… cherchant désespérément à saisir les racines du bug
En tant que symptôme annonciateur des phénomènes d’obsolescence, le bug est un concept important dans le cadre d’une archéologie des média, aussi bien que dans les champs scientifiques et technologiques. De par son lien étroit avec les questions du fonctionnalisme et de l’échec, il intéresse également l’art contemporain. Les artistes numériques se sont emparés de cette question au travers du glitch, forme qui connaît une expansion importante depuis la fin de la dernière décennie (1).
Auparavant, des artistes du Web comme JODI ou Jimpunk avaient largement exploré les défaillances des codes informatiques et des navigateurs. Le terme glitch, en tant qu’il dénote un genre, provient en fait de la musique électronique du milieu des années 1990 et caractérise une esthétique de l’échec — aesthetics of failure (2). Il est également utilisé dans le monde du jeu vidéo pour désigner un bug sur le comportement d’un objet 3D animé. On trouve des précédents à ces usages dans l’art vidéo, comme par exemple dans l’œuvre I’m not the girl who misses much de Pipilotti Rist (1986) ou dans les machines auto-destructrices de Jean Tinguely des années 1960, voire dans l’héritage moderne du début du XXe siècle. On perçoit ici toute l’ambiguïté qui réside dans le concept de bug, phénomène dysfonctionnel, inattendu et involontaire dont l’aspect paradoxal apparaît dès lors qu’il acquiert lui-même une fonction, celle, par exemple, de produire du sens, ou des œuvres d’art.
Archéologie des média et glitch
Intitulée The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing (3), l’installation dont il est ici question se compose d’un caisson de verre de 100x50x50 cm scindé en deux parties égales, séparées par une paroi. Dans l’un des blocs est disposée une tour d’ordinateur démontée, laissant apparaître les différents composants nécessaires à son fonctionnement comme le disque dur, la carte mère, la carte graphique, les barrettes de mémoire, ainsi que de nombreux câbles enchevêtrés. Le tout repose sur du terreau et divers éléments végétaux qui évoquent un écosystème animalier sommaire. Avant de sceller le compartiment, une cinquantaine de grillons sont introduits à l’intérieur. En évoluant à la surface des cartes électroniques, les grillons provoquent des courts-circuits. Ils servent de connecteurs/interrupteurs aléatoires entre les différents composants de l’ordinateur.
Ces courts-circuits créent un dialogue entre ce premier bloc, représentant la part physique du dispositif, et le deuxième, représentant la part virtuelle. Celui-ci contient en effet un moniteur connecté à l’ordinateur démonté du premier bloc. La connexion se fait grâce à un câble qui passe derrière le caisson de verre. Le spectateur peut y voir une vidéo qui tourne en boucle : tantôt une émission télévisée du chanteur Dave, tantôt des fourmillements d’insectes filmés en gros plan, et d’autres séquences difficilement identifiables. Mais la lecture de cette vidéo est perturbée par des défaillances de l’affichage de l’écran — les glitches. Le spectateur comprend rapidement que ce sont les grillons, qui, en passant sur les circuits imprimés, provoquent les aberrations visuelles sur l’écran du caisson adjacent.
Dans son principe, l’installation s’articule autour de deux axes principaux. Le premier est en lien avec l’archéologie des média. Il concerne ce qui est considéré comme le premier bug informatique de l’histoire identifié en 1947 par Grace Hopper (5). Inventorié par l’informaticienne américaine dans le journal d’entretien du Harvard Mark II et signalé par la phrase First actual case of bug being found, il consiste en un dysfonctionnement au niveau des composants physiques de la machine : un insecte (bug en anglais) — plus précisément un papillon de nuit — se retrouve piégé dans l’un des relais du gigantesque ordinateur électromécanique et provoque une panne dans son fonctionnement. The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing vise à réactiver ce bug originel.
Le deuxième axe concerne la pratique du glitch, actuellement en vogue dans la création numérique. Le glitch est une forme de bug, une défaillance dans la lecture d’un fichier digital, dans l’affichage d’une image par exemple, ou bien dans l’exécution d’un son ou d’une vidéo. On distingue en général les glitches d’origine logicielle de ceux d’origine matérielle. Les premiers appartiennent à la pratique du data bending, qui consiste à modifier des données numériques d’un fichier informatique de manière à provoquer des dysfonctionnements incontrôlés lors de leur lecture. Par exemple, on ouvre un fichier image avec un éditeur de texte afin de visualiser son code source hexadécimal, incompréhensible pour un humain, puis on le modifie à loisir. La nouvelle image qui résulte de cette opération hasardeuse apparaît alors couverte de pixels intempestifs et de caviardages digitaux improbables.
De manière plus générale, la pratique du data bending consiste à modifier un fichier d’un format numérique donné avec un logiciel conçu pour d’autres formats : on glitche une vidéo avec un logiciel de traitement sonore, on glitche un son avec Photoshop… La pratique du circuit bending se rapporte en revanche au cas des glitches d’origine matérielle (c’est le cas de l’installation décrite ici). Si le résultat apparent est similaire, la cause se situe non plus au niveau du software, mais du hardware : il s’agit dans ce cas de court-circuiter de façon volontaire les éléments électroniques de faible tension que sont les composants de l’ordinateur afin de provoquer des perturbations dans la lecture des fichiers numériques.
De l’impossibilité de préserver le bug
L’esthétique « post-digitale » (4) qui s’est développée autour de ces deux pratiques, celle du data bending et celle du circuit bending, joue sur la perte de contrôle, l’aspect aléatoire, voire magique, de l’intervention de celui qui manipule les fichiers informatiques. Elle se base aussi sur la démocratisation des outils numériques, et la facilité avec laquelle il est possible de détourner leurs fonctionnalités, avec très peu de connaissances techniques.
Si The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing interroge la notion de post-digital en introduisant l’icône vintage des années 1970 qu’est le chanteur Dave à l’intérieur d’un dispositif informatique, elle évoque également la question paradoxale qu’est celle de la conservation d’un dispositif qui dysfonctionne. La référence à l’installation créée en 1991 par Damien Hirst, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, dans laquelle on peut voir un requin conservé dans un aquarium rempli de formol, est d’ailleurs là pour nous le rappeler.
Au-delà de l’installation elle-même, le paradoxe est en effet criant dès lors que l’on se pose la question de la préservation du bug. Comme les créateurs de logiciels le savent bien, pour corriger un bug, et donc le faire disparaître, il faut impérativement pouvoir le reproduire. Réciproquement, un bug perdurera d’autant plus qu’il est non-reproductible. Comment alors envisager la question de la conservation d’une œuvre d’art qui joue sur la dysfonction, dans la mesure où, à l’instar du bug, l’œuvre perdurerait d’autant plus qu’elle est non-reproductible ?
Christophe Bruno
artiste et professeur à l’École Supérieure d’Art d’Avignon
Laura Garrassin & Sylvain Goutailler
diplômés du D.N.A.P., mention conservation-restauration
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014
(1) À l’origine, un glitch est une défaillance électronique qui entraîne un dysfonctionnement du matériel informatique (hardware), qui provoque des répercussions sur les logiciels (software).
(2) Cascone (K.), The aesthetics of failure: « post-digital » tendencies in contemporary computer music, 2000, http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors3/casconetext.html
(3) L’installation The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing (2014) a été conçue et réalisée par Christophe Bruno, Laura Garrassin et Sylvain Goutailler, lors du projet collaboratif D.A.V.E. conduit par Christophe Bruno, dans le cadre du programme P.A.M.A.L. de l’E.S.A.A. Ont participé à la phase de recherche préliminaire, Frédéric Boutié, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat, Laura Garrassin et Sylvain Goutailler. Remerciements pour leur aide à Julien Baylac, Stéphane Bizet et Jean-Louis Praët. L’installation a été montrée pour la première fois lors des journées portes ouvertes de l’E.S.A.A. en mars 2014, puis sera exposée à Avignon en octobre 2014.
(4) Parmi les définitions possibles du terme « post-digital » : le digital a quitté sa phase de Hype et est entré dans son plateau d’implémentation. Dès lors, l’anti-fonctionnalisme porté par le Glitch se développe naturellement, à la mesure de la démocratisation des outils.
(5) Le terme de bug était cependant déjà utilisé depuis plusieurs décennies dans le jargon des ingénieurs.