les mythologies du not yet
storytelling et recherche de pointe en impression 3D
Elles s’inspirent autant des êtres imaginaires de Borges, qu’elles empruntent à l’ADN des massifs coralliens : entre préciosités plastiques et prothèses organiques pour les décennies à venir, les « Mythologies du Not Yet » (pas encore) de Neri Oxman brouillent les pistes entre l’investigation scientifique et l’utopie fantastique. Véritables transgressions entre art, sciences et design, ces impressions 3D dont les secrets de fabrication s’élaborent entre les laboratoires de la Côte Est (USA), Israël et la Norvège, entre chercheurs algoristes, biologistes, ingénieurs et chimistes, sont pour Neri Oxma, artiste enseignante au MIT, les totems expérimentaux d’une nouvelle révolution en cours.
Conçues dans le cadre de l’exposition Multiversités Créatives mise en œuvre par Valérie Guillaume au Centre Pompidou, les créatures de Neri Oxman interpellent le visiteur : de quelle matière sont-elles faites ? Du verre ? Du plastique injecté ? De l’acrylique, de l’encre ou tout autre chose ? Ces torses, ces casques ou ces hanches qui, telles des prothèses pour super héros, exhibent les fonctions vitales à la surface du corps font-elles partie d’une collection haute-couture inspirée par des recherches en bio-mimétisme, ou sont-elles l’objet de mutations produites en laboratoire par une apprentie sorcière, mue par une esthétique baroque singulière, entre Art Nouveau et la SF d’un Giger ?
Multiversités créatives : générer, fabriquer, représenter
Architecte, docteure en design computationnel, dotée d’une formation à l’école de médecine de Jérusalem, Neri Oxman est aujourd’hui enseignante au Massachussetts Institue of Technology, où elle dirige le groupe de recherche Mediated Matter (le matériau comme médiation), dont la quête consiste à renforcer la relation entre objets, environnements naturels et construits, en injectant dans les champs du design numérique et des nouvelles technologies, des principes de conception inspirés par la nature.
Le fruit de ses recherches fut couronné par de nombreux prix et présenté dans différentes biennales (Venise 2002-2004, Beijing 2009-2010) et institutions telles que le MoMA de New York, le musée des Sciences de Boston, le Smithsonian Institute ou en France, le Frac d’Orléans. Mais c’est au Centre Pompidou à Paris qu’elle offre, en 2011, une pièce originale nommée Stalasso réalisée en collaboration avec Craig Carter professeur au département des Sciences matérielles et de l’ingénierie du MIT.
Stalasso fut l’objet d’une première rencontre avec Valérie Guillaume, commissaire responsable du Centre de Création Industrielle à Beaubourg : créé en 2000, le service de prospective s’est donné pour mission d’explorer les processus de création, pas seulement en terme de fabrication des objets, mais de nouveaux systèmes d’organisation de la conception, dans le domaine du design, de l’architecture et des nouvelles technologies.
Bâtie autour de trois axes — « générer, fabriquer, représenter » — l’exposition Multiversités Créatives propose, à l’heure du big data, une réflexion sur le futur de l’industrie; qu’il soit fondé sur des modèles de conception et d’innovation computationnelles tels que les Fab Lab ou tout autre processus capables d’engendrer des formes et structures susceptibles de renouveler nos expériences quotidiennes, cognitives, imaginaires ou esthétiques.
Le coup d’envoi est donné en septembre 2011, lorsque Valérie Guillaume sollicite l’équipe de Neri Oxman, au même titre qu’une vingtaine d’architectes et artistes designers de sa génération (nés fin des années 70’s, début 80’s), quant à la conception et la production de pièces originales pour une exposition annoncée en mai 2012.
Neuf mois plus tard, l’enfant prodige du MIT épaulée par son confrère Craig Carter, revient à Paris avec 18 prototypes : 18 créatures en volume dont la complexité n’a d’égale que le foisonnement des connaissances qu’elles mettent en œuvre : à la croisée des sciences, des technologies contemporaines et des mythes universels qu’elles incarnent.
Bio-mimétisme et Cryptozoologie : les algorithmes de vie
Ce qui fascine dans le bestiaire extraordinaire de Neri Oxman c’est qu’il explore le processus même qui conduit à la vie, à la forme et la fonction. Dans la série Pneuma, qui fait référence aux organes respiratoires autant qu’à l’enveloppe de l’âme, Oxman s’inspire de la structure alvéolaire poreuse des éponges pour modéliser un bustier protecteur de la cage thoracique, usiné à partir de composants aux propriétés mécaniques à la fois résistantes, tendres et flexibles, qui permettent à l’air de circuler.
Dans une autre famille fonctionnelle, l’artiste designer fait référence à la puissance du Léviathan, dont les caractéristiques du serpent marin sont détaillées dans le livre de Job : elle introduit, par exemple, dans la conception interne de cette deuxième peau (Leviathan 2), un système de rainurage vertical qui donne au corps toute sa souplesse sans perdre de sa force, lors de torsions. La combinaison des couleurs nous instruisant sur la complémentarité des composants qui constituent ces créatures insolites.
Outre les enseignants chercheurs du MIT, conseillés par le Wyss Institute d’Harvard University, quatre autres équipes d’ingénierie industrielle ont planché sur les objets fantasmés d’Oxman : the Math Works, l’éditeur de logiciels scientifiques, The chaos group, spécialiste du rendu 3D, et le norvégien Uformia qui oriente de plus en plus son activité sur le dessin et la conception d’objets 3D, voués à l’impression.
Et c’est grâce à l’équipe R&D d’Objet Geometries, basée à Tel-Aviv, que cette progéniture allégorique verra la lumière du jour. Partenaires incontournables du projet, ces maîtres d’une impression 3D fondée sur des machines à jet d’encre ont travaillé plus spécifiquement avec l’artiste sur la mise au point d’algorithmes et l’élaboration de cartouches de résine capables de produire des motifs de couleur en trois dimensions.
Depuis 1998, les chimistes d’Objet développent pour leurs imprimantes, toute une gamme de matières — des photopolymères à base d’acrylique les plus rigides, permettant de simuler le verre, aux plastiques techniques les plus élastiques —, dont ils décuplent les possibilités de texture et de rendus par un éventail de tonalités et une spécificité d’impression capable d’envoyer deux jets de matière simultanés. Ce qui nous motive dans le travail d’Oxman, c’est cette capacité à s’affranchir des contraintes inhérentes au design industriel, et de pousser le processus créatif au-delà des limites technologiques actuelles, explique Éric Bredin, responsable marketing d’Objet pour l’Europe.
Identifiée comme « Esprit révolutionnaire » par nos confrères du magazine scientifique Seed, Oxman a choisi pour autoportrait, le mythe d’Arachné : telle l’araignée dont les glandes séricigènes peuvent tisser jusqu’à six fils de soie différents, l’architecte transgresse avec élégance les frontières entre art, science, littérature et design, persuadée que nous sommes à l’aube d’une révolution industrio-culturelle aussi puissante que l’imprimerie de Gutenberg.
Véronique Godé
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016