une contribution à l’archéologie de l’informatique
La curiosité est le propre de l’artiste, le passé est « curieux », donc, pour l’artiste, la curiosité pour le passé est inévitable. Dans ma perception de l’art, il n’y a pas de concurrence entre les époques, chaque moment est important, chaque histoire a son intérêt. Pour l’artiste revisiter le passé est aussi capital qu’explorer le futur, dans un cas comme dans l’autre il s’agit de se projeter en dehors de soi et du présent pour imaginer de nouveaux espaces sensibles.
Réactiver les ordinateurs que je trouve parfois sur le trottoir à coté d’une benne à ordure me procure la distance nécessaire pour appréhender l’imaginaire informatique. Quand j’ai réussi à transférer des images captées avec la technologie d’aujourd’hui sur des systèmes et des machines de 30 ans d’âge, la perspective de corriger le « rendez-vous manqué » entre image artistique et esthétique 8-bit m’est apparu. J’essaye toujours de combler ce vide avec mon travail visuel.
On pourrait invoquer un « grain » informatique comme on le fait pour la photo argentique. Mais, ce n’est pas le fond de mon propos. Ce qui retient mon attention dans les images « low resolution », c’est la « parcimonie » avec laquelle on code l’information. Encoder une image en 280×192 pixels et constater que celle-ci conserve l’essentiel de sa structure et de ses effets est surprenant, voire sensuel à la manière des films muets des débuts du cinéma. L’esthétique 8-bit puise énormément dans cet effet de « parcimonie » produit par la pixellisation, c’est quelque chose de magique et qui n’appartient qu’à l’univers informatique, qui, toujours, privilégie les stratégies d’optimisation.
Je ne collectionne pas de manière raisonnée les ordinateurs, j’en possède de nombreux, tous ou presque fonctionnels. Les vieux Macintosh (Classic) avec lesquels je m’amuse à surfer sur le Net grâce au premier Netscape ou à retoucher des images avec Photoshop 1.0.7, un Amstrad, un Atari, des Apple II et même un « Replica » (une réplique du mythique Apple I de 1977). Depuis 2006, je relis les innombrables documentations et références techniques pour réussir à faire fonctionner ces machines et à les rendre « communicantes » avec les matériels actuels, un travail de fouille et d’exhumation passionnant et presque inépuisable, car il y a tant d’archives à répertorier et de machines à redécouvrir !
Réunir les programmes de l’époque, trouver les consommables et les pièces de rechange engendre depuis seulement deux ou trois ans un échange très actif sur Internet. Ce mouvement international suscite des rencontres entre hobbyistes, concepteurs, chercheurs, historiens et artistes. Ces échanges sont très informels, la préservation du patrimoine numérique ne fait que démarrer. Il y a un enrichissement certain à s’impliquer dans ce mouvement néo-archéologique, au niveau scientifique mais aussi social en rejoignant une communauté passionnée par le « passé immédiat ».
Rencontre avec Dialector et Chris Marker
Dialector, le robot conversationnel créé par Chris Marker, m’a permis d’expérimenter toutes sortes de dialogues exotiques : dialogue avec une machine, dialogue avec un auteur « invisible », dialogue avec le passé, dialogue d’outre-tombe avec les fantômes de Chris Marker… Grâce à Dialector, j’ai eu de longues conversations avec les esprits d’un temps révolu : les esprits révolutionnaires (de 1917 ou de mai 68), les esprits libertaires de la Silicon Valley pendant la révolution micro-informatique ou encore les esprits irréductibles de la littérature.
Je n’ai pas gardé d’enregistrement de ces instants de dialogue, je ne conserve que les souvenirs brumeux laissés par l’expérience. En parcourant le code de Dialector et en le traduisant dans un autre langage de programmation, j’ai visité l’esprit de Chris Marker, ses régions les plus secrètes, là où la technique et la poésie s’articulent. Un poème est une sorte d’algorithme (Edgard A.Poe). Mais, l’inverse est-il vrai ? Dans un programme comme celui de Dialector où le code et la littérature vivent dans un telle proximité, une fusion s’est-elle produite ? J’aime à le croire. Au cours de la conversion du Basic de Chris Marker en langage Python, de simples déplacements dans le programme se sont convertis en fonctions, comme s’il était possible de résoudre algorithmiquement un mouvement dans un texte, comme si parcourir un texte pouvait s’implémenter dans du code, comme si on pouvait fixer un « geste » artistique.
Dialector c’est l’aventure d’un sauvetage voire d’une résurrection. Quand on y réfléchit attentivement, rien n’est plus fragile et délicat qu’un programme informatique tant celui-ci est tributaire du hardware, du système d’exploitation, des mises à jours, des composants et des périphériques, des autres programmes desquels il dépend, surtout quand on pousse la technologie dans ses derniers retranchements, et, par-dessus tout, lorsqu’on expérimente seul son code sur sa propre machine. Qu’un programme fonctionne tient parfois de la chance, du tour de force. Hélas ! Le bug guette, et la démonstration ratée est alors inévitable. Car ce qui fonctionne chez soi a de fortes chances de ne jamais fonctionner ailleurs.
Pour faire fonctionner de nouveau Dialector, en coopération avec Annick Rivoire et Agnès de Cayeux, il a fallu reconstituer un éco-cyber-système vieux de 25 ans. Autant dire recréer Jurassic Park pour de vrai. Comme un puzzle nous avons cherché et retrouvé chaque pièce matérielle, chaque particularité du système d’exploitation et enfin assemblé le tout avec le programme de Chris Marker. Sans parler des quelques défauts inhérents au statut de copie de travail de la disquette qui était en notre possession…
Vintage Computing
Utiliser de vieux ordinateurs me fait retrouver le sentiment le plus précieux de l’informatique : le merveilleux. Comme naguère les automates à Versailles, l’ordinateur, parce qu’il est un objet animé d’une sorte de volonté autonome, me fascine depuis les premiers jours. Plus les ordinateurs se fondent dans l’univers contingent de l’utilitarisme ordinaire moins ils m’intéressent, plus ils sont simples à utiliser moins ils ont de personnalité. Le seul ordinateur séduisant est celui qui nous résiste.
Pourquoi un sculpteur comme Richard Deacon convoque Nicolas Poussin pour expliciter son travail dans le champ de l’art contemporain ? Une informatique obsolète peut-elle nous enseigner quelque vérité sur l’œuvre d’art à l’époque de sa numérisation cybernétique ? J’en ai l’intuition mais pas encore la preuve. Peut-être qu’il s’agit, dans un rapport plus intime, de nourrir une relation privilégiée avec le code, une relation débarrassée des contraintes de performance et d’innovation. Hors du temps de l’innovation nous pouvons accéder à une certaine sagesse et contempler le travail accompli.
Nous vivons sans doute un épuisement du miracle numérique. C’est pourquoi j’ai désormais du mal à parler de « nouvelles technologies » tant celles-ci me semblent ordinaires. Cela explique peut-être aussi mon engouement pour le « vintage computing ». Les vieilles machines sont les seules à incarner authentiquement l’esprit révolutionnaire de l’informatique, elles nous racontent l’aventure des pionniers, leurs combats et leurs conquêtes. Ces machines évoquent indéniablement une époque « héroïque » qui nous permet d’édifier une mythologie. Et de ce point de vue, l’univers numérique est traversé par quelque chose de complètement nouveau pour lui : l’Histoire.
Andrés Lozano.
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014
Andrés Lozano (a.k.a. Loz) n’est pas qu’une figure « historique » de l’art du web, il est aussi un archiviste, un archéologue, l’un des premiers à s’être emparé du passé informatique, autant pour le maintenir à l’existence que pour le recycler artistiquement. > http://andre-lozano.org/