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    Les codes sociaux de l’art numérique

    Cartographies sensibles, participations citoyennes, publics et espaces cibles, les arts numériques mobilisent aussi leurs artistes et leurs lieux de production/diffusion autour des questions de valorisation des pratiques à destination de tous. Une logique sociale qui participe pleinement à l’édification du nouveau territoire numérique urbain.

    StreetWise Orchestra, My Secret Heart.

    StreetWise Orchestra, My Secret Heart. Photo: D.R. / © Flat-e

    Nouvelle lecture
    Au-delà de l’ouverture plutôt évidente sur les nouvelles technologies, les arts numériques permettent également souvent, à travers le renouvellement de pratiques artistiques incluant directement dans le dispositif de l’œuvre des principes actifs d’intervention du public (interaction, détection de présence, déambulation, manipulation,), une nouvelle lecture d’un lien social reliant le public et son environnement, lien dont l’œuvre numérique serait en quelque sorte le vecteur. La notion de participation active du public est de plus en plus indissociable de nombreuses pièces numériques dont le cadre de déroulement se révèle être l’espace public lui-même. Un espace public augmenté, mais un espace public réel, partagé, et donc porteur de considérations sociétales, sociales voire politiques qui lient dans une convergence de sens usager/spectateur et citoyen/participant.

    Les performances proposant au public différents parcours ludiques mettant en rapport cartographie de l’espace urbain et géolocalisation via téléphone mobile induisent, même dans leur expression la plus sensible — les cartographies émotionnelles du collectif britannique Active Ingredients, Heartlands en 2008, ou du Sensitive Map de Christian Nold, réalisé à partir de la captation et de la transmission via GPS de pulsations cardiaques enregistrées dans le XIème arrondissement de Paris par les participants au projet —, une mise en perspective d’un espace social commun qu’il convient d’explorer sous tous les angles pour mieux se l’approprier. Telle est la démarche des projets de cartographies participatives du collectif italien Izmo. Dans leur projet éponyme, la collecte d’informations sur la base du voisinage vise à compléter une cartographie spécifique (image satellite, Google Maps) d’informations — pratiques ou plus émotionnelles — qui sont ensuite partagées entre les habitants d’un même lieu (en l’occurrence la ville de Vanchiglia, à côté de Turin) via une plate-forme web inscrite dans le projet de rapprochement habitants/institutions du programme Insito.

    Plus récemment, le projet Grimpant de Teri Rueb et Alan Price, présenté à La Panacée de Montpellier dans le cadre de l’exposition Conversations Electriques, propose un parcours de flux superposés sur une carte de Montpellier décrivant la forme de la ville du moyen-âge au 19ème siècle. Chaque personne participante au projet est invitée à alimenter ces flux en téléchargeant une application sur son mobile pour enregistrer ensuite physiquement son parcours. Tous ces flux s’affichent ensuite sur la carte via un calque présentant une cartographie des mouvements humains contemporains — s’y ajoute également des données urbaines actuelles comme les transports en commun. Au-delà de l’aspect visuel et participatif, se dessine ici un vrai projet citoyen redonnant du sens et du lien à la ville. Car derrière cette visualisation d’un territoire se fabriquant continuellement par ses flux, c’est bien l’idée politique qu’un territoire est avant tout ce qu’on en fait qui transparaît là.

    Cette nécessité de redonner du lien social et citoyen derrière un dispositif artistique et technologique trouve un écho évident dans l’actualité internationale la plus récente, notamment lorsqu’elle se réfère à l’utilisation, parfois plus symbolique que réellement déterminante, des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) durant les fameuses révolutions du printemps arabe. C’est tout le propos de la pièce/installation Boiling Point de l’artiste Thor McIntire (collectif Aswarm), basée sur une compilation condensée de tweets, envoyés pendant les trois semaines d’occupation de la place Tahrir en Egypte, et que l’artiste diffuse dans l’espace à l’aide de simples haut-parleurs coniques suspendus autour d’une chaudière et d’un feu allumé. Ici, la cartographie/scénographie mise en place est celle d’une cocotte-minute, d’un régime et d’une société prête à éclater. Je suis très intéressé par la façon dont des entités nébuleuses comme les masses, les réseaux et les groupes sont influencés et contrôlés, voire même forcés, explique Thor McIntire. En compilant, éditant, et finalement en s’appropriant cette révolution du printemps arabe théoriquement incontrôlé, mon travail soulève des questions sur la paternité d’un évènement et sur son influence a posteriori.

    L’association directe de l’usager / participant à l’œuvre peut se retrouver en position particulièrement frontale. C’est le cas de l’installation multi-écrans Under Construction de l’artiste chinois (passé par Le Fresnoy) Liu Zhenchen, qui évoque la destruction des « hutongs », habitat traditionnel à Shanghai au profit de la mise en œuvre des grands projets de promoteurs immobiliers, en intégrant directement la parole des occupants spoliés dans le dévoilement de ses longs plans séquences. En France, le Groupe Dunes (Madeleine Chiche et Bernard Misrachi), duo d’artistes particulièrement porté sur cette logique de pièces citoyennes, a pris comme point de départ une invitation au premier Forum Mondial de la Démocratie au Conseil de l’Europe de Strasbourg en novembre dernier pour réaliser l’installation Democratic(s) Hopes. Par le biais de huit haut-parleurs et de quelques images, le duo phocéen replace les captations des débats, des discours, dans une œuvre-trace immersive dont l’idée est, au-delà de sa considération formelle, de sensibiliser aussi la posture d’artistes face à des questions politiques qui nous concernent tous.

    Antoine Schmitt, City Lights Orchestra. Le Cap, 2012.

    Antoine Schmitt, City Lights Orchestra. Le Cap, 2012. Photo: D.R.

    Publics et territoire
    Dans cette logique de révélation d’un lien social à travers l’œuvre, certains artistes numériques ont choisi de passer la vitesse supérieure en visant / associant un public spécifique, en raison de sa condition sociale, de son origine ou de la traduction médiatique qui en est le plus souvent fait. La spécificité de ce public cible peut se traduire par sa classe d’âge et le fait qu’il soit scolarisé par exemple, comme tel est le cas du projet A Distances de Samuel Bianchini, un projet d’écran interactif réalisé après une longue phase d’immersion au sein de la MGI (Maison du Geste et de l’Image) des Halles à Paris, un lieu dont la mission est tournée vers un public particulier, adolescent, pas toujours évident, du collégien au lycéen, même si aujourd’hui le lieu s’ouvre aussi sur l’enfant, comme le précise l’artiste lui-même. Je me suis pas mal immergé auprès d’eux avec l’idée que le processus de création soit plus important que le résultat. Même si cela n’a au demeurant pas à voir avec la finalité de l’œuvre, il est intéressant de prendre cela en compte dans sa conception. Il s’agit aussi de construire une réflexion.

    Ce lien social avec le public, dressant également les contours d’un lien entre réflexion et pratique, est à l’origine de l’idée de l’artiste Yro Yto d’associer un public handicapé à son projet L’œil Acidulé, présenté l’an dernier au festival Némo, au Batofar et au Cube d’Issy-les-Moulineaux. L’artiste a passé plusieurs mois en atelier avec des personnes en situation de handicap mental, usagers de Couleurs et Création, un nouvel espace dédié du Centre de la Gabrielle à Claye-Souilly en Seine-et-Marne. Tout le spectacle a ainsi été fabriqué à partir de manipulations d’objets, de dessins et d’expérimentations visuelles et sonores réalisés par ces derniers sous l’œil avisé d’Yro Yto, avant d’être traduit sous la forme d’une performance live AV.

    Dans cette logique, plusieurs artistes ont décidé de réaliser des œuvres en associant directement un autre public spécifique, celui des sans-domicile fixe. Dans son projet ParaSITE, l’artiste américain Michael Rakowitz a réalisé pour des SDF new-yorkais une série de structures gonflables utilisant les évacuations des climatisations pour le chauffage des structures et de leurs habitants. Une œuvre citoyenne à fort caractère social sous le mandat peu prolixe en la matière du républicain et ultraconservateur maire de NYC Rudolph Giuliani. En Angleterre, les projets du StreetWise Orchestra, et notamment les installations filmiques immersives My Secret Heart et la plus récente The Answer To Everything, entre cinéma interactif et opéra, impliquent directement des SDF dans leur production. Une manière étonnante, à la fois technologique et lyrique, mais efficace pour changer le regard du public sur un groupe social souvent victime de nombreux préjugés.

    Cette question du regard est essentielle dans le travail sur la durée réalisée par l’artiste Nicolas Clauss autour des jeunes de banlieue, notamment dans son installation multi-écrans Terres Arbitraires. À travers ce travail d’installation vidéos mené pendant de longs mois, Nicolas Clauss a choisi de transposer l’image et les difficultés quotidiennes des jeunes du quartier entourant le théâtre de l’Agora à Evry sous une forme artistique, tout en procédant parallèlement d’un principe de rencontre et de confiance réciproque. Avec eux, à travers leurs portraits muets, Nicolas Clauss joue des stéréotypes, de leur mise en scène, pour mieux les contourner et au final, les démystifier dans une véritable quête de l’humain. Il y a une véritable idée de fraternité dans ce projet, explique-t-il. En les montrant souriants, c’est aussi une façon d’indiquer au spectateur la façon d’aller vers eux car il y a un vrai décalage entre les discours politiques et ces jeunes.

    Dans ce projet, l’apport en termes de production d’un lieu comme le théâtre de l’Agora d’Evry est fondamental car il s’inscrit clairement dans un même processus de défrichage, d’accompagnement d’une réflexion sur la réalité d’un territoire urbain resserré, constitué de grands ensembles et donc d’un environnement spécifique où le rapprochement sur le terrain entre la culture multimédia et le public local reste autant un défi artistique qu’une vocation d’occupation de ce territoire. Pour Nicolas Rosette, conseiller artistique arts numériques de l’Agora, l’expérience de résidence de Nicolas Clauss reste donc très emblématique. C’est une aventure entre un artiste et des gens d’un quartier d’Évry. C’est basé sur la sincérité, la curiosité réciproque et la confiance. Une confiance totale aussi de notre part puisque notre action est d’interférer le moins possible dans la rencontre humaine afin, en tant que représentant de l’institution culturelle, de ne pas créer de biais dans l’honnêteté de la rencontre entre l’artiste et les habitants.

    Teri Rueb & Alan Price. Grimpant, 2013.

    Teri Rueb & Alan Price. Grimpant, 2013. Animation de données en temps réel, son spatialisé, réseau, application mobile avec GPS et audio Mobile

    Défis sans œillères
    Cette double approche public cible / territoire s’articule autour de projets plus larges, dépassant le seul cadre de production d’une œuvre unique. Dans le cas du projet Hype(r)Olds mené par MCD, il s’agit de poursuivre l’expérience entamée par l’artiste Albertine Meunier avec des personnes âgées en créant un véritable atelier multimédia pour séniors en région parisienne. S’adressant à des femmes de plus de 77 ans, l’atelier Hype(r)Olds fait de la création numérique un lien social, avec pour principale originalité de ne pas être un cours mais plutôt un rendez-vous convivial à l’heure du thé où, au-delà de l’utilisation du support numérique comme outil de créativité et de connaissance, de production de contenu multimédia, se greffe surtout un principe de discussion, d’éclairage autour des thèmes et termes issus des nouveaux médias. De la pédagogie sans œillères, et sans tabou donc.

    Les sociétés occidentales n’ont pas vocation à être les seules à proposer les arts numériques comme vecteur de sociabilité et d’éducation. C’est pour cela qu’a été lancé par MCD et Planète Émergences le projet Digitale Afrique, imaginé pour répondre au besoin de davantage de visibilité des artistes numériques provenant du continent africain, mais aussi pour valoriser et soutenir toutes les initiatives menées à l’échelle du continent pour promouvoir l’outil numérique dans le principe de partage des expériences et donc d’axe pédagogique qui est potentiellement le sien. Comme le revendique le Manifeste des Maker Faire, réseau d’innovateurs africains, Nous considèrerons les défis comme des opportunités à relever et l’innovation comme un moyen de nourrir la créativité africaine. Présenté à Dakar en juin 2013 et à Marseille (dans le cadre de Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture), le projet a ainsi permis de partir à la découverte de travaux d’artistes africains à la créativité rayonnante, des expériences de captation / restitution sonore du Nigérian Emek Ogboh aux logiques d’ateliers participatifs Trinity Session du duo sud-africain Stephen Hobbs et Marcus Neustetter. La réalité urbaine des sociétés africaines actuelles ouvre la porte à une véritable intervention du numérique dans le domaine social.

    C’est ce qu’ont compris Hobbs et Neustetter dont le projet participatif Entracte, présenté en mai 2010 à Dakar lors du festival Afropixel (première déclinaison africaine du festival label itinérant Pixelache) et mené en collaboration avec les étudiants de l’École des Beaux-arts de Dakar, met en évidence le caractère significatif de l’évolution du paysage urbain de la capitale sénégalaise. Utilisation de projecteurs, d’animations image par image, de dessins au laser, d’éclairage LED, de sons amplifiés, Entracte élargit les pratiques des étudiants tout en les aidant à expérimenter les spécificités de leur territoire, et ainsi à réfléchir aux processus susceptibles de continuer à le faire évoluer. Cette vocation sociale et pédagogique du numérique à l’échelle d’un territoire résume parfaitement l’action de Ker Thiossane, lieu de recherche, de résidence, de création et de formation situé à Dakar er encourageant l’intégration du multimédia dans les pratiques artistiques et créatives traditionnelles. Dans ce cadre et dans celui de projets participatifs comme Rose des Vents, la mise à la portée de tous de l’art, de la culture et de la création numérique (via l’informatique, les réseaux sociaux, l’Internet) se place au même niveau que celui de promouvoir l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes. Pas d’élitisme ici mais bien une idée sociale et élargie à tous du principe de vulgarisation des pratiques.

    Michael Rakowitz, ParaSITE.

    Michael Rakowitz, ParaSITE. Photo: D.R.

    Espaces de contact
    Depuis le théâtre de l’Agora d’Évry jusqu’au Ker-Thiossane de Dakar, on constate que la définition d’un lieu, à la fois ancré dans des pratiques et sur un territoire donné, est sans doute un des éléments les plus porteurs et structurant en matière de convergence entre arts numériques et lien social. Structure intégrée à l’Espace Mendes France de Poitiers, le Lieu Multiple mené par Patrick Treguer a été créé pour assurer les missions du secteur création numérique de l’établissement. Dans ce cadre, le principe de montage de dispositifs interactifs multimédia et autres ateliers en direction de personnes handicapées s’est immédiatement affirmé comme un objectif clef, dans le sillage du programme Culture, Handicap et Technologies (projet Mobile – Immobilisé) initié par Patrick Treguer et l’EMF de Poitiers à l’échelle des villes européennes. Par le biais de festival comme Les Accessifs, ou d’expositions / workshops comme Corps Tangibles (un parcours ludique et interactif autour du corps et de ses états de Maflohé Passedouet) et Grapholine (où l’ergonomie imaginée par Jean-Michel Couturier permet un accès facilité à la création sonore et picturale pour les personnes handicapées), le Lieu Multiple offre un véritable espace de contact sur la durée, autour de pratiques multimédias, entre artistes et personnes handicapées.

    C’est également dans la durée et dans une dimension de proximité — de voisinage serait-on même tenté de dire — plutôt singulière en matière d’arts numériques que l’espace Synesthésie de Saint-Denis a choisi d’établir sa ligne de conduite fortement participative et citoyenne. Une logique active de creuset des pratiques contemporaines — estampillé d’ailleurs de l’appellation hautement tactile « fabrique de culture » — qui se dévoile avec une force indéniable dans les prochains projets proposés. Déjà présentée dans la banlieue anversoise et à Strasbourg dans le cadre du festival L’Ososphère, la performance interactive City Lights Orchestra d’Antoine Schmitt trouve à Saint-Denis l’occasion d’upgrader sa nature participative. Elle s’élargit désormais à tout le quartier dionysien de Synesthésie en proposant à toutes les personnes connectées sur internet et via téléphone mobile au site du projet de faire jouer leurs ordinateurs et mobiles dans une œuvre audiovisuelle collective dont Antoine Schmitt serait lui-même le chef d’orchestre. Le 23 novembre prochain, dans le cadre du festival Némo, l’artiste utilisera ainsi chaque fenêtre de bâtiments éclairés par la lumière de ces outils numériques comme élément modulable et clignotant d’une même partition citadine unique. Un questionnement de fait de la nature globale d’un territoire urbain donné, et qui piste par conséquent un fort sentiment d’appartenance et d’empathie parmi les habitants.

    Également au menu de Synesthésie 2013, le projet de résidence d’écriture /arts visuels de Saraswati Gramich et Eric Chauvier s’inscrit dans un contexte participatif plutôt particulier, en l’occurrence celui des parents en difficulté relationnelle avec leurs enfants, avec comme finalité la réalisation d’un livret origami et d’un projet multimédia invitant à un regard croisé et plastique sur la parentalité. Retour à la logique de territoire proprement dite pour le projet de signalétique numérique autour du quartier du Franc-Moisin que poursuit cette année encore Thierry Payet. Comme dans de nombreux projets précités, il est également ici question d’une cartographie urbaine sensible globale, sauf qu’elle se prolonge en l’état par l’implantation d’une véritable signalétique dans l’espace public (un peu comme dans les pièces du web artiste allemand Aram Bartholl) et par l’impression d’un document reprenant les codes des cartes IGN ou routière pour présenter le territoire tel qu’il est perçu par ses habitants.

    Dans ce florilège participatif, la palme revient cependant au nouveau projet mené par le Collectif Ding. Travelling Natures entend en effet établir du lien social autour du rêve et de la captation des songes des habitants ! Un axe subtil soutenu par trois procédés complémentaires : la création d’une cartographie interactive intitulée Echoerrance ; la réalisation d’un film de groupe — La Communauté des Rêveurs —mettant en scène les rêves des cobayes volontaires ; et la mise en place de plusieurs dispositifs de captation et d’écoutes sonores dans différents lieux de Saint-Denis, où les habitants pourront raconter / écouter leur rêve. Comme quoi, les perspectives portées par la recherche de lien social autour des nouvelles pratiques du numérique, si elles participent pleinement à l’édification du nouveau territoire numérique urbain, ne s’octroient aucune limite.

    Laurent Catala
    publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct./déc. 2013

     

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