Dans le cadre d’un programme de recherche nommé ObjeTS (1), s’appliquant à étudier les nouvelles pratiques scéniques entre un acteur et un objet technique, la chercheuse Julie Valero et la danseuse Maëlla-Mickaëlle Maréchal ont tenté d’éclairer cette nouvelle arrivée du drone sur nos plateaux de théâtre.
Depuis l’invention de la mise en scène à la fin du XIXe siècle, l’objet est apparu sur les scènes comme un acteur essentiel de la représentation théâtrale, véritable partenaire de l’interprète. Aujourd’hui, l’utilisation d’objets techniques tels qu’ordinateurs, smartphones ou drones sur les scènes des théâtres interroge à nouveaux frais les fonctions et les usages de l’objet en scène : comment ces objets d’un nouveau genre mettent-ils en jeu la représentation ? Éléments de réponse avec Maëlla-Mickaëlle Maréchal.
Quel partenaire de jeu est le drone ? Existe-t-il un rapport de force entre toi et lui ? Te sens-tu « obligée », « contrainte » par lui ou est-ce plutôt lui qui te suit ?
Le drone reste une machine, mais une machine singulière. Il a quelque chose d’humain ou d’animal, plus que n’importe quelle autre machine : son oeil. L’oeil-caméra. Alors il est possible pour moi de créer une relation avec le drone, de jouer avec lui. Il n’y a pas de rapport de force entre lui et moi, plutôt une tension permanente. Comme un fil tendu qui pourrait se briser à chaque instant s’il s’approche trop de moi, ou inversement. Le fait de risquer de se faire blesser par cette sorte d’animal apporte à ma gestuelle quelque chose que je ne peux trouver dans aucune autre situation.
Peut-être qu’un dompteur est dans ce même état du corps : tous mes muscles sont sous tension, mon regard obnubilé par le sien. Les quelques fois où je m’en détourne, je peux le situer en permanence, par le son qu’il produit, évidemment. C’est assez hypnotisant, ce ronronnement permanent. Pendant les séquences de tournage, je n’entends plus rien d’autre, plus que sa « voix ». Peut-être parce que je ne suis plus en rapport direct avec l’espace réel, mais avec un nouvel espace.
C’est justement cet espace qui me semble être la seule contrainte qui naît durant ce dialogue : notre espace à respecter, comme une sphère d’intimité que je ne peux pas dépasser, sous peine de perdre une mèche de cheveux, ou plus embêtant, un doigt ou un œil. Lorsque cette frontière est dépassée et que je sais que le fil est rompu, la machine reprend sa place de machine, l’œil semble trop proche, le drone paraît immobile et j’en vois tous les détails, les boutons, la carène, les circuits…
Je ne guide jamais seule ce mouvement avec le drone. Il est mené par Étienne Dusard, son pilote. Avec une écoute et une attention sans relâche, il est possible de composer ensemble nos déplacements. Et d’ailleurs, pendant les quelques moments durant lesquels je danse et chorégraphie seule mon espace, je coupe furtivement ce lien avec la machine. Pour ma part, je préfère rester à l’écoute de mon bourdon machinique et me laisser porter par le mouvement continu et la fluidité de l’échange.
Pourquoi danser avec le drone en patins à roulettes ? S’imposent-ils comme la nécessité d’être toi-même outillée face à cette machine singulière ?
J’aime cette idée d’être outillée moi aussi. Cette singularité peut se lire comme un prolongement du corps, comme un accessoire qui dans cette nouvelle forme d’images, définirait un personnage féminin autrement. Et, comme le drone, je deviens outil d’une certaine manière. Mes mouvements sont réduits et moins organiques. Le patinage est une discipline exigeante, toujours à la recherche de lignes parfaites, de courbes régulières, d’une certaine symétrie tout autant dans le corps que dans la construction de l’espace. Le corps en arrive à une extrême rigidité.
Le fait d’être sur mes patins à roulettes met en évidence ce manque de naturel dans mon corps dont les mouvements deviennent quasi mécaniques. Je trouve cela intéressant de relier une femme et une machine à une certaine mécanique : mécanique du corps qui engendre une mécanique de l’esprit en construisant ce dialogue charnel avec le drone, en contrôlant mes mouvements, en les adaptant à cet autre et à son mode de déplacement.
Paradoxalement, je peux trouver deux états en étant sur mes patins : une sensation de liberté immense lorsque je prends de la vitesse, lorsque mon espace est étendu, sans aucune limite. Durant ces instants, je ne me sens pas du tout outillée, et bien au contraire, je me sens bien plus libre que toutes les machines performantes et même que la plupart des hommes.
Et inversement, lorsque mon espace est réduit, limité, voire dangereux, le processus inverse se met en place. Le fait d’être sur mes patins, me semble un frein, une limite supplémentaire. Mes déplacements sont réduits, mes patins deviennent véritablement un outil étranger et peuvent me gêner.
Dans le processus de cette expérimentation, ces outils-corps ont toujours été directement présents. Nous n’avons jamais composé ces expériences scéniques en commençant par une phase sans ces objets. Au contraire, leur intégration semble nécessaire à cette présence féminine : on lui enlèverait quelque chose si elle apparaissait sans ses pieds-machines.
Durant ta confrontation avec le drone, tu es une danseuse ou patineuse silencieuse qui roule et glisse dans le bourdonnement incessant. Ce silence de ta part était-il une nécessité ? Peut-on parler à un drone, y a-t-il une dramaturgie du drone à rêver ?
Oui, je reste silencieuse, et ce silence a une importance dans cette forme; comme une échappée poétique portée par le son du drone. Ce bourdonnement devient son chant, et moi, une présence seulement; la machine prend le pas sur l’homme.
Son bourdonnement hypnotique me porte, c’est une nécessité. Comme une mémoire du corps, ce « chant » a une place dominante dans la composition de mon déplacement. J’ai besoin d’entendre ce son d’hélice régulier, sourd, brut. Cette musique concrète de l’envol. Je pense qu’ici, le fait de tourner, presque flotter sur mes patins, vêtue de blanc, rend mon silence nécessaire. Nous rompons alors avec un personnage féminin attendu, presque déshumanisé.
Pour autant, je suis persuadée qu’une adresse au drone serait possible. Cette dramaturgie est à rêver, c’est une évidence. Nous parlions précédemment de la singularité de cette machine : son œil. La possibilité de création dramaturgique avec un drone reste immense et peut être d’une grande richesse grâce à ce nouvel œil. Il se place entre l’humain et la machine. La réponse n’est peut-être pas l’adresse évidente, identique à celle entre deux comédiens.
Cette forme s’essoufflerait certainement très vite. En revanche, sa richesse se situe dans la nouvelle matière qu’il crée directement : l’image qu’il capte. Le drone a un œil et permet un double regard. Mais également une double action. Il déambule et s’envole, déjà ce déplacement est singulier et s’intègre entièrement à une forme scénique et crée déjà une nouvelle dramaturgie. Puis il capte le réel, au cœur du plateau, et donne alors un regard interne de ce plateau au public. Je pense que cela aussi permettra, dans un avenir proche, de développer une dramaturgie propre aux drones en scène.
propos recueillis par Julie Valero
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015
(1) ObjeTS (Objet Technique en Scène) est un programme de recherche initié par la Maison de la création (Université Stendhal Grenoble Alpes) et mené par Julie Valero et Guillaume Bourgois. Le programme s’appuie à la fois sur l’étude d’archives et sur le suivi de créations artistiques.