Spécialiste du photomontage, Peter Kennard a toujours présenté son travail comme une manière d’utiliser des images iconiques facilement reconnaissables et de les rendre inacceptables. Une logique militante qui se traduit encore aujourd’hui dans des dispositifs multimédia réalisés avec l’artiste Cat Phillipps.
C’est à travers la plastique percussive du photomontage que l’artiste londonien Peter Kennard s’est fait connaître à la fin des années 60. Guerre du Vietnam, nucléaire, puis atteinte aux libertés croissantes dans les pays occidentaux depuis les évènements du 11 septembre : les sujets que Peter Kennard a choisis comme support de son esthétique critique renvoient à des mécaniques politiques érodant progressivement les libertés civiles. Son célèbre photomontage Photo Op, présentant le cliché grinçant d’un Tony Blair tout sourire effectuant un « selfie » devant un paysage pétrolifère en feu en pleine guerre d’Irak a fait le tour du monde, tout en essuyant une sérieuse censure dans son pays d’origine : l’image a en effet été interdite de diffusion dans l’espace public au Royaume-Uni.
Pas de quoi pourtant changer les convictions d’un artiste profondément engagé, dont ce travail symbolisait autant sa nouvelle approche artistique, plus multimédia grâce à sa collaboration désormais dans la durée avec l’artiste Cat Phillips — leur collaboration entamée en 2002 en réaction à la guerre en Irak s’est depuis élargie à la dénonciation des logiques globales, guerrières, mais aussi économiques, des États et des grandes multinationales de la planète —, que la nécessaire prise en compte dans son champ d’investigation artistique de l’évolution de nos sociétés modernes, littéralement bombardées d’images de toute origine (télévisuelles, mais aussi technologiques et « en réseau », avec l’avènement des tablettes et la prolifération de sites Internet, de plateformes de réseaux sociaux, créant un inévitable effet de surenchère médiatique audiovisuelle) à longueur de journée.
Télescopage médiatique
Dès que l’on se lève le matin, on est littéralement bombardé d’images, confirme Peter Kennard. La plupart d’entre elles n’ayant d’ailleurs pour but que de nous vendre des produits dont nous n’avons pas besoin. En tant qu’artistes travaillant sur des photomontages, et utilisant donc l’image comme matière première, nous ne pensons pas qu’il existe une méthode spécifique et unique pour combattre cette agression, si ce n’est celle d’essayer de critiquer ouvertement cette mainmise médiatique des grandes entreprises en montrant les connexions entre des images que la sphère néolibérale essaye de garder hermétiquement séparées. Des photos de leaders politiques et des nervis des grandes entreprises peuvent ainsi entrer en résonance lorsqu’on les fait se télescoper, en vertu des conséquences de leurs actions. Ce genre de montage permet de montrer la collusion de leurs actions en termes de création de pauvreté, de mort et de maintien des privilèges d’une minorité richissime. Tout ce qui se cache derrière le masque figé de leurs sourires.
Le fait est que, pour mener ce combat, Peter Kennard utilise paradoxalement de plus en plus les flux d’Internet pour trouver la matière première à la réalisation de ses œuvres. Dans les années qui ont suivi l’invasion de l’Irak, notre travail avec Cat [Phillipps] s’est de plus en plus basé sur un mélange d’images numériques combinées avec de la peinture, du fusain ou autre, poursuit Peter Kennard. Cela nous permet aussi de rendre notre travail accessible en ligne via notre site web et des téléchargements gratuits. C’est une manière pour nous d’utiliser aussi Internet au profit de notre cause. Dans le cas de Photo Op, cela a ainsi permis que l’image soit diffusée et utilisée par de nombreux collectifs anti-guerre.
L’œuvre la plus récente et la plus représentative de cette attaque conjointe contre la logique belliciste des États et sa connexion avec la grande finance est sans nul doute l’installation Demotalk, un environnement physique hostile constitué de murs brûlés, d’interventions manuelles et d’écrans mettant en rapport chefs d’États et d’entreprises dans un contexte sonore prégnant de bruits de guerre, d’artillerie, mais aussi de revendications contestataires émanant de la rue. Nous l’avons conçue à la fois comme une installation et une performance, revendique Peter Kennard.
Demotalk a été créé pour le Festival d’Édimbourg 2014. L’idée de cette pièce était aussi de démystifier le principe de création d’une œuvre. La performance commence comme une simple présentation orale de notre travail, puis cela dégénère rapidement dans un exercice plus théâtralisé, où nous trifouillons des piles de journaux, où nous déchirons des images de couverture montrant nos grands leaders politiques pour dévoiler des images sous-jacentes. On déchire, par exemple, une page du Financial Times où apparaît Barrack Obama pour révéler en-dessous une image d’attaque de drones. On déchire une page avec Vladimir Poutine pour dévoiler une page mettant en exergue le nombre de morts en Ukraine.
Les Tours Débris
Les prochaines étapes du travail liant Peter Kennard et Cat Phillipps seront d’ailleurs de ce même tonneau, à la fois multimédia et performatif. Nous travaillons actuellement sur un nouveau projet à venir dans le cadre de notre exposition Here Comes Everybody, qui sera montré à la Stills Gallery à l’occasion de l’édition 2015 du Edinburgh Festival, explique Peter Kennard. Nous sommes actuellement en train de construire des tours à partir de matériaux divers récupérés dans les rues autour de notre studio à Londres. Ces tours sont un peu notre riposte au fait que Londres est de plus en plus envahi par des tours à plusieurs millions dollars accueillant des sièges de multinationales, jouant la carte de l’intrusion gentille, en se camouflant derrière des formes agréables ou en prenant des noms leur conférant une certaine sympathie, comme The Gherkin [le cornichon], The Cheese Grater [la râpe a fromage], The Walkie Talkie [le talkie-walkie] et The Shard [le tesson]. Notre complexe à nous, de cinq tours, s’appelle The Debris [le débris].
Faut-il voir dans ce retour à une certaine matérialité plastique un recentrage sur des questions de performance dans l’espace public, qui ont eu chez Peter Kennard une véritable existence en leur temps, notamment autour de son intervention News Truck qui voyait il y a quelques années l’artiste sillonnait les rues de Londres jusqu’à la Bourse, à bord d’un camion montrant des images de une des journaux économiques surlignées d’une main rageuse, et qui se traduisent encore aujourd’hui dans sa collaboration avec Cat Phillipps par des affichages de rue utilisant la même technique de surimpression — comme récemment autour du projet The Wealth Of Nations à Prague ?
Il est essentiel pour nous de pouvoir travailler sur la plus grande variété de scénarios possibles, répond Peter Kennard. Une galerie, la rue, Internet, un journal ou une manifestation sont autant de lieux potentiels pour engager un travail d’images critiques avec le public. La situation d’urgence qui procède des évènements dramatiques les plus récents nous oblige à trouver le contact avec les audiences les plus larges. Trouver la méthode de transmission de nos images la plus pure prendrait trop de temps. Il n’y a pas de méthode de travail nous concernant qui ne soit teintée d’éléments du système que nous voulons changer. La dénonciation de quelque chose passe nécessairement par son utilisation et son traitement médiatique, mais à notre manière.
Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015