À mon arrivée aux États-Unis, j’ai vécu sans compte bancaire afin d’éviter les procédures bureaucratiques et les frais de transaction élevés imposés par les banques. C’est ainsi que j’ai adopté le bitcoin — une devise cryptée et décentralisée qui a fini par prendre une place capitale dans ma vie.
C’était la veille du Nouvel an 2014 et je me suis lancée un nouveau défi : je voulais essayer de survivre uniquement grâce au bitcoin en boycottant le dollar et toute autre monnaie fiduciaire durant l’intégralité de l’année qui s’annonçait. Je devais trouver un moyen d’obtenir tout ce que l’économie du bitcoin n’était pas (encore) en mesure de me procurer, soit en empruntant une voie alternative (qui évitait complètement l’argent), soit en tentant de mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires et imaginables pour obtenir ce que je voulais — préparant ainsi le terrain pour que d’autres passionnés de bitcoin puissent survivre dans un monde où le dollar est roi. Voici ce que j’ai retenu de cette expérience.
# 1 Je n’ai pas besoin de téléphone portable
Il n’existait alors aux États-Unis aucun opérateur de téléphonie mobile qui accepte les bitcoins. J’ai donc dû abandonner mon abonnement T-Mobile et compter uniquement sur les communications wi-fi par le biais du numéro Google Voice que je venais de configurer. Ce problème s’est avéré mineur dans une ville comme Boston où la couverture wifi est quasi-totale.
#2 Le bitcoin vous maintient en forme
Les transports en commun représentent un autre problème. Étant donné que ni le bus, ni le réseau de métro ne m’auraient permis de régler mes tickets en bitcoin, la seule façon pour moi de contourner cet obstacle était soit de marcher, soit de tricher — plus facile à dire qu’à faire au vu du nombre contrôleurs qui patrouillent le système de transports. Heureusement, mon colocataire avait quelques vélos à disposition qu’il m’a laissé emprunter gratuitement. Bien qu’à contrecœur au début (la température de Boston peut baisser jusqu’à –30 degrés en hiver), je m’y suis vite habituée et me suis finalement transformée en véritable passionnée de vélo.
# 3 Je déteste faire les courses
Il serait difficile de me décrire comme une fan du shoping : je déteste tout simplement cette activité, qu’il s’agisse d’acheter des provisions, des vêtements ou toute autre marchandise. En ce sens, vivre en bitcoin m’a effectivement facilité la vie en me faisant comprendre qu’aux États-Unis, au moins, il est possible d’acheter à peu près n’importe quoi en ligne. En termes de besoins de survie élémentaires, mon sauveur était Foodler, un service de livraison de repas qui accepte le bitcoin. Pour d’autres nécessités, je pouvais compter sur Overstock pour les vêtements ou les accessoires et sur TigerDirect pour l’électronique. Il m’était ainsi difficile de trouver quelque chose (que je veuille vraiment) qui soit impossible à acheter grâce au bitcoin.
# 4 Le loyer est moins cher en bitcoin
Le loyer est dû la dernière semaine de chaque mois. Bien sûr, je devais payer mon loyer sans recourir au dollar, ou toute autre monnaie fiduciaire. Ce défi s’est avéré assez facile, car mon propriétaire était lui-même un passionné de bitcoin, qui préférait être payé en bitcoin plutôt qu’en dollars. En fin de compte, nous avons tous deux bénéficié de cette offre : grâce à la haute déflation que traversait le bitcoin, je devais en fait payer moins pour que mon propriétaire gagne plus.
# 5 La vie sociale est surestimée
Il est vite devenu évident que le fait de vivre exclusivement en bitcoin allait considérablement dégrader ma vie sociale. L’essentiel de ce que je pouvais manger ou boire était limité à ce que l’on trouvait chez Foodler. Si je n’étais pas parvenue à convaincre mes amis de manger dans les rares restaurants qui acceptaient le bitcoin (on n’en comptait malheureusement que deux à l’époque), j’aurais toujours mangé seule.
# 6 J’ai besoin d’amis
J’aime à penser que je suis une personne totalement indépendante, mais le bitcoin m’a fait prendre conscience de l’importance des amis. Comme je souffrais de l’impossibilité de dépenser de l’argent, au-delà de ce que je pouvais acheter sur le net par le biais de Foodler et quelques autres sites de vente en ligne de matériel électronique, j’ai élaboré une nouvelle règle — qui aurait pu ressembler, au premier abord, à de la tricherie, mais qui s’est avérée un outil extrêmement utile pour élargir la portée de l’écosystème bitcoin.
Alors que je n’avais pas le droit de me reposer sur des « portefeuilles humains » (c’est-à-dire de demander aux gens de payer pour moi puis les rembourser en bitcoins), j’ai décidé que je pouvais tout de même me servir une seule fois des gens qui n’avaient pas (encore) de portefeuille bitcoin. Cela me permettrait de maintenir un niveau de vie décent, tout en contribuant à l’augmentation du nombre de personnes possédant des bitcoins et qui chercheraient à leur tour des façons de les dépenser. Finalement, je suis devenue une sorte de missionnaire du bitcoin, faisant l’apologie du bitcoin auprès de mes amis pour obtenir ce que je voulais. Une tâche aisée étant donné que mon cercle social aux États-Unis était essentiellement constitué d’un petit groupe de chercheurs de la faculté de droit de Harvard spécialistes d’Internet et d’un groupe de techniciens du MIT.
# 7 L’Europe ne comprend rien au bitcoin
Avec CheapAir, une agence de voyages en ligne qui accepte le bitcoin, je pouvais facilement effectuer des vols aller-retour entre l’Europe et les États-Unis pour assister à des conférences, ateliers et autres évènements de ce genre. Pourtant, vivre du bitcoin en Europe s’est avéré beaucoup plus difficile que prévu. Il m’était, en effet, impossible d’y survivre sans enfreindre mon serment. Même avec le système du portefeuille humain, je parvenais rarement à convaincre mes amis de participer. La plupart d’entre eux n’avaient jamais entendu parler du bitcoin et ceux qui en avaient entendu parler le voyaient principalement comme une tentative menée par quelques technocrates pour instaurer une société capitaliste crypto-libertaire à travers un système monétaire de Ponzi. J’étais en difficulté.
# 8 Le milieu universitaire peut aider
Le milieu universitaire est notoire pour ses bas salaires. Pourtant, ce que les universités ne donnent pas sous forme de revenu direct est fourni — indirectement — sous forme de voyages, d’hébergement et autres dépenses quotidiennes dont on pourrait avoir besoin dans le cadre d’un événement universitaire. Heureusement, la plupart (voire la totalité) de mes voyages en Europe s’inscrivaient dans le cadre d’une conférence ou d’un atelier où ma présence était requise et où j’étais toujours nourrie — aux sens littéral et figuré — par de la bonne nourriture et une stimulation intellectuelle. Paris, Milan, Barcelone, Amsterdam, San Francisco, Dakar, Rio de Janeiro, Buenos Aires, etc. — plus je prenais l’avion, moins je sentais la nécessité de dépendre d’un type de monnaie fiduciaire ni même, à vrai dire, d’une devise cryptée.
# 9 L’argent est inutile
Tandis que les limites d’une vie reposant sur le bitcoin devenaient de plus en plus évidentes, je me suis rendue compte que l’argent n’est en réalité pas très utile. Je pouvais, en effet, obtenir gratuitement la plupart de ce que j’avais l’habitude de payer (en faisant juste preuve d’un peu de créativité). C’est ainsi que j’ai commencé à développer une nouvelle compétence : trouver de la nourriture gratuite dans divers événements de Harvard, obtenir des boissons gratuites dans les nombreuses soirées du MIT; me faire héberger gratuitement par des amis et par le biais du couchsurfing, me déplacer gratuitement grâce au vélo et à l’auto-stop; participer à des projections gratuites de films dans un parc, des lectures secrètes de poésie dans des maisons abandonnées; des conférences et des colloques gratuits, jusqu’aux séances d’essai pour la gym, le yoga ou la piscine — j’en étais venue à accomplir plus de choses sans argent que je ne l’avais fait auparavant. Mais alors que je m’amusais vraiment, j’ai été hantée par l’idée qu’en vivant du bitcoin, j’étais en train de me transformer progressivement en véritable magouilleuse.
# 10 Plus vous donnez, plus vous recevrez
Si la société me donnait, il me fallait donner en retour à la société. J’ai donc décidé que tout ce que je recevais gratuitement, je devais finir par le passer à quelqu’un d’autre — en espérant qu’il le transmette aussi finalement à un tiers. Plus vous donnez, plus vous recevrez, m’a dit une fois un ami. C’est peut-être la leçon majeure que j’ai retenue de cette expérience. L’argent n’a de fonction que dans une société où les gens ne partagent pas, ni se soucient les uns des autres. En essayant de vivre du bitcoin, j’ai arrêté de me soucier de l’argent, et — par conséquent — j’ai commencé à m’occuper davantage des gens et de ce qui les intéressait. Malgré l’échec technique du défi (car il est pratiquement impossible de vivre exclusivement du bitcoin), l’expérience a été une franche réussite dans la mesure où j’ai découvert les mérites d’une vie sans argent.
Primavera De Filippi
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015