On pourrait aisément classer Micha Cárdenas dans la catégorie des activistes cyberpunk, ou transhumains. En effet, cette artiste transgenre connue pour ses théories et ses performances dans le domaine des arts numériques et des médias digitaux, s’engage non seulement pour une approche politique des identités sexuelles, mais questionne également l’existence de points d’intersections et de fractures coexistant entre le corps « réel » et son avatar virtuel. Deux préoccupations distinctes qui se rejoignent dans son œuvre et dans l’idée d’un corps futur à l’identité fluctuante et parfois, désincarné dans les possibles du cyberespace.
Tout le travail de Micha Cárdenas vise à repousser les limites de ce que signifie être « humain » aujourd’hui, à l’heure des univers virtuels, des médias numériques et des réseaux informatiques tout puissants. L’artiste, théoricienne et performeuse, pose également des questions sur ce que c’est d’être « un homme » ou « une femme », ou encore de ne pas se sentir dans le corps qui nous était destiné, dans un monde où, par le biais de ces réseaux, et ce depuis le tout début de l’avènement d’Internet, la possibilité d’endosser des identités imaginaires est devenue le lot commun de tout utilisateur du réseau. Dans Becoming Dragon, l’artiste, encore étudiant et soutenu par l’Université de San Diego, mêle par exemple biotechnologies et réalité virtuelle dans une performance qui interroge le pouvoir de l’imaginaire sur l’identité, et plus généralement, le devenir de l’humain. Pour les besoins de cette œuvre, l’artiste a dû passer près de 365 heures immergé dans Second Life, l’univers virtuel en 3D (ou métavers) dans lequel les utilisateurs peuvent créer et animer leur propre avatar, souvent le double fantasmé de leur incarnation dans la réalité.
Réalité et virtualité, dualité des identités
Le but de cette performance, également outil de recherche, est aussi de questionner le moment de transition entre deux identités. Le dragon étant un animal magique, en constante mutation et doué de certains pouvoirs, il est la métaphore incarnée d’une transformation pour l’artiste transsexuel, et une façon d’appréhender l’épreuve d’une transition radicale (ici, passer du sexe mâle à femelle) au cours d’une chirurgie de réassignation sexuelle (ou SRS, pour Sexual Reassignment Surgery). Opération qui exige un an de réflexion de la part des personnes désireuses d’effectuer cette chirurgie. Le dragon, et la durée de la « plongée » de Cárdenas dans Second Life, étant également l’expression des sentiments de désincarnation expérimentés par les personnes concernées. On le voit, Micha Cárdenas en tant qu’artiste, incarne physiquement ses théories et ses idées, mettant en application dans sa vie, les fondamentaux qui animent ses créations. Ces deux terrains d’études et le champ de bataille idéologique de Cárdenas s’illustrent également très nettement dans la performance donnée en novembre 2010 à l’UCLA Freud Theatre de Los Angeles. Pour Becoming Transreal: a bio-digital performance, Micha Cárdenas et Elle Mehrmand présentèrent une performance qui remet en cause l’idée de réalité. La réalité d’un corps. La réalité d’un sexe. La réalité enfin, d’une identité. Des idées que l’on peut rapprocher de la pionnière dans ce domaine, Donna Harraway, auteur du désormais fameux Cyborg Manifesto.
Challenges techniques dans le champ de l’art numérique
Pour mener à bien ces travaux, Cárdenas n’hésite pas à employer des techniques de pointe rarement utilisées dans le domaine de l’art numérique. « Vêtements communicants », capteurs de mouvement, immersion en temps réel dans des univers 3D, utilisation de feedback vidéo et casque de réalité virtuelle, Micha Cárdenas utilise toutes les technologies numériques à disposition pour rendre son discours intelligible. C’est le cas dans Becoming Dragon, où l’avatar du performeur est entièrement dirigé en temps réel par un système de capture de mouvement, alors même que celui-ci évolue dans l’univers de Second Life coiffé d’un casque de réalité virtuelle. Le tout étant également projeté en temps réel et visible par les spectateurs. Pour Local Autonomy Networks (ou « Autonets »), un autre de ses projets, réalisé avec l’aide du couturier (costume designer) Benjamin Klunker, Micha Cárdenas crée de toute pièce un réseau de communication autonome visant à augmenter l’autonomie de la communauté LGBT (Lesbienne, gay, bi et transsexuelle), mais aussi, des femmes, ou des étrangers, et ainsi réduire la violence contre les personnes qui la subissent quotidiennement en raison de leurs différences. Ce système conçu à partir de wearable electronics, soit des vêtements et accessoires comportant des éléments informatiques et électroniques connectés, permet en effet de signaler à d’autres membres de la communauté, la présence, ou les problèmes, que ceux-ci peuvent rencontrer. Une application à la fois très concrète et poétique, qui permettrait également aux personnes qui expérimentent ces « différences » de se retrouver.
À la recherche d’une autonomie post-corporations
Ce système, aussi pratique soit-il, est aussi l’occasion d’exprimer la vision de Micha Cárdenas en matière de communication et de réseau. Comme beaucoup de ses pairs, et en tant qu’artiste « connecté », Cárdenas milite de plus en plus régulièrement pour une autonomie des réseaux de communication. Ce qu’elle appelle l’ère du « Post Digital Networks » et des « Post Corporate Communications ». Pour l’artiste, des options comme Autonets, sont l’occasion d’expérimenter, à la fois, une nouvelle façon de communiquer, plus directe, plus « réel », même si usant des nouvelles technologies, mais également de sortir du cadre de plus en plus contrôler des réseaux de communication classiques, d’Internet et de ses réseaux sociaux propriétaires. En mai 2013, à l’occasion de la présentation de son projet Autonets, Micha Cárdenas déclare : De la fermeture temporaire de ThePirateBay.org ou Wikileaks.org à l’arrêt des communications de téléphone mobile en Égypte et à San Francisco pour empêcher les manifestations, les entreprises et les infrastructures de communication ont prouvés leur obsolescence pour les communautés résistantes. En revanche, il est possible pour ses résistants d’imaginer un nouvel avenir post-numérique. Mon travail sur l’autonomie des réseaux locaux (Autonets), actuellement en cours d’élaboration en collaboration avec des organisations communautaires à Detroit, Los Angeles et Bogotá, en Colombie, le prouvent. Mon but étant de travailler sur des réseaux post-numériques est de participer ainsi à une décolonisation de la technologie. Mon intervention vise à un rejet de la logique binaire du numérique et se tourne vers les communautés opprimées en tant qu’alternatives logiques.
Militantisme queer ou transgenre, mais aussi soucis de protections des communautés minoritaires, utilisation des technologies de pointe à des fins politiques et dans un but de renouvellement des habitudes de communication, depuis 2010, le travail de Micha Cárdenas, on le voit, évolue rapidement. De la problématique des univers virtuels, de l’identité en mode connectée, l’artiste est passé à l’action grâce à des projets qui ont trouvé un écho et des applications concrètes dans le réel. To be continued…
Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015
Photos: D.R.
> http://michacardenas.org