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    Le paradoxe du droit d’auteur

    interview de Philippe Aigrain

    L’Internet contemporain se caractérise par le développement constant de nouvelles plates-formes, de moyens de communication, de groupes de défense et de regroupements informels des pratiques. Vous militez pour la liberté numérique depuis les débuts du Web. Alors, tout d’abord je voudrais examiner avec vous ce qui se fait de mieux en termes de cyber-droits. Quelles sont les principales tendances que vous identifiez ?

    Philippe Aigrain, network portrait N°1, 2012. Bertram Niessen / realised with Gephi > http://gephi.org. Photo: D.R. / Bertram Niessen.

    Permettez-moi de faire un petit détour. L’explosion de la pratique, des outils, de l’expression publique et œuvres de création est tellement gigantesque, que l’on doit faire preuve d’humilité lorsque l’on tente de la définir. Même dans les domaines que j’étudie en détail, je trouve chaque jour de nouvelles formes d’activité créative, de nouvelles communautés de connaissances et de partage culturel, de nouvelles approches techniques ou scientifiques, de nouveaux individus qui abordent les problèmes de façon très personnelle, très singulière. Ils existent depuis un certain temps, mais je ne les connaissais pas. Pour chacun d’entre nous, la partie inconnue d’Internet est beaucoup plus vaste que l’infime partie que nous connaissons.

    L’activisme numérique et les cyber-droits ne peuvent être compris qu’en gardant ce contexte à l’esprit. Si l’on observe les grands conflits liés aux droits d’Internet, on peut dire qu’ils opposent ceux qui sont prêts à vivre dans un monde de diversité et de multiplicité et qui essaient d’en faire un endroit plaisant à ceux qui veulent (re)simplifier le monde pour qu’il ressemble au règne de la télévision et de l’industrie culturelle dominante, en limitant le nombre de sources d’expression et d’artistes professionnels, tout en créant une classe professionnelle de politiciens et de chefs d’entreprise. Le problème est que le revers de cette médaille — le monde de la diffusion et du gouvernement influencé par l’entreprise oligarchique — est très actif.

    Nous pouvons nous sentir citoyens de l’ère d’Internet, dotés de plusieurs identités et affiliations, un novice enthousiaste dans certains domaines, un contributeur actif dans d’autres et peut-être, de temps en temps, le producteur de quelque chose qui plait au plus grand nombre. Cependant, certains pouvoirs en place trouvent un tel monde très menaçant à leur encontre, parfois à tort, dans la mesure où les médias centralisés ont leur place dans un monde basé sur la distribution. Le pouvoir politique a toute sa place dans un monde de citoyens actifs, mais c’est le fait de ne pas savoir comment la trouver qui les rend très agressifs.

    Pour répondre enfin à votre question, l’activisme numérique est comme le reste d’Internet, il comporte plusieurs nuances, qui vont de petits groupes produisant de l’information ou des moyens de coordinations liés à un grand nombre de personnes (comme La Quadrature du Net) à des groupes qui s’organisent de façon beaucoup plus horizontale comme la galaxie (ou la constellation) Anonymous. Mais tous ensemble, nous avons encore un défi à relever. Nous savons comment rassembler des gens pour contrer des lois répressives ou l’appropriation exclusive de connaissances ou de cultures communes. Nous savons comment générer des alternatives concrètes allant du logiciel libre au partage volontaire d’œuvres culturelles, de réseaux P2P aux communautés de partage de connaissances, voire aux réseaux et matériels de télécommunication alternative. Pourtant, lorsqu’il s’agit de la nécessité de créer de nouvelles institutions sociales, une nouvelle politique à l’échelle de la société ou une meilleure organisation économique, nous sommes plus divisés.

    La Quadrature du Net, network portrait n°1, 2012. Réalisé par Bertram Niessen avec Gephi. > http://gephi.org. Photo: D.R. / Bertram Niessen.

    Les travailleurs de l’économie créative sont coincés dans un paradoxe de droit d’auteur, surtout les jeunes, car pour être « intelligents » et « créatifs », ils ont besoin de consommer d’énormes quantités de biens immatériels — de la musique, des livres numériques, des films et autres œuvres d’art — et de se former sur des logiciels toujours nouveaux; mais le système économique dans lequel ils sont ancrés ne leur donne pas les moyens financiers de tout acheter, ce qui, d’une certaine manière, les oblige à télécharger de manière illégale. Quelles sont les réformes de la propriété intellectuelle nécessaires pour résoudre cette situation ?

    Il nous faut un changement de paradigme, au moins pour le partage sur Internet. Nous devons passer du « vous avez accès à ce que vous pouvez acheter » à « vous partagez la culture et y contribuez ». Cela peut se traduire par une réforme du droit d’auteur de la manière suivante : nous devons mettre les pratiques individuelles non-marchandes (à but non-lucratif) à leur place légitime, c’est-à-dire là où elles se trouvaient à l’époque des livres et des disques, hors de portée du droit d’auteur. Lorsqu’une personne a acquis un exemplaire d’une œuvre numérique, le fait de partager cette œuvre avec d’autres personnes sans viser de profit et sans centralisation des contenus ne devrait pas faire l’objet de droits restrictifs (exclusifs). De fait, cela soulève la question de la manière dont nous pourrons pérenniser l’activité créatrice colossale de la sphère numérique, dans ce contexte où le partage non commercial serait reconnu comme un droit. Je crois qu’en complément de ce droit de partage, on se doit de soutenir l’existence d’activités créatives; non pas parce que le partage pourrait leur nuire, mais parce que les œuvres à partager constituent une ressource commune pour tous. Nous y reviendrons dans une autre cette question.

    Vous êtes un co-fondateur de La Quadrature Du Net. Votre lutte contre la censure et pour la neutralité du réseau est l’un des exemples plus édifiants de l’activisme numérique européen. Pouvez-vous décrire vos principales actions ? Que préparez-vous ?
    La Quadrature du Net est aussi active au niveau français qu’au niveau international (principalement européen). Nous faisons également partie d’un réseau informel qui rassemble des organisations similaires à l’étranger (EDRi, OpenRights, Bits of Freedom, Scambio Etico, Chaos Computer Club, Knowledge Ecology International, Telecomix, pour n’en nommer que quelques-unes). Les premières années (2008-2009), nous étions principalement axés sur la lutte contre HADOPI en France et sur la tentative d’empêcher le détournement de la réglementation des télécommunications par les intérêts du droit d’auteur au niveau européen. Depuis 2010, nous agissons surtout pour défendre et promouvoir la neutralité du réseau et nous nous opposons à l’imbroglio complexe de l’application légale de la répression : l’ACTA, évidemment, mais également la révision de la Directive d’application des droits de propriété intellectuelle et la Directive sur les services d’information ainsi que tous les méandres du « droit mou » de la décision législative et juridique démocratique (filtrage administratif ou saisi de nom de domaine, pression sur les intermédiaires, etc.). En parallèle, nous avons toujours développé des propositions constructives pour la reconnaissance du partage et de nouveaux mécanismes de financement culturels, pour obtenir de meilleures données indépendantes visant l’élaboration de politiques, pour des politiques garantissant la neutralité du réseau, etc.

    Dans votre dernier ouvrage, Sharing. Culture and the Economy in the Internet Age (Amsterdam University Press, 2012, www.sharing-thebook.com), vous résumez le débat sur l’opposition entre les biens communs numériques et le piratage. Vous examinez également de nouveaux systèmes de financements possibles qui relient l’économie monétaire aux biens communs non-marchands. Quels principaux systèmes financiers pérennes pourraient convenir aux initiatives indépendantes dans l’art, la musique et le design ?
    Dans une situation nouvelle où le partage sera reconnu, nous pourrons commencer à relever le vrai défi de la créativité numérique: On trouve beaucoup plus de gens créatifs à chaque niveau de compétence et de qualité. L’économie commerciale traditionnelle de la performance publique (concerts, représentations théâtrales), des services (enseignement, médiation) ou des ventes de contenus est loin de disparaitre. Il en va de même pour les subventions publiques ou le fait que certaines activités puissent être simplement exercées grâce à l’acquisition de compétences de base (issues de l’éducation) et au temps libre.

    Mais si nous voulons que de jeunes travailleurs créatifs (ainsi que chacun d’entre nous) progressent dans l’activité qu’ils ont choisie et soient en mesure d’y consacrer plus de temps, nous avons besoin de nouveaux modèles de financement. Ceux-ci peuvent principalement reposer sur un financement volontaire et participatif comme Kickstarter. Cependant lorsqu’on regarde l’ampleur des besoins, une mise en commun de ressources à l’échelle de la société est tout aussi indispensable. La grande différence, c’est qu’il peut s’agir d’un forfait raisonnable, d’environ 5€ par mois et par catégorie d’abonné à Internet en haut débit (voire d’une solution progressive si cela s’avère nécessaire), et que cette mesure doit être séparée des droits de partage (aucun contrôle nécessaire). De nombreuses questions se posent quant à la mise en œuvre et la gestion de cette économie, j’en parle dans mon livre, mais ces problématiques sont gérables. L’un des principes de base est que les contributeurs (les internautes individuels) devraient être habilités à décider de l’utilisation des sommes recueillies pour financer de nouveaux projets ou de nouvelles œuvres et rémunérer ceux qui ont contribué aux œuvres partagées. Dans le premier cas, le critère reposerait sur leurs préférences (allocation aux organisations et projets concurrents), dans le second (la rémunération) sur le fait que des utilisateurs volontaires fournissent des données anonymes quant à leurs pratiques de partage.

    interview par Bertram Niessen
    publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

    Philippe Aigrain est un chercheur français, militant du Free Software Movement. Son travail pendant les années 1990 a contribué à l’élaboration des lignes directrices des politiques du logiciel libre dans l’Union européenne. Il est administrateur du Software Freedom Law Center, une organisation qui offre une représentation juridique pro bono, à but non lucratif, aux développeurs de logiciels libres et en open source – et garant du NEXA Center for Internet and Society. Aigrain est également co-fondateur de La Quadrature du Net, organisation française pour la défense des droits d’Internet qui joue un rôle majeur dans la lutte nationale et internationale contre les lois de droit d’auteur restrictives et les traités tels qu’HADOPI et ACTA.

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