La base d’un vaste changement sociétal dans une Grèce minée par la crise
Ces dernières années, des espaces alternatifs se sont développés en Grèce, conséquence des effets négatifs des Mémorandums qui, depuis 2010, ont entraîné la montée du chômage (autour de 27% en 2013) et réduit les revenus (d’environ 30%). De nouvelles formes d’action collective ont émergé à l’instar des « mouvements des places » qui ont apporté d’importantes transformations à la culture politique et l’identité collective. Le « mouvement de la place Syntagma » a ainsi donné naissance à la première Banque du Temps, rebaptisée Banque du Temps d’Athènes (Athens Time Bank) et devenue un modèle.
Les « mouvements des places » ont été de véritables catalyseurs pour faire comprendre aux gens leur pouvoir de création « ici et maintenant » d’un monde dans lequel il est possible de vivre mieux sans l’intervention d’un parti politique ou de l’État. Au moment où nous écrivons ces lignes, de nombreux efforts sont faits pour mettre en place des Banques du Temps un peu partout en Grèce. Plusieurs municipalités les ont adoptées comme une forme de prestation sociale « bon marché », utilisant les financements mis à disposition par le Fonds structurel européen. Le présent article passe en revue les quatre principales Banques du Temps ancrées dans des communautés existant depuis déjà plusieurs années en Grèce (et plus précisément à Athènes) : les Banques du Temps d’Athènes, de Mésopotamie, d’Exárcheia et de Papagos-Cholargos.
2011, naissance de la Banque du Temps d’Athènes
La Banque du Temps d’Athènes (1) a été fondée en mai 2011 et compte environ 3000 adhérents. La Banque du Temps de Mésopotamie (2) a été fondée en 2011 par le mouvement social urbain du même nom mis en place en 2003, principalement pour aborder les problèmes liés aux espaces publics, à l’environnement et à la culture. Avec environ 120 membres à ce jour, elle permet 90 échanges par mois. La Banque du Temps d’Exárcheia (3), qui compte à ce jour environ 150 membres, a été fondée en 2012 à l’initiative de résidents locaux et traite de plusieurs problématiques sociales et culturelles (dont la xénophobie, la criminalité, etc.) Enfin, la Banque du Temps de Papagos-Cholargos (4) a été fondée en décembre 2012 à l’initiative de réseaux locaux de citoyens et compte environ 40 adhérents.
Mode opératoire
Le mode opératoire des Banques du Temps repose sur l’échange de services dont la valeur équivaut au temps passé à les accomplir, indépendamment du type de service rendu. La Banque du Temps de Mésopotamie est une exception dans la mesure où tout type de service équivaut à tout autre, indépendamment du temps nécessaire à sa réalisation, dans la mesure où les parties qui offrent et demandent lesdits services tombent d’accord.
D’ordinaire, les Banques du Temps imposent un plafond du nombre de crédits de temps qu’un individu peut facturer ou recevoir. Il s’agit ainsi de créer une sorte d’équilibre dans les services qu’un individu reçoit et ceux qu’il rend et d’encourager les participants à demander autant d’assistance qu’ils en apportent. Toutefois, la Banque du Temps de Mésopotamie est, là encore, une exception, car ses fondateurs croient que la liberté des échanges mène à davantage de transactions. Cette méthode a par la suite été adoptée à la Banque du Temps d’Athènes.
Les processus de prise de décision
Les processus de prise de décision se caractérisent par les principes de démocratie directe, d’ouverture et de transparence. Les principales décisions sont prises dans les assemblées générales. La prise de décision peut reposer sur un vote majoritaire (à la Banque du Temps d’Athènes, il faut 60% des votes), un consensus total (aux Banques du Temps de Mésopotamie et d’Exárcheia) ou bien un mélange des deux, selon la difficulté à trouver un consensus (c’est le cas pour la Banque du Temps de Papagos-Cholargos).
Les décisions et exécutions des taches quotidiennes relèvent de la responsabilité d’une équipe de direction ou d’équipes de coordination qui se rencontrent en général une fois par semaine ou par mois et sont ouvertes à toute personne potentiellement intéressée. L’on veille à ce que l’appartenance à l’équipe de direction soit régulièrement renouvelée de façon à ce que tous les adhérents aient une chance d’y participer si cela les intéresse.
Services rendus
Quelques Banques du Temps ont développé des « spécialités ». Dans la Banque du Temps d’Athènes, par exemple, la priorité est donnée aux cours de langues étrangères et aux traductions ainsi qu’aux soins para-médicaux comme le massage ou la psychothérapie, mais aussi aux services informatiques dont le graphisme. Pour la Banque du Temps de Mésopotamie, 40% des services offerts sont liés à l’éducation et à la formation et couvrent 23 matières différentes, dont beaucoup correspondent aux programmes du lycée.
À la Banque du Temps d’Exárcheia, parmi divers services, des enseignants au chômage proposent des cours couvrant un grand choix de matières. Des membres de la Banque du Temps organisent aussi des bazars où des produits peuvent être échangés directement. La Banque collabore également avec deux cuisines collectives qui officient dans le quartier, où les membres peuvent prendre leurs repas et payer avec des crédits de temps que les cuisines peuvent ensuite encaisser à la Banque sous forme de services variés.
Participation
Bien qu’il n’existe pas de données précises sur les caractéristiques des adhérents, on remarque que les femmes sont plus nombreuses que les hommes et que les instigateurs sont des individus ayant fait des études. On y trouve très peu de jeunes de moins de 25 ans, car ces derniers vivent encore souvent chez leurs parents qui surviennent à leurs besoins. Un problème majeur au regard de la participation est la proportion des membres actifs par rapport aux adhérents.
Dans les Banques du Temps, seule une petite proportion d’adhérents est active à travers des échanges et/ou la participation aux réunions et assemblées. Ceci s’explique par le fait que bon nombre de personnes pensent qu’elles n’ont rien à offrir ou ne se sentent pas à l’aise avec les transactions sans argent. D’autres n’ont pas suffisamment d’expérience en termes de procédures de démocratie directe et peuvent ainsi hésiter à participer ou peuvent tout simplement manquer de… temps.
Objectifs
L’émergence de Banques du Temps en Grèce est née avant tout du besoin de contrecarrer les conséquences négatives des Mémorandums et des mesures d’austérité qui ont suivi. Dans ce contexte, l’objectif premier de la Banque du Temps d’Athènes est de s’assurer que le travail de chaque individu profite à ses congénères humains et non au marché ou à un particulier. Le but de la Banque du Temps de Mésopotamie est de subvenir aux besoins locaux à partir des ressources locales, de motiver et d’éduquer les citoyens pour qu’ils participent et agissent de manière collective.
De même, l’objectif premier de la Banque du Temps d’Exárcheia est d’aider des groupes défavorisés en facilitant l’assistance et le soutien réciproque au niveau local. Au vu de la difficulté des conditions de vie dans le quartier (dues à la délinquance et au trafic de drogues), les objectifs de cette Banque du Temps incluent également l’amélioration de la qualité de vie qui passe par la baisse de la criminalité et de la violence. La Banque du Temps de Papagos-Cholargos cherche, quant à elle, à répondre aux besoins locaux en offrant des services sans argent et en renforçant la créativité et la capacité à œuvrer pour le bénéfice de tous par le biais de la réciprocité, de l’égalité et de l’absence de discrimination.
Résultats et aspirations
Les effets des Banques du Temps se font davantage sentir dans les sphères sociales et politiques que dans l’économie au sens large, car le volume des transactions reste trop faible pour créer une nette différence. Dans l’ensemble, les effets portent sur la construction d’un capital social qui augmente l’estime de soi des adhérents susceptibles, par ailleurs, de souffrir de solitude ou d’appartenir à des populations défavorisées. Il s’agit également d’éduquer et de former les gens pour qu’ils agissent de manière collective en se basant sur des principes de démocratie directe, de solidarité, de réciprocité et d’égalité en sachant appliquer ces principes au quotidien. Sur le long terme, la modification des pratiques quotidiennes par ces valeurs sous-jacentes pourrait mener à un changement social plus vaste.
Toutes les Banques du Temps souhaitent continuer à exister et devenir des points de référence majeurs pour ceux qui n’ont pas d’autres moyens de subvenir à leurs besoins, mais aussi contribuer, de manière plus générale, à faire comprendre aux gens qu’ils peuvent pallier leurs besoins grâce à des alternatives à l’économie de marché. Un mode de fonctionnement collectif et solidaire est nécessaire pour renforcer la confiance en soi et en autrui et construire des fondations libérées de la peur et sur lesquelles pourra s’ériger un vaste changement sociétal.
Épilogue
Les Banques du Temps Grecques prouvent l’existence de solutions alternatives pour les transactions socio-économiques, qui reposent sur les valeurs telles que la démocratie directe, la confiance, l’égalité et la réciprocité, établissant ainsi un nouveau sentiment de communauté locale et encourageant une vision et une pratique alternatives de la valorisation du travail. Les adhérents des Banques du Temps grecques ont une vision réaliste du rapport entre les Banques du Temps et l’économie de marché. Ils se rendent compte qu’à leur échelle et leur taille actuelles ces initiatives ne sont pas les mieux placées pour entraîner un changement radical. Cependant, leurs aspirations qui visent à passer à l’échelle supérieure et changer la manière dont les gens pensent et vivent, témoignent d’un désir d’entraîner une transformation sociale plus large.
Karolos Losif Kavoulakos, Giorgos Gritzas & Effie Amanatidou
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015
(1) www.time-exchange.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(2) http://trapezaxronoumesopotamia.blogspot.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(3) http://exarchia.pblogs.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(4) http://trapezaxronou.weebly.com/ (dernière visite 31 mai 2014).