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    Activisme culturel en Espagne face à la crise

    Si la crise en Espagne a fait chambouler une économie centrée sur l’endettement et la spéculation immobilière, elle a aussi ouvert un temps politique nouveau que l’on identifie déjà, plus de 30 ans après la mort de Franco, comme une deuxième transition démocratique. Dans ce climat d’urgence et spontanéité, mouvements sociaux et activisme artistique s’allient et se confondent.

    Las Agencias, Dinero Gratis. Photo: D.R.

    Barcelone, été 2004. Un groupe d’artistes de la compagnie de théâtre Conservas monte sur des pateras — embarcations très précaires utilisées par les migrants africains pour traverser la mer en direction des côtes européennes — pour prendre d’assaut le site du Forum Universel des Cultures, au nord de la ville. Leur but : dénoncer les zones d’ombre de ce gigantesque évènement culturel censé concentrer pendant plusieurs mois des manifestations artistiques inspirées par le développement durable, la paix et la diversité. Avec ses infrastructures géantes et son budget mégalomaniaque — dont le financement, soutenu par les banques et le secteur immobilier, se trouve actuellement sous contrôle judiciaire — le Forum est un des premiers symboles du désastre à venir. Mais il signale aussi un moment fort de mobilisation citoyenne autour duquel s’agitent quelques collectifs d’artistes qui commencent à mettre en question la dérive spéculative de l’économie espagnole.

    Un de ces groupes est Las Agencias, né en 2001 lors d’une rencontre organisée par le Musée d’Art Contemporain de Barcelone MACBA. Leonidas Martin, membre du collectif, s’en souvient : Après la vague anti-globalisation de Seattle, l’art politique est à la mode. Le MACBA contacte la Fiambrera Obrera [groupe activiste de Madrid] qui à son tour invite d’autres groupes et on met en place une semaine de travail entre mouvements sociaux, artistes, graphistes qu’on intitule De l’Action Directe comme un des Beaux Arts. C’est un grand succès. On reçoit le soutien du Musée pour mettre en place des projets, que nous n’appelons pas projets, mais outils parce qu’ils n’en sont pas faits pour être exposés, mais pour articuler des luttes concrètes.

    Parmi ces outils se trouve la série d’affiches et auto-collants Dinero Gratis (Argent Gratuit), une action de guérilla de la communication qui, en pleine effervescence financière, présidée par la facilité d’accès au crédit, annonce la gratuité des moyens de paiement, menant juste un peu plus loin le discours dominant en Espagne à ce moment-là, à savoir : endettez-vous, c’est gratuit. Mais à la même époque, poursuit Martin, la Banque Mondiale et le FMI, qui avaient prévu de se réunir à Barcelone, doivent annuler leur visite à cause des protestations populaires, dans lesquelles nos interventions avaient été très visibles. Et le Musée, pressé par les forces politiques, supprime son soutien.

    Ganemos Madrid, La democracia empieza en lo cercano. Photo: D.R.

    Peu importe. Dénués de ressources, mais forts de leur succès, Las Agencias continue de développer ses très inventifs outils d’intervention. Parmi eux, les soustractions artistico-tactiques YoMango (littéralement : je pique, en hommage à la chaîne espagnole de prêt-à-porter Mango) dans des magasins et des supermarchés. Quand la crise éclate, le travail du groupe prend un nouvel essor. À l’époque nous avons commencé nos interventions, il fallait expliquer ce qu’était la spéculation financière ou la dette publique ou ce que faisait la Banque Mondiale. Mais aujourd’hui en Espagne tout le monde est au courant. Donc, nos actions se sont transformées aussi. Désormais sous le nom de Colectivo Enmedio, le groupe intervient directement dans les lieux où se font sentir les conséquences de la crise au quotidien : les bureaux de l’INEM (le Pôle Emploi espagnol) ou les agences de Bankia, banque ruinée par la corruption politique et renflouée en 2012 avec plus de 22.000 millions € du budget de l’État.

    Mais leur outil le plus visible est sans doute la campagne de communication de la PAH (Plataforma de Afectados por la Hipoteca), la plateforme d’aide aux victimes de prêts hypothécaires devenue symbole d’espoir et solidarité pour l’ensemble de la société espagnole, et ayant reçu le Prix Citoyen Européen du Parlement Européen en 2013. Articulée en assemblées locales, la PAH arrête des expulsions (depuis le début de son activité, elle en a arrêté plus de mille), reloge les familles et organise les polémiques escraches, formule de protestation née en Argentine qui consiste à manifester de façon ciblée à la porte des résidences des responsables politiques. Les escraches de la PAH sont présidées par le slogan Sí se puede. Pero no quieren (Oui, ça peut se faire. Mais ils ne veulent pas) en réponse au discours qui accompagne les mesures d’austérité du Gouvernement, selon lequel on ne peut pas cesser de privatiser les services de santé, on ne peut pas cesser de réduire les droits sociaux, on ne peut pas cesser de soutenir les banques avec de l’argent public.

    Identifiée avec les actions de la PAH, la devise vient cependant du mouvement 15M (nom générique donné à toutes les initiatives liées à l’esprit populaire du 15 mai 2011, quand a commencé l’occupation de Plaza del Sol à Madrid qui a duré plus d’un mois) signalant un des traits caractéristiques de toutes ces protestations : la circulation et ré-appropriation permanente des gestes et des formules, sans se soucier de l’auteur ou avec de diffuses paternités collectives. Comme pour Las Agencias, l’histoire de la PAH remonte aussi à l’Espagne pré-crise. En particulier, au mouvement pour le droit au logement V de Vivienda qui, dès 2006, alertait sur la hausse délirante des prix de l’immobilier et la croissante précarisation de toute une génération exclue du droit à un logement digne. Sa leader Ada Colau a présenté récemment la liste électorale Guanyem Barcelona (Gagnons Barcelone), coalition citoyenne créée pour les élections municipales de 2015 (la même formule existe à Madrid sous le nom Ganemos Madrid).

    Panneaux contre la crise. Photo: © V de Vivienda

    Conservas, la compagnie théâtrale qui assaillait le Forum des Cultures en 2004, a elle aussi traversé l’évolution du paysage politique et se concentre depuis une dizaine d’années sur les droits et libertés liés à Internet. Autour du réseau X.net, ses membres organisent le festival de culture libre Les Oxcars ainsi que la rencontre internationale FCF (Free Culture Forum). En 2014 le Partido X, né du réseau, a concouru aux élections européennes avec en tête de liste Hervé Falciani, l’ingénieur de systèmes qui a présenté aux tribunaux les noms de nombreux titulaires de comptes en Suisse, dont beaucoup de chefs d’entreprise espagnols, extraits des données de la banque HSBC pour laquelle il travaillait. Simona Levi, fondatrice de X.net, rappelle que le groupe possède un corpus de pensée et une expérience tactique qui vient de la culture numérique et de la guérilla de la communication, ce qui leur permet de jongler avec plusieurs identités de façon tout à fait naturelle.

    Dans le domaine musical aussi se font sentir ces nouvelles formes d’organisation. Ainsi Fundación Robo (du verbe robar qui veut dire voler, comme voleur), un « projet musical collectif » qui rassemble musiciens, chanteurs et écrivains, dont certains assez renommés, intéressés par la chanson populaire et les formes anonymes de transmission culturelle. Ils reprennent de vieilles chansons ouvrières, des morceaux anarchistes ou des tubes protestataires et en écrivent d’autres avec des paroles qui racontent, à la première personne, les batailles et les espoirs d’aujourd’hui. Nous sommes beaucoup, dit une d’entre elles, nous sommes des milliers, sur chaque place, dans chaque quartier. Mais maintenant que nous sommes debout, il ne faudrait pas oublier ce que l’on risque cette fois-ci. Une allusion aux expectatives soulevées par cette deuxième transition que l’on voudrait plus représentative que celle de la fin des années 70; ou du moins, plus adaptée à l’actualité des défis politiques et économiques.

    La conscience de vivre un moment historique exceptionnel est, en effet, au cœur de ces manifestations artistiques, confondues avec les projets sociaux qu’elles accompagnent. Renforcées par le soutien populaire, elles mettent en question les accords institutionnels et même le langage politique héritée des grands pactes nationaux, bousculent les rapports de force dans le domaine culturel, en posant tout haut la question de la relève générationnelle, et surtout donnent forme à de nouveaux imaginaires sociaux, ceux qui expriment et capturent dans leur complexité les récits du temps présent.

    Maria Ptqk
    publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

    Curatrice et chercheuse, Maria Ptqk travaille sur les croisements entre les pratiques artistiques et scientifiques, la communication sociale, les études de genre et les politiques culturelles. www.mariaptqk.net

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