjà annoncé dans La Révolution électronique de Burroughs, a questionné les médiums afin de produire des formes d’accidentalité. Si d’un côté il est possible de représenter la question du médium et de son rapport au contrôle, comme le fait par exemple Magalie Debazeilles (3) avec C2M1 mettant en avant le développement et le déraillement du rapport de l’écriture aux technologies, ce qui serait plutôt du côté du théâtre, d’un autre côté la performance interroge la résistance des médiums eux-mêmes et ceci afin de se tenir dans la présentation médiumnique et non plus dans sa représentation. Ce qu’il y a de commun dans toutes les technologies actuelles tient à l’écriture du code, et à la logique algorithmique. Le code en tant que procédure de traitement est lui-même pensé comme un support immatériel qui permet la reproductibilité infinie, la mémoire inaltérable. Or, un certain nombre d’œuvres interroge la matérialité de cette illusion matérielle. Interroge aussi le caractère idéologique implicite d’une telle conception de la maîtrise du monde, des êtres et des choses selon la possibilité du numérique et de sa pseudo-dématérialisation.
Le code devient alors le lieu de la perturbation de l’écriture du pouvoir, le code devient la matière et la scène même de nouvelles écritures. Démolécularisation — Jean-François et Jérôme Blanquet (4) — donne à voir une altération du langage spectaculaire. Démolécularisation teste et produit cette perturbation des technologies du spectacle. Les deux performers sont sur scène, l’un proche de l’autre, perdus dans des interfaces électro-analogiques de traitements sonores et visuels. En partant de textes pornographiques, qui sont passés à la moulinette de la reconnaissance vocale, peu à peu en introduisant les spécificités des technologies qu’ils utilisent, ils dérèglent l’hyperaffect spectaculaire de la pornographie, créant une forme de destruction radicale de l’attention et de l’attendu captif de la pornographie, dans le brouillage. L’image projetée comme le son, se démolécularise, se dilate, efface ce qu’il porte pour que le médium n’apparaisse plus que comme médium.
Avec Art of failure (Nicolas Montgermont et Nicolas Maigret (5)), ce travail de bug se radicalise. La performance 8 silences, qui semble de prime abord sonore, porte en fait sur l’écriture. S’envoyant un silence, une suite de 1, peu à peu, ce code renvoyé de serveur en serveur, se perturbe, se détruit, au point de devenir une masse sonore hypernoise. Le message informatique n’est pas immatériel, n’est pas virtuel, il a des trajectoires et se détruit, il obéit à des interfaces et est altéré par celles-ci. Ces performances montrent que la prétention à la transparence et à l’immatérialité de l’information est une illusion due à l’aveuglement sur la technologie. À l’instar de Adorno, face à cette attention sur le médium qui conduit à la mise en œuvre des bugs, on pourrait penser que les dissonances qui effraient (les auditeurs) leur parlent de leur propre condition; c’est uniquement pour cela qu’elles leur sont insupportables (in Philosophie de la nouvelle musique).
Flesh
Mais ce qui est au cœur même de la critique de la domination technique tient au rapport au corps, à la possibilité de l’aliéner, de l’identifier, de le contrôler. Jaime Del Val (6), performer espagnol, pointe cela. Dans Anticuerpos, il interroge et met en critique la détermination du corps comme identifié à un genre. Homosexuel militant, il se met en scène nu, dans la rue, bardé de caméras, de pico-projecteurs, et il neutralise la définition du corps, par des détails projetés de celui-ci, qui ne permettent plus de l’identifier. À l’instar de la première page de Économie libidinale de Jean-François Lyotard, le corps désirant et désiré quant à son dispositif pulsionnel, n’est plus ni homme ni femme, il n’est plus refermé sur son enveloppe, mais il se déplie dans l’espace, ses limites et frontières quasi insaisissables. Il décaractérise la perception du corps et la repolarise en fragments dans sa déambulation. Avec Jaime Del Val est mis en critique une des prétentions de la société de contrôle et de surveillance : le contrôle du corps et de là sa possibilité de catégorisation des identités.
Feedback d’hypomnèse
Lucille Calmel (7) pour sa part met à mal une autre illusion de la technologie : celle de la prétention à l’archivage. Alors qu’elle a archivé toutes ses correspondances web de 2000 à 2008, dans Identifiant Lucille Calmel, qui a été réalisé pour le festival Open à Paris Villette en 2011, elle montre dans un jeu entre le corps, l’espace réel, l’espace web et un ensemble de capteurs telle la kinect, de quelle manière cette hyper-mémoire du réseau tout à la fois est parcellaire, déformée, et ne peut être reprise que selon la pratique d’une nouvelle écriture, elle-même produisant un nouvel archivage. Au plus près de la différance au sens de Derrida, elle met en présence à travers des bugs, des saturations d’écriture, l’indissociabilité de l’organique et du numérique et de là, dans des jeux de feed-back, de flash-back, de quelle manière se contracte et s’altère matériellement l’archivage numérique.
Dans la même lignée, ce que nous faisons avec Hortense Gauthier sous le nom de hp process (8) pose la critique de la relation prétendue par les réseaux de communication et la lisibilité des traces de celles-ci. Contact est ainsi une performance, où un homme et une femme s’écrivent, mais la présentation de cette écriture se fait selon une logique esthétique d’empilement, d’entrelacs sur scène, mais aussi sur le net en direct, de redéploiement spatial de cette correspondance. Derrière la prétendue maîtrise et transparence de l’écriture, ces deux performances indiquent de quelle manière l’écriture du vivant, l’écriture vivante, s’échappe des déterminations de contrôle, cela en jouant sur les médiums eux-mêmes.
De la transformation de l’idéologie des moyens
Il ne s’agit plus seulement de représenter spectaculairement le pouvoir politique. Celui-ci, ayant abdiqué depuis le XXème siècle face à l’économie, oblige à réfléchir les moyens mêmes de la production. Ce qui domine le capitalisme est la propriété, la relation au monde est celle d’une appropriation, donc d’une soustraction du possible aux autres hommes, selon la revendication du réel. Actuellement, ce qui anime les grandes entreprises informatiques tient aux brevets. Cette idéologie du copyright ne touche pas seulement la dimension économique, mais elle est devenue le socle idéologique de notre rapport à l’être. De sa mise en stock. Tout du point de vue de l’être peut être breveté, déplacé de l’accession publique à la propriété privée.
Ce qui est caractéristique des performances ici présentées, c’est leur construction sur d’autres possibilités idéologiques : elles ne sont pas seulement explicitement des critiques de ce qui a lieu, elles ont aussi transformé leur rapport aux moyens de se réaliser. Que cela soit dans la récupération de technologies ou dans le développement de programmes selon des langages open source et un partage libre des connaissances (freeware), les créateurs mentionnés relient ce qu’ils créent à leur propre pratique. Peut-on réellement être crédible, lorsque l’on fait une critique tout en restant dans la pratique que l’on dénonce ? Il est alors important de souligner que les créations programmées ici mentionnées (Art of failure, Lucille Calmel, hp process) utilisent un code open source, lui-même résultat d’une critique du capitalisme et de sa logique d’appropriation : pure data créé par Miller Puckette.
Anesthésie des pôles décisionnels et éducation
Si est visible dans bon nombre de performance en quel sens ne peut se faire une critique, sans tout à la fois une compréhension des moyens de la domination et d’autre part le développement de techniques qui rivalisent avec ces moyens tout en proposant d’autres formes de modèles relationnels et économiques; il est à noter qu’institutionnellement il y a une faible intégration de ces nouvelles pratiques. Pure data apparaît comme un parfait exemple. Loin d’être confiné à une petite communauté, ce langage de programmation est engagé par un certain nombre de créateurs au niveau des scènes professionnelles et des workshops, des installations.
Pourtant dans la plupart des formations en France les langages qui dominent encore sont l’action script reliée au flash, et max-msp. Ces deux langages sont propriétaires et demandent des licences pour être exploités. Loin d’être open-source, ils ont ouvert à une forme de commercialisation des algorithmes. Ce qui conduit que l’on forme les étudiants, et ceci inconsciemment, à la reproductibilité de cette intentionnalité du copyright, de la propriété privée, contre l’intelligence collective liée à l’open source. De là, inconsciemment, est empêché corrélativement certains types de questionnement quant aux critiques possibles de l’idéologie des médiums techniques.
Philippe Boisnard
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012
(1) http://stelarc.org/?catID=20247
(2) http://aj.chaton.free.fr/evenements99.html
(3) http://www.desbazeille.fr/v2/index.php?/projects/c2m1/
(4) http://projectsinge.free.fr/?paged=2
(5) http://artoffailure.free.fr/index.php?/projects/laps/
(6) www.reverso.org/jaimedelval.htm
(7) www.myrtilles.org/
(8) http://databaz.org/hp-process/?p=105