Réseau de surveillance des caméras urbaines, virage commercial de l’Internet, disparition de l’espace public : autant de constats qui poussent la net-artiste et cinéaste Manu Luksch à écrire les scénarios possibles de futurs alternatifs.
L’histoire se déroule dans une société sans passé, ni futur. Les humains y ont perdu jusqu’à leur visage, lorsqu’un matin, une femme retrouve le sien et cède à la panique de cette identité singulière nouvelle. D’origine autrichienne, mais basée à Londres, la net-artiste et cinéaste Manu Luksch s’est fait internationalement connaître en 2007 par cette étrange histoire médiatique qui sert de canevas au film Faceless, sorte de drame onirique de science-fiction, dont la particularité première est d’être entièrement nourri par les images capturées sur le réseau de caméra de surveillance CCTV de Londres; l‘un des plus imposants au monde par sa densité.
De cette matière première cinématographique bien réelle, Manu Luksch a tiré un terrain d’action militant, édifié selon les règles du Manifesto for CCTV filmmakers — édictées dès 2002 par AmbientTV.net, une plateforme de création audiovisuelle basée sur le web, ouverte à des projets interdisciplinaires et indépendants à l’intersection de l’art, de la technologie et de la critique sociale, et dont Manu Luksch est la fondatrice et directrice. Les modalités d’Ambienttv.net ont changé plusieurs fois dans le temps, précise Manu Luksch.
Cela a démarré comme un site Internet regroupant des salariés professionnels indépendants, puis comme un réseau d’artistes et de technologistes, puis comme une véritable entreprise, Ambient Information Systems. Cela n’a jamais été un collectif, mais plutôt une boîte à outils, ou un point d’intersection au cœur du réseau, dont le contexte est décrit par le théoricien des médias Armin Medosch dans son essai du même nom, Ambient Information Systems. Publié en 2009 chez AIS, ce livre permet en effet de mieux comprendre le travail de Manu Luksch et d’Ambienttv.net dans son sens artistique critique interrogeant les transformations politiques et sociales émergeant à travers l’avènement des nouveaux réseaux numériques, comme Internet.
Faceless Project: la Traçabilité des individus
De ce processus d’acquisition d’images collectées sur le réseau de surveillance londonien, Manu Luksch — dont les précédents travaux abordaient déjà les questions d’identité et d’espace public, et portaient une attention particulière aux espaces en réseau — a conçu une série de projets, déclinés sous différentes formes multimédia, qui ont constitué la matrice du plus global Faceless project (2002-2008). Tentaculaire et nodal, celui-ci interrogeait de façon incisive la crispation du citoyen face à ce redéploiement d’images filmées authentiques, véritables « readymade » légalement réclamables par un tout un chacun, puisque la loi britannique sur la protection des données et la liberté d’information permet aux personnes filmées de réclamer une copie de ces enregistrements.
Selon Manu Luksch, cette omniprésence du phénomène de surveillance n’est pas circonscrite au seul réseau de caméra urbaine. Il perce également sur la toile, comme elle l’évoquait dans un entretien avec Marie Lechner de Libération en septembre 2007 où elle avouait son pressentiment qu’internet n’était pas seulement l’outil peer-to-peer longtemps attendu qui allait donner de l’autonomie aux individus et aux communautés, mais aussi une matrice dans laquelle nous sommes tous des points traçables à loisir. Aujourd’hui, nous ne sommes plus seulement un corps physique mais également un corps de données, expliquait-elle ainsi.
Nos mouvements, nos choix, nos communications sont consignés. Notre corps de données fait du shopping en utilisant des cartes de fidélité, fait des trajets quotidiens dans les transports publics enregistrés par les Oyster cards (carte de transport à Londres), passe des coups de fil permettant aux opérateurs mobiles de nous localiser, surfe sur le net et communique par e-mail… Il laisse des traces partout où il passe. Si les propriétaires de ces différents réseaux (espaces virtuels) compilent ces traces, ils réussissent à esquisser un portrait assez précis de la « personne réelle ». Cela m’inquiète. J’y vois aussi une forte connexion avec la disparition de l’espace public et la croissance de l’espace privé, commercial. Nos droits civiques sont tronqués par des implémentations sécuritaires.
Kayak Libre
Comme une réponse à ce constat, l’un des projets les plus récents de Manu Luksch porte justement sur la définition d’un nouvel espace public qui permettrait de nouveaux échanges entre les individus, dans une nouvelle forme de réseau, plus conforme au respect de la nature humaine. Telle est l’idée de son projet Kayak Libre, un véhicule artistique prenant la forme d’un véritable taxi fluvial explorant les pistes de nouvelles formes de connectivité humaine, basé sur le désir naturel de l’homme pour l’autonomie, la mobilité et le sens communautaire, et qui agirait comme un parallèle symbolique au réseau Internet.
Dans ce projet, sorte d’infrastructure expérimentale temporaire, les conversations entre les participants s’avèrent être en quelque sorte le prix du trajet. Et les enregistrements géolocalisés de bribes de conversation permettent d’alimenter sur le site web dédié une carte interactive symbolisant cette faible proportion de liberté dans l’espace public, suivant le mince cours de la voie fluviale qui lui sert de support, mais traçant aussi l’axe d’un futur possible en tant que nouvel environnement durable basé sur l’échange.
En fait, Kayak Libre prend une autre forme de réseau comme source imaginaire pour la définition d’un nouvel espace d’ouverture, explique Manu Luksch. En l’occurrence, il s’agit ici d’un réseau de canaux industriels datant de la fin du XIXème siècle. Mais il y a une continuité avec les questions précédemment posées par les problématiques de communautés en réseau, de l’Internet, par la modification des espaces publics. Le projet part des mêmes critiques formulées pour chercher des scénarios possibles de futurs alternatifs basés sur un véritable échange partagé, et pour essayer d’être certain que les méthodes de conception de ces futurs alternatifs délivrent de véritables valeurs d’intégration et d’autonomie évitant de refaire les mêmes erreurs.
Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015