(for the street)
L’artiste Axel Stockburger a installé en plein centre-ville de Vienne, en Autriche, une sculpture monumentale crachant des pièces d’un euro sur un mode aléatoire, de fin juin à mi-octobre 2014. Quantitative easing (for the street) souligne par l’absurde le changement d’échelle de la crise globalisée, symbole d’une crise de l’abondance plutôt que de la rareté.
Si John Maynard Keynes et Friedrich August Hayek (fréquemment associés aux antipodes de l’économie moderne) étaient d’accord sur une chose, c’est que le manque de confiance a un effet déstabilisateur. En conséquence, si cet indice de confiance, comme dans la crise financière de ces dernières années, est placé sous les projecteurs (précisément parce qu’une telle perte s’est produite), le pouvoir des relations sociales dépasse les paramètres économiques : le manque de confiance assèche le climat des relations du commerce capitaliste.
L’intervention de l’artiste Axel Stockburger dans l’espace public attire notre attention sur cette situation, en faisant allusion au changement de climat de l’économie mondiale où la crise actuelle n’est pas, comme on pourrait le croire, caractérisée par la rareté, mais plutôt par l’abondance.
Collecte et redistribution par et pour tous
L’artiste agrémente le boulevard Graben, à Vienne, d’un objet sculptural dont la valeur réelle intrinsèque est révélée aux passants par sa qualité performative : du 27 mai à la mi-octobre 2014, un totem apparemment plaqué or a expulsé de l’argent de façon aléatoire sous forme de pièces d’un euro dans l’un des endroits les plus affluents de Vienne. Le flux horizontal de personnes s’accompagnait d’un flux généré au hasard pour la durée de l’intervention, qui représentait aussi une invitation à participer. Quantitative Easing (for the street) n’exclut personne. Au contraire, l’œuvre permet aux participants de collecter les pièces et de les redistribuer sans discrimination à des flâneurs, des touristes, des acheteurs, des gens d’affaires, des mendiants, des passants au hasard ou des résidents.
Cette pièce aborde l’impermanence, la volatilité et l’inégalité intrinsèques à un système de valeurs défini par l’économie, sur l’artère principale de Vienne traditionnellement dédiée à la promenade et au shoping (1). Quantitative Easing (for the street) s’inscrit dans une longue tradition d’engagement des artistes en réaction à des phénomènes sociaux associés à la domination économique et sa manifestation physique, l’argent.
Fiction, art et économie
Comme dans ses travaux précédents, où l’artiste autrichien explorait les médias contemporains tels le film, les jeux vidéo ou l’informatique et leurs conventions gestuelles, matérielles et linguistiques, Stockburger s’intéresse aux fictions sociales, qui dans ce cas sont générées à la fois par l’économie et par l’art. Les deux doivent leur existence à des conventions et sont sujets à changement. Ces phénomènes régissent notre vision du monde, précisément parce qu’il s’agit de constructions de l’esprit.
Dans ce sens, le projet de grande envergure construit par Stockburger sur le boulevard Graben fait à la fois référence à l’importance culturelle et à la valeur économique de l’or. Cette valeur résulte, entre autres, de la capacité de l’or à « rester en vie » après la mort, à la fois comme moyen de maintien de la valeur et comme matière première des arts. L’or conserve les réussites de toute une vie qu’il rend disponible aux générations suivantes. L’or a été et reste également, au-delà de sa signification cultuelle, la matière première de la manifestation physique de l’économie et de l’art, de sorte que ces deux fonctions sont souvent indissociables.
Toutefois, ce qui tombe vraiment de ce réservoir fictif des systèmes historiques de valeur créé par Stockburger (à savoir de l’argent sous forme de pièces en euro) est, à l’heure actuelle, soumis à une volatilité sans bornes, au regard des changements de valeur mesurés en millisecondes plutôt qu’en générations, voire en siècles. La réalité de l’argent est donc à double tranchant : d’une part, c’est « la nourriture » des relations sociales d’échange, d’autre part, il représente les prix virtuels, c’est-à-dire fictifs, fixés sur les marchés financiers, à un niveau inimaginable et à des vitesses incroyables.
Les fictions, économiques ou artistiques, sont fragiles et spéculatives. Alors que l’art utilise l’existence dans le présent pour refléter l’apparence de la réalité, les marchés financiers produisent des apparences sensées être appréhendées comme des réalités futures pour empêcher l’effondrement du château de cartes érigé par la spéculation et l’investissement. Ce que nous appelons la « crise économique » se produit dans une réalité où ce « monde » contingent périt dans l’abîme des mesures d’austérité.
Le projet de Stockburger entre en scène suite aux événements qui définissent notre monde globalisé actuel. Il se place là où une nouvelle fiction (celle d’un soi-disant « assouplissement quantitatif ») reconstruit ce monde, à présent conçu en termes purement économiques. En ce sens, Quantitative Easing (for the street) est une interaction artistique dotée d’un système politique et financier destiné à sauver un « monde » déjà effondré.
Quelle sera la conséquence sur la réalité sociale qui en découle ? Dans quelle mesure les fictions de l’argent et de l’art parviendront-elles à créer des mondes ? En quoi ou en qui pouvons-nous avoir confiance ? Voici les questions que Stockburger se pose et pose aussi à tous ceux qui se bousculent le long du boulevard Graben.
Gerald Nestler
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015
Gerald Nestler s’appuie sur la performance, la vidéo, l’installation, la parole et le texte pour questionner les méthodologies, les récits et fictions relatifs à la finance et leur rôle dans la biopolitique actuelle. www.geraldnestler.net
(1) Un projet réalisé à l’invitation des commissaires Muntean/Rosenblum pour KÖR (Kunst im Öffentlichen Raum) à Vienne
Info: www.stockburger.at/qe