la ville adoptive de Thomas Paine
Thomas Paine me brûle les doigts. À la place du visage de la Reine qui trône sur les billets de banque britanniques, j’ai en poche des livres Lewes à l’effigie de l’inspirateur des révolutions française et américaine. Son visage est omniprésent à Lewes, petite ville britannique où Thomas Paine vécut au XVIIIème siècle, au début de sa carrière politique radicale.
Lewes a toujours été lieu de révolution. Les premières limites aux pouvoirs d’un roi anglais ont été imposées en 1264, suite à la bataille de Lewes, lorsque les barons ont forcé Henry III à accepter un parlement de nobles. C’est également ici qu’en 1557, la reine Marie 1ère d’Angleterre (Bloody Mary, Marie la Sanglante) martyrisa dix-sept protestants devenus ainsi, jusqu’à nos jours, un puissant symbole de contre-pouvoir. Chaque année, le 5 novembre, autour du feu de joie de Lewes, filles et garçons rendent hommage aux martyrs de 1557 (et fêtent l’échec du complot catholique de 1605 destiné à faire exploser le Parlement anglais) en brûlant des effigies du pape et du gouvernement de l’époque. Les célébrations du feu de joie de Lewes sont tellement ardentes qu’on peut les voir sur les images satellites de la Nasa !
Thomas Paine rédigea son premier ouvrage politique à Lewes (un traité sur la condition de ses collègues du service des accises). Il écrivit ensuite le Sens Commun, un pamphlet qui mit le feu aux poudres de la révolution américaine, suivi de son fameux Droits de l’Homme qui, en 1792, lui valut un siège au Parlement révolutionnaire français. À l’époque de Paine, il existait déjà une livre lewes. En effet, notre ville avait possédé sa propre monnaie entre 1789 et 1895, période où elle repoussait l’invasion du monde extérieur. Depuis 2008, l’actuelle livre lewes s’inscrit dans une révolution moderne qui tente de relocaliser l’économie et reprendre le contrôle de nos vies dominées par le capitalisme mondial.
Monnaie locale pour entreprises locales
Je me sers de la livre lewes pour la plupart de mes achats quotidiens (dans deux marchés d’alimentation, dans les trois magasins alternatifs de la ville, chez le fromager et les deux boulangers, dans une bonne moitié des cafés et des pubs, chez mon coiffeur et au magasin d’aliments pour animaux, à l’hôtel où séjournent mes parents, dans les deux boutiques où j’achète mes vêtements, chez le disquaire, dans mon restaurant préféré).
Curieusement, il est impossible de l’utiliser pour acheter des journaux, mais, si vous êtes motivé, elle fonctionne pour à peu près tout le reste. J’achète mes livres lewes avec des livres sterling, prélevées directement sur mon compte bancaire, suite à quoi je vais les retirer, une fois par mois, dans un magasin d’alimentation près de chez moi. Si j’ai besoin d’autres livres lewes, cinq magasins (environ) les distribuent à Lewes; ils font office de « distributeurs d’argent ». Il y a environ 15.000 livres Lewes dans la nature (plutôt qu’en circulation).
Une monnaie locale a deux visées : rendre hommage à la communauté locale et améliorer les économies locales. Les supermarchés offrent moins d’emplois et à plus bas salaire que ceux des boutiques en ville, capitalisent 95% de l’argent que l’on y dépense. Cet argent va dans leurs caisses et sort instantanément de notre ville. La livre lewes, de son côté, ne peut être dépensée ailleurs qu’ici. Ainsi, elle doit circuler dans le périmètre local, ce qui facilite et améliore les échanges entre les entreprises du secteur.
Élément du folklore
La livre lewes fait désormais partie du folklore de Lewes (à l’instar de Thomas Paine et des célébrations annuelles autour des feux de joie). À mon avis cette focalisation sur l’aspect folklorique masque les arguments économiques selon lesquels les monnaies locales peuvent augmenter l’activité économique locale. Les entreprises qui refusent les livres lewes (et il y en a encore beaucoup), ne comprennent pas l’argument économique ou bien se plaignent de ne rien pouvoir acheter à Lewes avec cette monnaie. C’est un véritable problème (dans notre système économique globalisé, la plupart des magasins ne sont pas approvisionnés par des entreprises locales).
Je me dois également de préciser que j’appartiens à un très petit groupe qui utilise religieusement la livre lewes (la plupart des gens sont heureux de savoir qu’elle existe, mais préfèrent se cantonner aux livres sterling qui pourront être dépensées à Londres ou à Brighton). Dans certains magasins, je suis le seul client à utiliser cette devise ! Cependant, nous en sommes encore au stade de l’expérimentation. La priorité est de montrer comment une devise locale peut fonctionner. Dans l’éventualité où le système financier s’écroulerait sous le poids de ses propres contradictions, notre ville sera prête. Comme je l’ai expliqué plus haut, à Lewes nous sommes une véritable bande de révolutionnaires !
Alexis Rowell
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015